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Suède, et de plus il lui fait espérer une certaine tolérance du côté de la Turquie. En conséquence de ces concessions réciproques, la France se trouvera engagée dans l'horrible guerre d'Espagne; la Russie, dans une guerre dont les dangers seront insignifiants, les résultats certains l'avantage immense et immédiat, l'acquisition de la Finlande. La France pensera qu'une si belle acquisition doit suffire à la Russie. Alexandre ne s'en contentera pas.

Un moment, Napoléon a admis la possibilité d'un partage éventuel de l'empire ottoman. Dans l'éventualité, l'empereur Alexandre a voulu voir une certitude. Aussi le partage ne cessera-t-il d'être réclamé par ce prince. Napoléon s'y refusera par un double motif. Il le repoussera, sous le point de vue politique, parce que le lot de la France, quelque magnifique qu'il fût, serait toujours une source d'embarras et de dangers, tandis que celui de la Russie serait tout en réalités et en valeurs positives. Il le repoussera, sous le point de vue militaire, parce qu'il regarde l'empire turc comme un marais qui empêche la Russie de le déborder par sa droite. De là refroidissement graduel entre les deux empereurs. Ainsi Napoléon, après une déviation passagère, revient au système fondamental du cabinet de Versailles, système qui est celui

de toutes les grandes puissances et aussi de quelques puissances de second ordre. Peut-être même le système auquel il se dévoue est-il d'un intérêt moins vif, moins prochain pour lui que pour l'Angleterre, sa perpétuelle ennemie ; pour l'Autriche, son ennemie intermittente; pour la Prusse, qu'il vient de combattre; pour la Suède, qu'il combat encore. Aux yeux de la vieille politique des cabinets, il est amplement justifié, trop bien justifié peut-être, car le cours du temps qui révèle la vanité des calculs humains, nous montre déja, sous un jour nouveau, la politique à laquelle on attachait une si haute importance. Aujourd'hui, à vingt années seulement de distance, l'extension de la Russie vers Constantinople, l'occupation même de Constantinople par la Russie, ainsi que, dès Tilsitt, Alexandre en formait la demande à Napoléon, pourraient encore être une calamité pour l'Angleterre et pour l'Autriche, mais on ne tient plus pour démontré que c'en fût une également pour le reste de l'Europe, et particulièrement pour la France. C'est toutefois à cette prévention du temps que l'Empereur Napoléon a, sans le prévoir, lié sa destinée. C'est d'une opinion antérieurement établie, opinion plus ou moins juste en elle-même, et dont la sagesse est depuis devenue problématique, qu'il va faire dépendre, en la

soutenant avec trop de fermeté, le sort de son propre empire. Un jour, on attribuera sa chute à vingt causes différentes, à des causes matérielles ou morales, comme la guerre d'Espagne et la compression des idées libérales en France. Sans examiner la part de concours accessoire que chacune de ces causes a pu exercer sur le renversement du gouvernement impérial, il est une cause première qui, d'un aveu unanime, a développé ou fortifié toutes les autres, c'est la guerre de Russie. Or, la guerre de Russie a eu, ce que généralement on ignore, sa véritable racine dans la question turque. De cette question est né le dissentiment qui s'est graduellement fait sentir entre les cabinets de Paris et de Pétersbourg, et, dans la rupture que ce dissentiment a produite, se trouve le principe décisif de la ruine de Napoléon. Il en résulte qu'en dépit de tous ses torts sous d'autres points de vue, en dépit de ses erreurs, de ses fautes, c'est à des idées saines ou réputées telles qu'il faut faire remonter l'origine de sa perte. Deux idées principales ont notoirement dominé sa politique, l'une dès le jour de son avénement au pouvoir, l'autre plus particulièrement depuis 1807. Dans sa lutte pour le triomphe de la première, la répression du despotisme maritime de l'Angleterre, il était le défenseur

des droits de tous les peuples, le champion du genre humain. Dans son attachement à la seconde, la protection de la Turquie, il se dévouait pour le maintien d'un système considéré alors comme étant d'un intérêt européen. Ainsi en réalité il périra pour n'avoir pas voulu sacrifier aux Anglais la liberté des mers; il périra pour n'avoir pas voulu sacrifier à la Russie l'existence ni même l'intégralité de l'empire ottoman.

FIN DU SIXIÈME VOLUME.

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