Page images
PDF
EPUB

Si l'on observait quelle est la valeur des diverses matières dont un habit est formé au moment où elles passent des mains du cultivateur dans celles du manufacturier, on trouverait qu'elle est tout au plus de deux ou trois francs; mais si l'on calculait, d'un autre côté, le nombre de personnes entre lesquelles la valeur totale de l'habit se distribue, on en trouverait plusieurs centaines.

C'est à peu près de la même manière que se distribue la valeur de chacun des objets dont nous faisons tous les jours usage. La valeur d'un livre qui ne se vend que trois francs, se distribue entre l'auteur, le libraire et ses commis; le relieur et ses ouvriers; le tanneur et le marchand de cuir qui ont fourni la couverture; l'imprimeur et ses ouvriers; le marchand et le fabricant de papier et leurs commis il n'y a pas jusqu'au malheureux qui ramasse le chiffon dans la rue, qui n'en ait une petite part.

Toutes les fois qu'un objet quelconque ne peut être employé à satisfaire nos besoins qu'après avoir passé dans les mains de plusieurs chefs d'industrie, chacun d'eux rembourse à celui qui l'a immédiatement précédé, toutes les dépenses qu'il a faites, et de plus, la valeur qu'il y a lui-même ajoutée par son travail. Ainsi, le fabricant de draps rembourse au fermier qui produit la laine, tout ce que, pour l'obtenir, celui-ci a payé à chacun des

ouvriers dont il a employé le service, et au propriétaire du sol dont il a pris l'exploitation; il lui paye, en outre, la valeur de son propre travail. Le marchand de draps rembourse au fabricant le prix de la laine, et, de plus, il lui paye l'augmentation d'utilité qu'il lui a donnée par lui-même ou par la

main de ses ouvriers. Le tailleur rembourse au marchand tout ce que ce dernier a payé au fabricant, les dépenses qu'il a faites pour faire transporter le drap de la fabrique dans ses magasins. Enfin, la personne qui achète l'habit, rembourse au tailleur le prix du drap, et la valeur qu'il y a ajoutée par sa main-d'œuvre.

On voit, par cette suite de transmissions, que chacun des possesseurs, au moment où il va aliéner sa marchandise, en est propriétaire à deux titres : il a la propriété d'une partie de la valeur, comme l'ayant acquise de ceux qui l'ont créée, et l'autre partie comme en étant lui-même le créateur.

Il arrive souvent qu'une chose de peu de valeur devient une propriété considérable par l'industrie ou le talent d'une seule personne. Un peintre peut faire un tableau d'un grand prix avec des matières qu'il a obtenues pour peu de chose. De même avec un bloc de marbre d'une valeur peu considérable, un statuaire habile peut créer une propriété d'une grande valeur. Dans des cas pareils, c'est uniquement le talent de l'artiste qui crée presque

toute la propriété. Il est bien évident que celui qui s'enrichit par de tels moyens, ne diminue en rien la fortune de personne.

Il est facile de voir comment en modifiant certaines matières, on en accroît l'utilité, et comment il est possible, par conséquent, d'augmenter ses propriétés, sans rien faire perdre à personne; mais ce qu'on n'aperçoit pas d'abord aussi clairement, c'est la manière dont les propriétés se forment par le commerce. Un simple commerçant ne fait subir, à proprement parler, aucune espèce de modifications aux choses qu'il achète pour les revendre; il se borne à les prendre dans un lieu, et à les transporter dans un autre. Comment un simple déplacement peut-il avoir pour résultat d'augmenter la somme des fortunes?

Il a été précédemment démontré qu'un des principaux élémens d'une propriété, est l'utilité qui se trouve dans la chose désignée par ce nom, c'est-à-dire la faculté de satisfaire certains besoins. Or, deux circonstances sont nécessaires pour qu'une chose satisfasse les besoins d'une ou plusieurs personnes : il faut d'abord qu'elle ait en elle-même des qualités propres à la faire désirer; il faut, en second lieu, qu'elle soit à portée des personnes à qui elle manque. L'objet du commerce est d'opérer ce rapprochement; il est de mettre, en quelque sorte, en contact les choses auxquelles l'in

dustrie a donné certaines qualités, avec les besoins qu'elles sont destinées à satisfaire.

Il est une multitude de choses dont toute la valeur résulte du seul fait de ce rapprochement. Sur les bords de la Seine, l'eau qui coule n'a point de valeur; mais si on en prend une partie, et qu'on la transporte sur un point où le besoin s'en fait sentir, on trouve sur-le-champ des gens qui l'achètent s'ils ont le moyen de la payer. Sur les flancs d'une vaste montagne, la pierre est une matière propre à construire des maisons, comme elle l'est au milieu d'une ville: il ne faut, pour lui donner une valeur, que la transporter dans une ville qui prospère. Dans les forêts de l'Amérique, le bois n'est pas moins propre à faire des constructions que sur un chantier de marine; pour en faire une propriété précieuse, il ne faut que le mettre à la portée des gens qui en ont besoin. Le commerce n'a pas la puissance de créer de la matière, et, sous ce rapport, il ne diffère pas des autres genres d'industrie; mais il augmente l'utilité de certaines matières; sous ce rapport encore, il ressemble à toutes les industries.

Il ne faut, pour multiplier les propriétés par la voie du commerce, ni moins de connaissances ni moins d'activité, ni moins de capitaux, que pour les multiplier au moyen de l'agriculture ou des manufactures. Pour amener à Paris le thé qui croît en Chine, le coton qu'on recueille au Brésil, le sucre

ou le salpêtre qu'on prépare dans l'Inde, les fruits qu'on récolte en Afrique, il faut plus de travaux et de génie que pour cultiver un champ ou tisser une pièce de toile. Je dois ajouter que le commerce est le complément indispensable de toutes les autres branches d'industrie, et rend les mêmes services qu'elles.

Un homme qui produit par ses travaux plus qu'il ne consomme, et qui multiplie ainsi ses propriétés, ne fait donc rien perdre à personne ; il enrichit sa famille, sans qu'aucun de ses semblables en souffre. Il fait mieux, il prépare des moyens d'existence pour un grand nombre d'autres personnes; il produit un bien analogue à celui que fait un homme quand il transforme des terres stériles en une riante campagne.

Lorsqu'un homme est, en effet, parvenu à cumuler, par ses économies, une certaine quantité de richesses mobilières, il ne peut les conserver et en tirer un revenu, sans les engager dans quelque genre d'industrie; il faut qu'il les livre à l'agriculture, à l'industrie manufacturière ou au commerce. Il pourrait bien, il est vrai, les employer à l'acquisition d'une maison ou d'un fonds de terre; mais il n'y aurait là qu'une substitution de personnes. L'individu dont il prendrait la place se mettrait à la sienne, et ne pourrait tirer un revenu du capital qu'il recevrait en échange de

« PreviousContinue »