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QUATRIÈME CONDIMENT: Tu n'as plus besoin de rien! De la valeur de ce bienfait, une expérience quotidienne t'instruit car pour fuir le besoin, les hommes peinent du matin au soir, risquent leur vie en mer, à la guerre. Témoin Horace :

Impiger extremos currit mercator ad Indos,

Per mare pauperem fugiens per saxa, per ignes.

«< CINQUIÈME CONDIMENT: tu es par-delà la pauvreté et le besoin, en temps de guerre, ou de moisson manquée. Tu sais qu'elle fut l'inquiétude des hommes en cette année où le blé fut gelé 1. Mais tu as des témoignages plus sûrs: « Les laboureurs sont confus; les vignerons se lamentent, à cause du froment et de l'orge, car la moisson des champs est anéantie (Joël 1). » Mais toi, tu chantes avec le Prophète : « Le figuier ne fleurira pas, et il n'y aura rien à récolter dans les vignes. Le fruit de l'olivier manquera et les champs ne donneront pas de pain; plus de brebis dans la bergerie, plus de bœufs dans les étables... Et moi, je veux me réjouir en Jéhovah, tressaillir de joie dans le Dieu de mon salut (Habacuc. III). >>

<< SIXIÈME CONDIMENT: même de tes seuls honoraires de messes tu as du superflu que tu peux consacrer à la science de l'Écriture sainte et à d'autres bonnes œuvres ».

<< SEPTIÈME CONDIMENT: une grande liberté d'esprit et une grande indépendance à l'égard des créatures.

« HUITIÈME CONDIMENT je suis libre de cette tentation qui est dangereuse à ce point, que l'apôtre pria le Seigneur à trois reprises de l'écarter de lui (2 Cor. 12).

1. L'hiver de 1713-1714.

<< Ces huit biens sont si grands que tous les biens du monde et leurs délices ne peuvent pas leur être comparés... Témoin l'Écriture... Enfin, je sais, par mon expérience certaine, que je sens dans mon âme quelque chose de plus solide que si je possédais le monde avec tous ses biens et ses délices. »

Mieux que toute analyse, ce passage, si caractéristique de sa manière habituelle, nous apprend ce que Grimminck est allé chercher dans la solitude où la voix de Dieu l'appelle depuis son enfance un abri pour son trésor, pour « ce quelque chose de plus solide que le monde, ses biens et ses délices » qu'il sent en son âme, dont il a l'expérience, - un lieu caché, où, par sa pauvreté et ses austérités, il puisse « rendre un peu d'amour pour cet amour infini selon lequel Dieu. daigna mourir pour lui. »

Vocation exceptionnelle, certes; lumière élevée devant les hommes pour leur rappeler jusqu'à quels sommets d'abnégation héroïque et d'amour de Dieu l'âme humaine peut monter. Ceux qui y sont appelés sont destinés à rester seuls : n'en avons-nous pas une preuve, de nos jours, fournie par C. de Foucauld, l'ermite du Sahara? Celui-ci désirait des compagnons, cependant il demeura seul. Vies exceptionnelles ! Vies nécessaires, car dans quelle médiocrité le monde ne sombrerait-il pas, si de temps à autre, sous la poussée intérieure du Feu divin, de nouveaux sommets de vertu, presque surhumaine, ne surgissaient pour nous empêcher de trop nous complaire dans l'abondance de nos plantureuses plaines, et dans notre décente honnêteté bourgeoise!

CHAPITRE III

Les Idées spirituelles de Grimminck.

Nous essayerons, dans ce chapitre, de définir la spiritualité de Grimminck, ou plutôt de dire à quels courants elle se rattache. Ce chapitre, en effet, n'épuisera pas la question; nos vues, esquissées ici, iront se développant et se précisant au cours des chapitres où nous étudierons sa doctrine de la contemplation et sa vie mystique.

Grimminck n'a pas écrit de traité de spiritualité où il expose sa doctrine ex professo; il n'est pas professeur de théologie ascétique; il sait que depuis Clément d'Alexandrie, et Origène et tous les Pères, les efforts de l'âme chrétienne pour s'élever à la perfection ont été abondamment décrits, et qu'à tout prendre, il n'est pas de meilleure école que celle de ces maîtres. Il n'est pas moins vrai que, passant par son esprit, la science des maîtres se colore d'une façon particulière, comme il arrive pour tout écrivain chrétien qui, après s'être adonné à l'étude de ces graves questions, y réfléchit et les marque à son empreinte.

