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Il faut ajouter qu'on élève des hommes pour se livrer à l'exercice d'une profession, et non pour être des inventeurs : les découvertes ne sont faites, en général, que dans la pratique des arts. Souvent elles ne sont que d'heureux accidens dans la vie des gens qui se livrent à la pratique de l'industrie. S'il en est quelques-unes qu'on n'a pu mettre en pratique sans se livrer à des dépenses considérables, le plus grand nombre exigent peu de frais, et ne sont dues quelquefois qu'au hasard.

Si les lois ne donnaient point de priviléges aux auteurs de découvertes, les hommes qui croiraient avoir trouvé le moyen de produire une chose utile, jusqu'alors inconnue, ne seraient pas dans une position différente de ceux qui se proposent d'établir un art ou un commerce depuis long-temps connus, dans un lieu où ils n'existent pas encore. Les uns et les autres ont des frais plus ou moins considérables à faire et des chances de perte à courir; les premiers, comme les seconds, jugent de la bonté de leur entreprise par les bénéfices qu'ils en attendent, et non par les avantages que le public en pourra retirer. Il y a peut-être plus de gens qui se sont ruinés en essayant d'achalander une nouvelle boutique, ou en établissant une nouvelle manufacture de produits connus depuis long-temps, qu'en faisant des essais pour obtenir des produits d'une nouvelle espèce. C'est à chacun à bien faire

ses calculs, avant que de se livrer à des expériences dispendieuses.

Du moment qu'une loi a promis à l'auteur d'une invention de lui en garantir la jouissance exclusive pendant un temps déterminé, toute découverte faite et constatée sous l'empire de cette même loi, devient la propriété de celui qui en est l'auteur pour le temps qui a été fixé. L'inventeur, dans ce cas, peut dire que, si on ne lui avait garanti aucun privilége, il ne se serait pas livré à des essais; qu'il n'aurait pas pris certains engagemens; qu'il ne serait pas entré dans la carrière où on l'a poussé par l'appât d'une récompense. L'abrogation d'une loi qui aurait garanti à un inventeur la jouissance exclusive de sa découverte pendant un temps donné, ne saurait donc avoir d'effet que pour les inventions futures. Elle porterait réellement atteinte à la propriété si elle agissait sur les découvertes faites avant sa promulgation.

L'influence des priviléges accordés aux inventeurs sur les progrès de l'industrie, est loin d'être aussi grande que quelques personnes l'ont imaginé. Il est un grand nombre de connaissances qui ont fait, en peu de temps, d'immenses progrès sans le secours des monopoles. Toutes les branches des sciences physiques et mathématiques ont, depuis un demi-siècle, devancé dans leur développement

les progrès des arts industriels. Quelques branches des sciences morales sont aussi beaucoup plus avancées qu'elles ne l'étaient au commencement de notre première révolution. Cependant, les savans n'ont pas été encouragés par l'appât des priviléges.

Dans les considérans de son décret, l'assemblée constituante dit que le défaut d'une déclaration positive et authentique, sur la propriété des inventions, peut avoir contribué jusqu'à présent à décourager l'industrie française, en occasionnant l'émigration de plusieurs artistes distingués, et en faisant passer à l'étranger un grand nombre d'inventions nouvelles; mais personne ne s'est donné la peine de faire voir, par un examen approfondi des faits, quelles ont été les conséquences de la liberté la plus entière, ou des priviléges accordés aux inventions; le motif de l'assemblée constituante n'est donc qu'une supposition que rien ne justifie. Si des artistes distingués avaient porté leurs découvertes en Angleterre pour y jouir d'un monopole, ces découvertes auraient dû y être publiées pour y être mises en pratique; et elles auraient pu, par conséquent, être sur-le-champ réimportées en France. L'absence de tout monopole ne pouvait donc pas causer un grand dommage à l'industrie française.

La question de savoir si, par la nature des choses, toute découverte nouvelle est la propriété de

celui qui en est l'auteur, ou si la garantie qui lui est donnée d'une jouissance exclusive, est une restriction mise à la liberté de tous les autres citoyens, n'est pas, comme on pourrait être tenté de le croire, sans importance dans la pratique.

Si l'on admet, avec l'Assemblée constituante, que, par la nature des choses, toute découverte ou nouvelle invention dans tous les genres d'industrie, est la propriété de son auteur, il s'ensuit premièrement que les dispositions qui ont limité le nombre d'années pendant lesquelles l'inventeur peut jouir exclusivement de son invention, et mis des conditions à cette jouissance, ont limité sa propriété et restreint des droits inhérens à sa nature; il s'ensuit, en second lieu, que les magistrats doivent être naturellement portés à résoudre au profit des inventeurs, les difficultés qui se présentent. Si l'on admet, au contraire, que les droits naturels d'un inventeur consistent uniquement à exploiter son invention, sans pouvoir empêcher que d'autres ne se livrent à la même industrie, il s'ensuit que la garantie qui lui est donnée d'une jouissance exclusive, est un véritable monopole, c'està-dire qu'elle est une restriction à la liberté de tous les citoyens. Dans cette supposition, les magistrats doivent tendre naturellement à relâcher les liens mis à la liberté, et résoudre contre l'inventeur les cas douteux qui se présentent.

Les magistrats anglais, tout en admettant que, suivant le droit commun de leur pays, le roi pos→ sède la prérogative de donner à l'auteur d'une invention, le privilége de l'exploiter exclusivement pendant un certain nombre d'années, considèrent ce privilége comme un véritable monopole. Ils interprètent, en conséquence, en faveur de la liberté générale, les doutes que les lois présentent dans l'application. Tout inventeur qui ne s'est pas rigoureusement soumis aux conditions que les lois lui ont imposées, est déchu de son privilége. En France, la magistrature tend, au contraire, à restreindre la liberté dans l'intérêt des monopoles; cette fausse tendance paraît être une conséquence de l'erreur dans laquelle l'Assemblée constituante est tombée. Ayant admis en principe qu'une découverte dans les arts est la propriété de celui qui l'a faite, et que ne pas en garantir la jouissance exclusive à l'inventeur, c'était méconnaître les droits inhérens à la nature humaine, il était naturel qu'on donnât à ces prétendus droits toute l'extension qui n'était pas incompatible avec les termes de la loi.

Une mesure qui met momentanément obstacle au développement d'un nouveau moyen d'existence, est, en général, moins désastreuse que celle qui détruit des moyens d'existence déjà établis, comme l'acte qui prévient la formation d'un

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