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Il adorait la nature et ne se sentait vivre que parmi les paysages de son Auvergne. Il a aimé par dessus tout la vérité, et il l'a dite avec une franchise terrible de paysan auvergnat.

Il n'a pas été un théoricien de la révolution. Il a été un révolté parce qu'il a beaucoup souffert, et quand la fortune lui a souri il est resté un révolté. C'est assez rare pour être dit. A une époque où presque tous se taisaient, il a été du petit nombre de ceux qui parlèrent haut et clair.

C'est un anarchiste : il a fait la guerre à toutes hypocrisies, il a fouaillé tous les préjugés et toutes les routines. Dans un monde méchant il a fait le rêve d'un monde de bonté et de justice.

Comme tous ceux qui ont rêvé ces chimères et qui ont devancé leur époque on l'a pris pour un fou. On a dit de lui: c'est un déclassé parce qu'il était fier et orgueilleux, åpre et violent.

On l'a beaucoup craint... On le connaît mal; on n'a pas voulu voir « le sourire pitoyable qui éclaire son masque dur ». (1).

On le hait encore. Son heure viendra.

Je crois qu'il a eu raison d'écrire :

Ma mémoire enfumée et encaillottée de sang sera lavée par le temps, et mon nom restera affiché dans l'atelier des guerres sociales comme celui d'un ouvrier qui ne fut pas un fainéant.

HENRI GENET.

(1) Alphonse Daudet, préface aux Vingt années de Paris de André Gill.

Le Gérant: GEORGES MOREAU.

101. Imprimerie E. PAYEN, 13, rue Pierre-Dupont, Suresnes.

Administration-rédaction, Éd. Dujardin, Charles Guieysse, Maurice Kahn, Georges Moreau 8, rue de la Sorbonne, Paris (5o)

Caractère ouvrier

de la révolution russe

On a pu lire, dans le Temps daté du samedi 28 janvier, aux « Dernières Nouvelles », cette dépêche d'un « envoyé spécial >> :

Saint-Pétersbourg, 27 janvier, 2 h. 27 soir.

Les journaux français à grand tirage parus lundi à Paris, ont produit un effet déplorable. [Sur qui ?]

Leurs informations ont été sensiblement exagérées.

Le nombre des morts n'a été que de 500, le chiffre des blessés de 1.500.

A présent, la tranquillité est parfaite.

Le travail reprend dans certaines usines.

Le bruit des incendies est controuvé.

On a bien lu : « Le nombre des morts n'a été que de 500, le chiffre des blessés de 1.500. »

C'est peu, en effet, et il n'y a pas là de quoi s'émouvoir. Que parle-t-on de révolution? Une petite émeute tout simplement! Pensez donc 500 morts seulement, et 1.500 blessés. Un Tsar peut-il vivre à moins de frais ?

:

Peu importe, à nos yeux, le nombre des victimes. Le Messager de l'Empire dit cyniquement: 76 morts et 233 blessés. Admettons ces chiffres (qui sont évidemment huit ou dix fois trop faibles); le fait reste entier, et toutes les statistiques officielles ne parviendront point à l'atténuer des hommes souffrants se sont réunis pacifiquement, le dimanche 22 janvier, pour faire entendre au Souverain, qu'ils considéraient comme leur père, la plainte de leur condition misérable et le Souverain, se dérobant à l'appel de son peuple, a laissé la police et l'armée mettre à la raison ces audacieux, à coups de fouet, de sabre, et de canon.

:

Le mot de guet-apens a été prononcé. Il semble bien qu'il ne soit pas trop fort. Le samedi 21 janvier, trois ouvriers étaient chargés par leurs camarades de remettre au Tsar une lettre rédigée par le pope Gapone :

Souverain, ne crois pas que tes ministres t'ont dit toute la vérité sur la situation actuelle. Le peuple entier a confiance en toi; il a résolu de se

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présenter demain, à deux heures de l'après-midi, devant le Palais d'Hiver, pour t'exposer ses besoins.

