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commune répond de la négligence, de l'incapacité ou des délits des siens.

Les nations n'obtiennent pas gratuitement la garantie de leurs propriétés; elles sont obligées de la payer de leurs trésors, de leurs services et quelquefois même de leur sang. Un peuple qui voudrait tout faire faire pour de l'argent, et qui ne voudrait prendre part, ni à la garde de son territoire, ni à la confection de ses lois, ni à l'administration de la justice, ni au maintien de l'ordre intérieur, serait bientôt le peuple le plus esclave. Il n'y a de véritables garanties que pour les nations qui possèdent assez d'énergie, d'activité et de lumières, pour se garder, se donner des lois, s'administrer, se juger, en un mot, pour se gouverner elles-mêmes. Or, il faut pour cela le sacrifice de beaucoup de temps et même de beaucoup d'argent.

On se tromperait cependant si l'on s'imaginait que la liberté coûte plus aux nations que le despotisme; elle est, au contraire, infiniment moins dispendieuse. Si l'on a vu des nations qui semblaient libres, plus chargées d'impôts que des peuples privés de toute liberté politique, c'est que leurs princes avaient été assez riches pour corrompre les hommes chargés de la défense des intérêts nationaux. Avec les contributions perçues sur les citoyens, ils soudoyaient des majorités législatives; et avec ces majorités ils établissaient des impôts pour

acheter leurs suffrages. Montesquieu, qui n'avait pas observé ce jeu, a répandu l'erreur, que la servitude est moins dispendieuse que la liberté; et cette erreur a été défendue, comme une maxime incontestable, par tous les hommes qui, ne pouvant plus mener les nations par la force, ont voulu les gouverner par la corruption. Les Anglais, qu'on a cités pour exemple, supportaient les charges de deux régimes: celles qu'exige la liberté, et celles que faisait peser sur eux la domination de leur aristocratie.

Il ne suffit pas d'ailleurs, pour savoir ce que coûte un gouvernement, de calculer les sommes qu'on paie aux receveurs de contributions, ou les sacrifices de temps auxquels les citoyens sont obligés; il faut faire entrer en ligne de compte les pertes dont il est la cause, ou les bénéfices qu'il empêche de faire. En calculant les sacrifices de tous les genres, qui sont inséparables des diverses formes de gouvernement, on peut aisément se convaincre que le régime sous lequel les propriétés sont le mieux garanties, est celui qui coûte le moins, et qui donne en même temps le plus de sécurité.

CHAPITRE XLIV.

De la garantie donnée aux possesseurs des biens acquis par usurpation, et des causes de cette garantie.

EN exposant comment se forment les propriétés privées, et comment des familles et des nations peuvent, sans dépouiller personne de ses biens, arriver au plus haut degré de prospérité, je n'ai pas dit ou voulu faire entendre que le hommes ne se sont jamais enrichis que par les moyens que j'ai décrits. Une pareille affirmation, si je l'avais faite, aurait été démentie par l'histoire de toutes les nations du globe, et surtout par les faits que j'ai rapportés dans un autre ouvrage. Il est, en effet, chez tous les peuples, un nombre plus ou moins grand de familles qui ne doivent les richesses qu'elles possèdent qu'à des actes de violence ou de fraude. Ces familles considèrent leurs biens comme des propriétés très-légitimes, et reçoivent de l'autorité la même protection que les personnes qui ne se sont enrichies que par leur industrie. Quelquefois même, la protection qu'elles obtiennent est plus prompte et plus efficace que celle

dont jouissent les autres membres de la société, surtout sous les gouvernemens qui sont fondés sur le principe de la conquête.

On peut ranger dans quatre grandes classes les acquisitions faites par la violence et la fraude: dans la première, on peut mettre celles qui s'exécutent à la suite de la conquête, quand, par exemple, une armée étrangère s'établit sur une nation industrieuse, et s'empare de ses moyens d'existence; on peut mettre dans la seconde celles qui s'exécutent à la suite des dissentions religieuses ou politiques, quand la faction la plus forte proscrit la plus faible, et confisque ses propriétés; on peut mettre dans la troisième celles qui s'opèrent par des priviléges ou des monopoles, quand, pour enrichir certaines familles, on leur attribue la faculté d'exploiter certaines branches d'industrie ou de commerce, et qu'on l'interdit à la masse de la population; enfin, on peut mettre dans la quatrième les usurpations qui se commettent individuellement, par suite des vices de la législation, soit au préjudice du public, soit au préjudice de quelques particuliers.

Il n'est aucune nation en Europe qui, à une époque plus ou moins reculée, n'ait vu commettre sur son territoire toutes sortes de spoliations. Avant l'invasion des Romains, la population était partout divisée en maîtres et en esclaves : ce qui

nous prouve que déjà des peuples industrieux avaient été dépouillés par des peuples guerriers. Il est probable que partout où les armées romaines s'établirent, elles se mirent à la place des anciens conquérans, et dépouillèrent principalement les descendans des usurpateurs. Il est également probable que les peuples germaniques, qui, dans le quatrième et le cinquième siècle, renversèrent l'empire romain, se substituèrent particulièrement aux familles des conquérans qui les avaient précédés. Dans la Grande-Bretagne, par exemple, les Romains, qui avaient dépossédé les Celtes, furent ensuite dépossédés par les Saxons, lesquels le furent, quelques siècles plus tard, par les Normands. Dans tous les temps, les richesses ont subi les mêmes révolutions que le pouvoir: les hommes qui dépouillaient certaines classes de la société de leur puissance, les dépouillaient en même temps de leurs propriétés.

Les spoliations commises par des confiscations, à la suite des dissentions politiques ou religieuses, ont produit un déplacement de richesses moins considérable que ceux dont étaient jadis suivies les invasions à main armée; mais elles ont été cependant la source d'un nombre considérable de fortunes particulières. Les peuples chrétiens, avant de se diviser en sectes, et de se dépouiller les unes les autres de leurs richesses, avaient proscrit les

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