La « Science des Saints », si elle s'appuye sur des principes immuables, est une science pratique, un art dont les productions ne laissent pas d'être influencées par le tempérament, le milieu, le temps. Remarque-t-on dans les Écrits de Grimminck une trace de ces influences?

Telle est la question à laquelle nous essayerons de répondre ici.

Il y a bien des nuances qui distinguent la religion de Pascal et d'Arnauld, de celle de Bérulle ou d'Olier, ou de celle de Lallemant et de Surin. Et si ces noms représentent les principaux aspects de la vie spirituelle du siècle auquel Grimminck appartient par sa naissance et par sa formation, ne pourrait-on pas se demander s'il suit l'un ou l'autre de ces courants, ou si, par hasard, prenant son bien où il le trouve, il ne se montrerait pas à la fois sensible à la majesté de la religion de Bérulle, touché par la sévérité de Port-Royal, séduit pas la spiritualité des « Exercices » dont Lallemant et Surin avaient fait, comme le plus naturellement du monde, une initiation mystique ?

Peut-être verrons-nous, en effet, Grimminck subir des influences diverses; nous pensons néanmoins que s'il fallait résumer en une formule sa spiritualité on n'en pourrait, sans doute, pas employer de meilleure que celle par quoi M. Bremond caractérise l'œuvre de ces maîtres de l'École française que furent le P. Lallemant, le P. Surin et leurs disciples. Le mouvement d'idées que ces maîtres ont créé, dit-il est une fusion des doctrines spirituelles de Bérulle, de Condren, avec celles de saint Ignace et du pseudo-Denys; « c'est un moralisme mystique, c'est-à-dire, une union, une fusion entre l'ascétisme le plus mortifiant et la plus haute mystique 1».

Que les préoccupations religieuses de Grimminck aient quelque lien avec ce mouvement du moralisme mystique du XVIIe siècle, la suite le montrera peutêtre. Nous n'avons aucune preuve matérielle de la dépendance de Grimminck à l'égard du P. Lallemant, par

1. H. Bremond, Hist. litt. du Sent. Rel.,Tome V. —Cf. Appendice II: Règles d'un pèlerin.

exemple. Jamais, à l'exception de l'abbé de Rancé et Le Maître de Saci, il ne cite de noms d'écrivains ses contemporains; car ses maîtres véritables sont les anciens; ceux-là sont ses « autorités ». Mais qu'il parle de Dieu, de l'union de l'âme avec Dieu dans la contemplation, du renoncement aux créatures, de la Direction du Saint-Esprit, on a l'impression bien nette qu'il n'est pas un isolé, qu'il est une vague de ce courant mystique et moraliste qui, vers la fin du XVIIe siècle français, achèvera de s'enfoncer sous les sables, vague sortie du lit de ce grand fleuve et qui vient, d'un cours ralenti, s'écouler à travers la plaine flamande dans les premières décades du XVIIIe siècle : c'est ce que nous verrons: surtout dans les chapitres relatifs à sa vie mystique.

Par quels voies souterraines cette influence française parvint-elle à toucher Grimminck ?

La Biographie ne nous donne sur ce point aucun renseignement. Grimminck connut vraisemblablement de bonne heure la spiritualité ignatienne, dès la fin de ses études classiques, à Ypres même qui était la citadelle des jésuites en Flandre; il y fut certainement initié plus complètement à Douai, où son directeur de conscience était un jésuite. Dans les notes qu'il ajoute à l'une de ses inspirations, reçue en 1718, il dit que vingt ans auparavant il avait lu les Exercices de Saint Ignace; or, en 1698 et 1699, il devait être à Douai, étudiant de théologie. A-t-il rencontré alors quelque religieux de la Compagnie qui fût disciple du P. Lallemant ? C'est possible, car Douai était ouvert aux idées de France et ses maîtres d'Anchin étaient des jésuites français. De plus, il ne faut pas oublier que Grimminck était un grand liseur ; il serait bien surprenant qu'il n'ait pas pu mettre la main sur la Doctrine Spirituelle du P. Lallemant qui venait d'être publiée en 1694.

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