Si, irrésolu, tu n'apparais pas devant le peuple, tu brises le lien moral qui existe entre toi et ton peuple. La confiance qu'il a en toi s'évanouira. Et en ce lieu coulera du sang innocent entre toi et le peuple. Parais demain devant ton peuple, reçois d'une âme vaillante notre humble pétition. Moi, le représentant des ouvriers, et mes courageux camarades, nous garantissons l'immunité de ta personne.

Quand la foule des ouvriers se dirigea le lendemain vers le Palais d'Hiver, elle se heurta par toute la ville à un formidable déploiement de troupes. La cavalerie et les cosaques chargèrent sabre au poing. L'infanterie tira à balles. Les manifestants n'étaient pas armés. Le Tsar était resté dans son palais de Tsarkoïé-Selo, distant de douze kilomètres.

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Depuis plusieurs jours, Saint-Pétersbourg était en proie à une agitation ouvrière, sans pareille dans l'histoire de la Russie. Le 16 janvier, 14.000 ouvriers, employés par l'usine Poutilof (1), se mettaient en grève. Le 18 janvier, 12.000 ouvriers de l'usine gouvernementale de constructions navales de la Néva, imitaient leurs camarades. Le 19, les ouvriers de la fabrique de cordes de chanvre de la Néva, au nombre de 7.000, cessaient le travail. Le 20, la grève devenait à peu près générale le nombre des usines fermées atteignait le chiffre de 174; les grévistes étaient près de 100.000. Le 21, leur nombre avait presque doublé.

Par bandes de plusieurs milliers ils parcouraient les principales rues de la capitale, faisant fermer les établissements industriels, encourageant les ouvriers à adhérer à la grève.

Toute la garnison de Saint-Pétersbourg était sur pied; mais aucune collision ne se produisit entre la troupe et les grévistes. La consigne était, semble-t-il, de ne pas faire obstacle à l'extension de la grève. Le préfet de police, général Foullon, se borna à publier un ordre interdisant les rassemblements; en même temps, il exhortait la population à ne pas donner à la fureur militaire l'occasion de

s'exercer.

La cause première de ces grèves était d'ordre économique. La misère se soulevait contre l'exploitation des patrons et la tyrannie des contremaîtres. Lisez ce fragment d'une lettre d'ouvrier publiée par le journal Nacha Jizn, du 19 janvier :

...Le sort de l'ouvrier est absolument entre les mains des contremaîtres et leurs aides. La fixation du salaire, du tarif, des travaux, les amendes,

(1) L'usine Poutilof fabrique spécialement le matériel de guerre pour le compte de l'Etat russe; au moment où éclata la grève, elle travaillait activement à une livraison de canons de montagne pour les armées de Mandchourie.

les renvois, tout dépend d'eux. L'ouvrier est donc toujours sous l'empire de la peur et obéit aux ordres souvent arbitraires et absurdes du contremaître. Tout ce qui limite la puissance du contremaître jusques et y compris l'inspection des fabriques n'est que sur le papier. Et le contremaître couvert toujours par l'administration et la direction viole tout impunément, surtout dans les usines et fabriques de l'Etat. Se plaindre? Les résultats en seront désastreux pour l'ouvrier. Aussi la vie des ouvriers est une véritable vie d'enfer.

Pires que toutes les autres sont les injures morales et les humiliations. Les contremaîtres n'acceptent pas de pots de vin personnellement : ils le font par leurs aides!... (1)

Le 20 janvier les propriétaires de fabriques, d'accord avec le ministre des finances, décidaient de repousser la plupart des demandes formulées par les grévistes (journée de huit heures; participation des ouvriers à la direction des fabriques; solde des salaires durant le temps de la grève); en ce qui concerne les questions particulières à chaque fabrique, ils décidaient de ne les discuter avec les ouvriers que seulement après la reprise du travail; ils annonçaient enfin qu'ils ne se prêteraient à aucune négociation avec les organisations ouvrières et spécialement avec le club des travailleurs russes.

Devant cette attitude, les grévistes rédigèrent une pétition, et, suivant un usage antique qui donne à tout sujet russe le droit d'aborder d'homme à homme le souverain, ils manifestèrent le projet de remettre eux-mêmes cette pétition au Tsar, le dimanche 22 janvier, devant le Palais d'hiver.

