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évident que l'un et l'autre entendent, par la loi civile, les déclarations de la puissance publique qui déterminent les biens dont chacun peut jouir et disposer. Il serait peut-être plus exact de dire que ce sont les propriétés qui ont donné naissance aux lois civiles; car on ne voit pas quel besoin pourrait avoir de lois et de gouvernement, une peuplade de sauvages, chez laquelle il n'existerait aucun genre de propriété. La garantie des propriétés est sans doute un des élémens essentiels dont elles se composent; elle en accroît la valeur, elle en assure la durée. On commettrait cependant une grave erreur, si l'on s'imaginait que la garantie seule compose toute la propriété; c'est la loi civile qui donne la garantie, mais c'est l'industrie humaine qui donne naissance aux propriétés. L'autorité publique n'a besoin de se montrer que pour les protéger, pour assurer à chacun la faculté d'en jouir et d'en disposer.

S'il était vrai que la propriété n'existe ou n'a été créée que par les déclarations et par la protection de l'autorité publique, il s'en suivrait que les hommes qui, dans chaque pays, sont investis de la puissance législative, seraient investis de la faculté de faire des propriétés par leurs décrets, et qu'ils pourraient, sans y porter atteinte, dépouiller les uns au profit des autres: ils n'auraient pas d'autres régles à suivre que leurs désirs ou leurs caprices.

Bentham et Montesquieu ne sont pas les seuls écrivains qui ont admis, en principe, que la propriété n'existe pas par les lois de notre nature. « La propriété, a dit un auteur de notre temps, n'a point existé dans l'état primitif du monde, et elle n'est pas plus inhérente à la nature humaine que l'hérédité. (1) » C'est là l'opinion de Montesquieu sur l'hérédité comme sur la propriété; car cet illustre écrivain n'admettait pas que, suivant les lois de notre nature, les enfans fussent appelés à recueillir la succession de leur père.

Les jurisconsultes praticiens, les commentateurs ou les compilateurs des lois civiles, n'ont pas mieux connu que les autres l'origine et la nature de la propriété. Pothier, qui avait un esprit si juste, et qui portait tant de sagacité dans toutes les discussions de jurisprudence, n'a vu que ce que les jurisconsultes romains avaient observé avant lui. Dans son ouvrage sur la propriété, il traite des moyens d'acquérir, les plus usités chez un peuple barbare; mais on n'y trouve pas un seul mot sur la manière dont les propriétés se forment chez les nations civilisées. Il traite, par exemple, de l'occupation, de la chasse, de la pêche, de l'oisellerie, des épaves, des choses rejetées par la mer, du butin fait sur l'ennemi, des conquêtes, des prises de

(1) Institutions du droit de la nature et des gens; par citoyen Gérard de Rayneval, page 96.

le

corsaires, des prisonniers de guerre et de leur rançon, en un mot, de tous les moyens exclusivement estimés par une tribu de barbares; il ne dit rien des moyens qui enrichissent un peuple policé. Un des écrivains de notre temps, qui s'est placé, par ses ouvrages, au rang des premiers jurisconsultes, a tenté d'expliquer la nature, l'origine et les progrès de la propriété; mais il n'est pas allé beaucoup plus loin que Volf et Puffendorf. Admettant, comme un fait démontré, le système de J.-J. Rousseau sur l'état naturel de l'homme, il a pensé qu'avant l'établissement de l'état civil, la terre n'était

à

personne, et que les fruits étaient au premier occupant. Il a cru que les hommes, répandus sur le globe, vivaient dans un état que les auteurs ont appelé communauté négative, laquelle consistait, ditil, en ce que les choses communes à tous n'appartenaient pas plus à chacun d'eux en particulier qu'aux autres, et en ce qu'aucun ne pouvait empêcher un autre d'y prendre ce qu'il jugeait à propos, pour s'en servir dans ses besoins. C'est là le roman de Grotius. L'auteur partage, au reste, l'opinion de Bentham et de Montesquieu, et confond les propriétés avec les garanties qu'elles obtiennent des lois civiles et des lois politiques (1).

(1) Le droit civil français suivant l'ordre du Code, par M. Toullier, tome 3, 40, § 64.

CHAPITRE XLVIII.

Des définitions de la propriété, par la puissance législative.

DES philosophes et des jurisconsultes célèbres nous ont appris, ainsi qu'on l'a vu dans le chapitre précédent, que la propriété n'est pas inhérente à la nature humaine, et qu'elle ne doit l'existence qu'à la loi civile, c'est-à-dire aux déclarations et à la protection de l'autorité publique. Cette opinion n'a pas été généralement partagée par les peuples qui, après avoir fait la conquête de leur indépendance, ont été appelés à donner à la puissance législative, une organisation et des limites. Tous, en effet, loin de reconnaître à cette puissance la faculté de donner l'existence à la propriété, lui ont imposé le devoir de la respecter et de la protéger.

On trouve à la tête de presque toutes les constitutions américaines, l'énumération des divers objets qui sont, en quelque sorte, placés au-dessus de tous les pouvoirs sociaux, et qu'il est du devoir de chacun d'eux de respecter et de faire respecter: de ce nombre sont la liberté des cultes, la faculté

de publier son opinion sur toutes choses, celle de défense personnelle, celle d'acquérir et de posséder des propriétés et de les défendre.

Cet exemple a été suivi par la France, dans les diverses constitutions qu'elle s'est données, ou auxquelles elle a été soumise depuis la révolution de 1789. Nous lisons, en effet, dans le titre des Dispositions fondamentales garanties par la constitution, du 3 septembre 1791, que la constitution garantit l'inviolabilité des propriétés, ou la juste et préalable indemnité de celles dont la nécessité publique, légalement constatée, exigerait le sacrifice. Nous y lisons, de plus, que le pouvoir législatif ne pourra faire aucune loi qui porte atteinte et mette obstacle à l'exercice des droits naturels et civils consignés dans le présent titre, et garantis par la constitution.

La constitution du 24 juin 1793, la plus démocratique qu'on ait jamais faite, renferme des dispositions semblables. Elle déclare que le gouvernement est institué pour garantir à l'homme la jouissance de ses droits naturels, et elle met au nombre de ces droits, l'égalité, la liberté, la sûreté, la propriété. Elle définit la propriété, le droit qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie. Elle ajoute ensuite que nul genre de travail, de culture, de commerce,

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