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n'en a fallu pour se mettre en état de bien exercer son art ou sa profession. Il arrive quelquefois que des personnes d'une probité ou d'un mérite incontestables ont épuisé leurs ressources, avant d'avoir pu parvenir à se faire connaître. Presque jamais, au contraire, on ne voit une personne tirer de l'exercice de son art ou de sa profession des profits un peu considérables, sans avoir fait de grandes dépenses.

Cette espèce de propriété dont il est ici question ne se forme donc, comme toutes les autres, qu'en donnant à un nom ou à un signe, qui par lui-même est sans importance, une valeur plus ou moins considérable. Pour donner cette valeur à un à un signe, il faut se livrer à de longs travaux, et faire certaines dépenses. Quand elle est formée, elle est pour celui qui en est l'auteur, une propriété non moins incontestable que tout objet matériel dont il aurait créé l'utilité.

nom,

Si l'on admet que chacun est maître de soimême, de son nom, et de toutes les valeurs auxquelles il donne l'existence, il n'est pas possible de contester qu'une personne ne soit aussi maîtresse de sa réputation et de tous les avantages qu'elle peut en retirer. La réputation d'une personne, quand elle est acquise par des moyens légitimes, tels que des talens, de la probité, ou par d'autres qualités individuelles, est même la plus incontestable des

propriétés. Elle est une conséquence nécessaire de la faculté qui appartient à chacun de disposer de lui-même de la manière qu'il juge la plus avantageuse, pourvu qu'il respecte dans les autres la même liberté.

Il arrive souvent que la renommée, au lieu de s'attacher au nom d'une personne, s'attache à un établissement. Une maison de commerce, quand elle est achalandée, se transmet souvent d'un homme à un autre, sans perdre aucun de ses avantages. La raison en est que celui qui la reçoit, a soin de conserver les usages, les conditions et les employés qui en ont fait la prospérité. Il tire ses marchandises des mêmes fabriques; il se contente des mêmes bénéfices, et met dans ses ventes la même bonne foi, la même probité. Il conserve ainsi les mêmes pratiques.

Depuis le moment où un établissement de commerce se forme, jusqu'à celui où il est bien connu, il s'écoule quelquefois un intervalle assez long. Durant cet intervalle, il faut payer des loyers, des commis, des domestiques, et faire tous les frais d'une maison qui serait déjà achalandée. Il faut aussi supporter des pertes sur les marchandises dont on a fait provision et qui ne se vendent pas, ou qui ne se vendent que très-lentement. Il arrive quelquefois qu'en faisant ces divers sacrifices, on ne parvient pas à former un établissement com

mercial, et qu'on est obligé d'abandonner l'entreprise. Tous les frais qu'on a faits sont alors irrévocablement perdus.

Lorsque l'entreprise a réussi, on a créé ce qu'on appelle un fonds de commerce, dont la valeur est indépendante de la valeur des marchandises ou des divers objets qui meublent l'établissement. Ce fonds n'est pas fixé sur une matière qu'on puisse assigner, et qui soit susceptible d'être transmise d'une main à l'autre comme un meuble. Il consiste dans la confiance qu'on a inspirée, dans les habitudes qu'on a fait contracter, dans la renommée qu'on a créée; en un mot, dans la chalandise. Il a une valeur, puisqu'on trouve des gens qui consentent à l'acheter, et cette valeur, comme toutes les autres, ne se crée que par des soins et des dépenses. Il est donc la propriété de celui qui l'a formé ou légitimement acquis.

Les lois françaises ont pris soin de garantir à chacun les avantages de la réputation qu'il s'est acquise dans l'industrie et le commerce; elles ont établi des peines contre tout individu qui usurperait la marque ou le signe qu'un autre se serait déjà approprié. Un arrêté du 23 nivôse an ix (1), afin de conserver aux fabricans de quincaillerie et de coutellerie, les marques particulières desti

(1) 13 janvier 1801.

nées à constater l'origine de leurs ouvrages, les avaient astreints à faire empreindre ces marques sur des tables communes, déposées dans un lieu public. Un décret du 5 septembre 1810 fit ensuite défenses à toute personne de contrefaire ces marques, sous peine d'une amende de trois cents francs pour la première fois. En cas de récidive, le coupable devait être puni d'une amende double, et d'un emprisonnement de six mois. Dans tous les cas, les objets contrefaits devaient être saisis au profit du propriétaire de la marque.

La loi du 22 germinal an XI (1) a rendu ces dispositions plus générales : elle déclare que la contrefaçon des marques particulières que tout manufac turier ou artisan a le droit d'appliquer sur les objets de sa fabrique, donne lieu à des dommages-intérêts envers celui dont la marque a été contrefaite; elle dispose, en outre, que l'individu coupable de contrefaçon est punissable des mêmes peines que celui qui commet un faux en écriture privée. Cette loi n'autorise les fabricans et artisans à se plaindre de contrefaçon, qu'autant qu'ils ont préalablement fait connaître leurs marques d'une manière légale, par le dépôt d'un modèle au greffe du tribunal de commerce d'où relève le chef-lieu de la manufacture ou de l'atelier (2).

(1) 12 avril 1803.
(2) Art. 16, 17 et 18.

Les Anglais paraissent avoir pensé qu'on n'avait pas besoin d'une loi spéciale pour empêcher une personne de nuire à une autre, en faisant usage de la marque que celle-ci s'est appropriée pour distinguer les produits de son industrie. Ils admettent que, suivant les règles du droit commun, l'homme qui contrefait la marque d'un autre, doit être condamné à lui payer les dommages qu'il lui a causés. Cette espèce d'usurpation ne paraît pas au reste, avoir été mise par eux au nombre des délits: elle ne donne lieu qu'à des réparations civiles.

Il peut se rencontrer d'autres cas où une personne cherche à s'enrichir en usurpant la réputation d'une autre. Un peintre dont le nom serait peu connu, pourrait, par exemple, chercher à vendre ses tableaux, en inscrivant au bas le nom d'un peintre célèbre; un écrivain pourrait mettre sur ses écrits le nom d'un auteur estimé du public; un médecin ou un avocat sans nom, pourraient donner des consultations sous le nom d'un médecin ou d'un jurisconsulte renommés. Dans ces cas et dans d'autres pareils, les personnes dont on usurpe le nom et la réputation, éprouvent un dommage analogue à celui que leur causerait la violation de toute autre espèce de propriété. Ils sont lésés dans leurs intérêts, non-seulement en ce qu'on leur ravit une partie des fruits de la réputation qu'ils ont acquise,

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