Cette pétition, dont le texte est trop long pour pouvoir être reproduit ici, — énumérait d'abord les revendications économiques des ouvriers; mais, et c'est à remarquer, elle établissait en outre un véritable programme politique: elle demandait des garanties de sûreté personnelle, la liberté de réunion, la liberté de la parole et la liberté de conscience, le droit à l'instruction, une égale répartition de l'impôt, l'égalité devant la justice, etc.; elle réclamait une représentation nationale, et l'établissement d'une constitution; elle concluait, enfin :

Voilà nos principaux besoins et c'est seulement en leur donnant satisfaction que la Russie peut être délivrée de l'esclavage et de la misère, et qu'elle pourra devenir prospère. C'est seulement alors que les ouvriers pourront se grouper pour la défense de leurs intérêts, contre l'exploitation impudente des capitalistes et la rapacité des fonctionnaires voleurs qui étouffent le peuple. Ordonne et jure qu'il sera fait droit à ces revendications; tu feras ainsi le bonheur et la gloire de la Russie; et ton nom sera gravé à jamais dans nos cœurs et dans ceux de nos enfants.

Si, par contre, tu ne donnes pas cet ordre, si tu ne réponds pas à notre prière, nous mourrons sur cette place devant ton palais. Nous n'avons pas d'autre place où aller et deux routes seulement nous sont

(1) Nous empruntons cette traduction à un article de M. Nesvoy, dans l'Européen du 28 janvier.

ouvertes celle qui conduit à la liberté et au bonheur, et celle qui conduit au tombeau.

Si nos existences doivent être offertes en sacrifice pour les souffrances de la Russie, ce sacrifice, nous ne le regretterons pas, nous le ferons volontiers.

Ainsi l'agitation ouvrière aboutissait à des revendications politiques. Les cent mille grévistes de Saint-Pétersbourg ne se contentaient plus de demander une augmentation de salaire, la diminution des heures d'atelier, l'amélioration des conditions de leur travail; ils parlaient de représentation nationale, de constitution... C'est tout l'ordre politique de l'Empire, c'est l'autocratie elle-même qui s'ébranlait à leur appel.

Comment s'est réalisée cette transformation d'un mouvement ouvrier en mouvement politique?

Le gouvernement russe en donne une explication simpliste et qui n'explique rien. Avant la journée du 22, le samedi soir 21 janvier, M. Kokovzof, ministre des finances, prenant la parole dans une réunion des propriétaires d'usines et de fabriques, affirmait que la grève n'avait aucun caractère politique et qu'il fallait en chercher la cause dans l'état économique de la classe ouvrière. — Au lendemain du 22 janvier, un oukase impérial et une proclamation du gouverneur (général Trépof) rejettent la responsabilité des désordres sur des « meneurs » et « agitateurs » par qui les ouvriers auraient eu grand tort de se laisser entraîner.

On comprend très bien l'intérêt de cette thèse. Elle confine les ouvriers dans les revendications économiques, auxquelles le gouvernement n'a pas qualité pour donner satisfaction: tout au plus le gouvernement peut-il intervenir auprès des chefs d'usines; mais c'est à ceux-là qu'appartient le dernier mot. Les meneurs et agitateurs, eux, tombent directement sous la répression administrative: perquisitions, emprisonnements, expulsions, etc., toutes mesures qui, s'adressant à des « émeutiers », sont, dans une certaine mesure, plus faciles à justifier.

Cette thèse gouvernementale est en contradiction absolue avec les faits. Ce n'est pas dans la journée du 22 que le peuple des ouvriers a commencé de suivre les « agitateurs » : c'est tous les jours précédents. et, par exemple, le vendredi 20, lorsque fut rédigée la pétition au Tsar. La thèse gouvernementale a un autre défaut, que relève fort justement le correspondant de l'Humanité, M. Étienne Avenard (1): pendant les trois jours qui ont précédé le 22, le principal de ces «agita

(1) Les correspondances de M. Avenard dans l'Humanité sont d'ailleurs tout à fait remarquables, et je ne saurais trop en recommander la lecture.

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