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ranties données à toutes les autres propriétés, et surtout aux propriétés immobilières. Le domaine de l'intelligence n'a pas de bornes connues; tout le monde peut y avoir entrée, et la place de chacun est en raison de son génie. Quand un sujet a été traité, chacun peut donc s'en emparer de nouet faire même oublier le premier qui en a pris possession. On peut ne pas en dire autant du domaine de la terre: quand un espace de terrain est devenu la propriété d'un homme, tous les autres hommes en sont à jamais exclus. Cependant la terre susceptible de culture est loin d'être illimitée.

veau,

Il est facile, au reste, de réduire à des termes bien simples les différences qui existent entre la garantie donnée à une propriété, et la création d'un monopole. L'établissement d'une garantie suppose, comme on vient de le voir, un droit préexistant; la formation d'un monopole ne suppose l'existence d'aucun droit exclusif antérieur. La garantie reconnaît à tous les mêmes droits; elle constitue le régime de l'égalité devant la loi; elle rend à chacun le sien. Le monopole frappe, au contraire, la masse de la population dans l'exercice de ses droits; il crée des exceptions et constitue des priviléges; il établit le régime de l'inégalité.

Si la protection accordée aux auteurs, pour la jouissance et la disposition de leurs ouvrages, est

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une garantie donnée à un genre particulier de propriété, et non la création d'un certain nombre de monopoles, il s'ensuit que ces propriétés doivent être soumises aux mêmes lois que toutes les autres, à moins qu'on observe dans leur nature des différences qui exigent des dispositions particulières.

Les motifs pour lesquels beaucoup de personnes refuseraient aujourd'hui d'appliquer à la propriété littéraire les règles qu'on suit à l'égard de tous les autres genres de propriétés, sont, au reste, fort différens de ceux qui firent mettre jadis les productions de l'esprit hors du droit commun. On ne considère plus le pouvoir d'interdire ou de permettre arbitrairement le travail, comme un droit domanial et royal; on ne confond pas, en général, la garantie donnée à une propriété avec l'établissement d'un monopole. On est mu par d'autres sentimens et par d'autres idées : on craint de voir sortir du commerce ou porter à un prix excessif, des ouvrages littéraires qu'on croit nécessaires au progrès de l'esprit humain. On n'hésiterait pas à mettre les productions de ce genre sur la même ligne que toutes les autres propriétés, si l'on avait la certitude que chacun pourra toujours s'en procurer des exemplaires à des prix modérés.

Je ferai remarquer d'abord que,

dans les pays

soumis à des gouvernemens despotiques, on ne voit circuler librement que les ouvrages dont la propagation n'inspire aucune crainte à l'autorité publique. Pour proscrire, dans de tels pays, les productions littéraires qui peuvent porter ombrage au pouvoir, on n'a nul besoin de les acheter des propriétaires; on les interdit par un acte d'autorité, et l'on punit, s'il le faut, les auteurs qui les composent, les imprimeurs qui en multiplient les copies, et les libraires qui les vendent. En mettant la propriété littéraire sur la même ligne que toutes les autres, on n'aggraverait donc pas, dans ces pays, l'état du peuple, relativement aux ouvrages qui déplaisent au pouvoir; mais l'on favoriserait la multiplication de ceux qui, sans blesser les hommes investis de la puissance, seraient utiles au public.

La garantie complète donnée à la propriété littéraire, ne serait pas, non plus, un obstacle à la diffusion des lumières, dans les pays où les gouvernemens ne séparent pas leurs intérêts des intérêts du public. S'il arrivait qu'après la publication d'un ouvrage, l'auteur, ou ceux qui l'auraient acquis de lui, ne voulussent pas en permettre la réimpression, rien ne serait plus facile que de vaincre leur résistance. L'autorité publique agirait à leur égard comme elle agit souvent relativement aux propriétaires de biens immobiliers: l'utilité générale motiverait leur expropriation. Les propriétaires sc

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raient indemnisés de la valeur de leurs propriétés, et chacun pourrait ensuite en multiplier les copies.

Mais il est beaucoup de gouvernemens qui, sans être complétement despotiques, ne confondent pas leurs intérêts avec ceux des nations qu'ils gouvernent. Ils n'ont pas assez de puissance pour empêcher la réimpression et la vente des ouvrages qu'il est de l'intérêt du public de voir multiplier; mais ils n'ont pas non plus des intentions assez droites et assez pures pour favoriser la propagation de ceux que des intérêts vicieux tendraient à retirer du commerce. Sans puissance pour en empêcher la réimpression et la vente, lorsque la faculté de les réimprimer et de les vendre est donnée à tout le monde, ils ne seraient pas sans moyens pour y mettre obstacle, s'il ne fallait que le consentement d'un petit nombre de propriétaires. Sous la restauration, le gouvernement français, par exemple, n'a pas pu em pêcher que les écrits de Voltaire, de Rousseau, n'aient été reproduits à un nombre immense d'exemplaires; mais si ces écrits avaient été dans le domaine privé, il ne les en aurait pas fait sortir pour les faire tomber dans le domaine public. Il est même permis de croire qu'il aurait fait d'assez grands sacrifices pour les acquérir, non dans la vue de les répandre, mais afin d'en arrêter la multiplication.

Il est incontestable, en effet, que, dans l'état actuel de la civilisation, les gouvernemens qui ont perdu le pouvoir d'empêcher par la force la propagation de certains écrits, n'en ont pas perdu le désir, et que si des moyens indirects d'arriver au même but leur étaient donnés, ils en feraient volontiers usage. Mais ne peut-on éviter ce danger qu'en réduisant les droits des auteurs à une jouissance de quelques années, et en privant ensuite leurs propriétés de toute garantie, à l'égard des imprimeurs et des libraires qui veulent s'en emparer? Il semble que, pour empêcher que des ouvrages importans ne soient étouffés, soit par les héritiers des auteurs, soit par les personnes auxquelles la propriété en a été transmise, il n'est nullement nécessaire de les mettre, après quelques années, à compter du jour de la publication, hors de la protection des lois.

En général, on se laisse trop préoccuper par les écrits qui intéressent la religion ou la politique, les seuls que les sectes religieuses et les gouvernemens soient intéressés à prohiber. Quand on jette les yeux sur une bibliothèque un peu nombreuse, on s'aperçoit sur-le-champ qu'il existe une immense quantité d'ouvrages que personne ne voudrait acheter, dans la vue de les empêcher de se répandre. L'intérêt des familles ou des libraires qui en auraient la propriété, serait d'en multiplier

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