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juifs par milliers, afin de s'emparer de leurs biens. Plus tard, ce furent les biens des chrétiens dissidens qui formèrent la fortune des familles qui jouissaient d'un grand crédit. Dans d'autres occasions, les querelles entre des hommes qui se disputaient la possession du pouvoir, ont fait passer les richesses des vaincus entre les mains des vainqueurs.

Les monopoles ou les priviléges ont été, chez toutes les nations industrieuses, la source d'un grand nombre de fortunes privées. Ces moyens de s'enrichir aux dépens du public, ont été même plus souvent employés chez les peuples qui, par leurs dispositions naturelles ou par leur situation, étaient appelées à faire un grand commerce, que chez les autres. L'Angleterre et la France ont été plus opprimées par des monopoles de tous les genres que les autres nations européennes.

Quant aux fortunes acquises par des abus particuliers de pouvoir ou par les vices des lois, elles sont moins nombreuses que celles auxquelles des invasions armées ont autrefois donné naissance; mais il en existe toujours un assez grand nombre chez toutes les nations qui, pendant long-temps, ont été soumises à de mauvais gouvernemens; et comme tous les peuples connus ont passé par un tel état, il n'en est aucun où l'on ne trouve des fortunes dont la source ne soit vicieuse.

Lorsqu'une nation envahit un territoire occupé par une autre, et qu'elle s'empare de ses moyens d'existence, la population placée sur le même sol reste pendant long-temps divisée en deux castes: celle des vainqueurs et celle des vaincus. Si la première demeure séparée de la seconde, non-seulement par une différence d'origine, mais par des différences de religion et de lois, et par les mesures qu'elle prend pour empêcher que les descendans des vaincus ne deviennent propriétaires, la guerre continue entre les deux races. Les descendans des vainqueurs trouvent la garantie de leurs possessions dans leur organisation politique et militaire, et dans la division, la faiblesse et la misère des vaincus. Les grandes questions de propriété qui s'élèvent dans un tel état, ne sont ordinairement résolus que par la force, et il n'y a que des révolutions qui puissent établir le règne de la justice et de la liberté.

Si les deux populations se mêlent, si les aliénations de propriétés immobilières sont autorisées, si la classe des vaincus obtient quelques garanties pour les produits de son industrie, le travail finit par donner aux hommes laborieux la prépondérance sur ceux qui vivent dans l'oisiveté. L'aversion du travail et le goût de la dissipation, qui se rencontrent toujours dans les castes habituées à vivre sur les produits des tra

vaux d'autrui, ne tardent pas à ruiner les familles qui s'y livrent, et qui ne peuvent pas réparer les brèches faites à leur fortune par le monopole du pouvoir. Il arrive alors que les valeurs anciennement usurpées sont graduellement consommées par ceux qui les avaient acquises, et qu'elles sont remplacées par les nouvelles valeurs auxquelles l'industrie donne naissance.

Autant les hommes sont portés, par leur tendance naturelle, à s'élever dans l'ordre social, autant ils éprouvent de répugnance à descendre ou à voir descendre leur postérité. Les mariages produisent généralement moins d'enfans dans les hauts rangs de la société, que dans les rangs inférieurs. On craint peu, dans ceux-ci, de voir déchoir sa race, tandis que dans ceux-là, cette crainte est un frein puissant. Il résulte de cette tendance que les familles qui, par préjugé de caste, méprisent le travail, et sont portées vers la dissipation, ne peuvent long-temps se perpétuer, si elles sont obligées de respecter les propriétés d'autrui. S'il était possible de suivre, pendant plusieurs siècles, la filiation des familles qui existent sur notre territoire, il est douteux qu'on y trouvât beaucoup de descendans, je ne dis pas des grandes familles romaines qui s'y étaient établies, mais des compagnons de Clovis. En supposant qu'on en trouvât quelques-unes, il est plus douteux encore

qu'on pût trouver parmi les biens qu'elles possèdent une part de ceux qui furent acquis à l'époque de la conquête.

On peut faire des observations semblables sur les biens acquis par suite des confiscations qui furent la suite des proscriptions religieuses du moyen âge et du seizième siècle; les familles qui furent alors dépouillées, et celles qui s'emparèrent de leurs dépouilles, sont pour la plupart éteintes. Si quelques-unes des dernières existent encore, elles ont probablement cessé de posséder des biens qui furent autrefois injustement acquis. Il ne serait guère possible d'ailleurs de suivre à travers les révolutions religieuses on politiques dont un vaste pays a été le théâtre, à plusieurs siècles de distance, toutes les mutations qui se sont opérées dans les propriétés, et de distinguer celles qui furent légitimes, de celles qui ne furent que des usurpations.

Lorsque les familles qui possédaient jadis une partie du territoire à titre de propriétaires, se sont éteintes, et que les mêmes terres ont donné naissance à de nouvelles familles, celles-ci les considèrent comme leurs propriétés. Les hommes, en effet, ne croient pas avoir seulement la propriété des divers objets qu'ils ont formés par leur industrie; ils se considèrent aussi comme propriétaires des choses auxquelles ils doivent euxmêmes l'existence et sans lesquelles ils ne sauraient

se conserver. Le senl fait de posséder une chose est, chez tous les peuples, un titre pour en jouir et en disposer, quand personne ne peut produire un titre préférable. Une longue et paisible jouissance à titre de propriétaire, suffit également, chez toutes les nations, pour transférer la propriété d'une chose, quand celui qui aurait pu la revendiquer, n'en a été empêché par aucun obstacle qu'il ne pût surmonter.

Ces espèces de rapports qui existent entre les hommes et les choses au moyen desquelles ils se conservent et se perpétuent, se dissolvent et périssent par la cessation de la jouissance ou par l'abandon, comme ils se forment par la possession. Il semble même que lorsqu'on a déterminé la durée du temps pendant lequel il faudrait posséder une chose pour l'acquérir irrévocablement, on ait voulu prendre pour mesure le terme moyen de la vie humaine. La famille qui, pendant trente années, a joui d'une chose à titre de propriétaire, a dû régler ses habitudes, ses besoins, ses alliances suivant l'état présumé de sa fortune. L'en dépouiller après une possession si longue, ce serait la condamner à la ruine ou même à la destruction. Celle, au contraire, qui, pendant la même durée de temps, n'a retiré d'une chose aucune espèce d'avantage, et qui n'a même pas manifesté la volonté d'en jouir, n'est condamnée à s'imposer au

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