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l'imprimerie en ont une part, les fondeurs de caractères une autre; il n'y a pas jusqu'aux mineurs, par lesquels la matière des caractères a été fournie, qui n'en reçoivent quelque chose.

Une quatrième partie revient au marchand de papier; celui-ci la distribue entre lui, ses commis et le fabricant; le fabricant de papier en donne une part à ses ouvriers et au marchand de chiffons; enfin, ce marchand distribue la somme qu'il a reçue, entre lui, ses commis et les malheureux qui font métier de ramasser les chiffons dans les

rues.

Chacun de ces hommes industrieux qui ont concouru d'une manière plus ou moins directe à la production des livres, a ajouté une petite valeur à la chose, et cette valeur a été sa propriété; car c'est lui qui l'a créée. Il n'est personne, en effet, qui s'avise de contester au chiffonnier, à l'ouvrier papetier, à l'ouvrier imprimeur, le prix de leur journée. De toutes les propriétés, celle qui résulte immédiatement du travail, est une des plus sacrées.

Cela étant entendu, il s'agit de savoir si, parmi le grand nombre de personnes dont le concours est nécessaire à la formation d'un livre, l'auteur est le seul dont le travail soit sans valeur ou sans utilité; il s'agit de savoir si ce travail est moins nécessaire, et mérite moins d'être protégé que celui de tous les autres. La question ainsi posée, il est

difficile de comprendre comment l'existence de la propriété littéraire a pu être mise en doute.

Il est un certain nombre de choses nécessaires aux hommes, qui existent en si grande abondance, que chacun peut en prendre autant qu'il en désire sans diminuer eu rien la jouissance des autres ; de ce nombre sont la lumière du soleil, l'eau de la mer, l'air atmosphérique. Nous considérons ces choses comme la propriété commune du genre humain; chacun peut en faire usage, sans craindre d'être accusé par les autres d'usurpation.

Or, n'y a-t-il pas dans les compositions littéraires un point de ressemblance avec ces choses qui sont la propriété commune de tous les hommes? Ne peut-on pas multiplier à l'infini les copies d'un ouvrage, sans altérer en rien les jouissances de ceux qui le possèdent? Quand même l'imprimerie multiplierait les fables de Lafontaine de manière à les mettre pour rien dans les mains de toutes les personnes qui savent lire, chacun n'aurait-il pas l'ouvrage tout entier? Et si, sous ce rapport, les ouvrages littéraires ressemblent aux choses auxquelles les jurisconsultes donnent le nom de communes, n'est-ce pas une raison de la soumettre aux mêmes règles?

Si la production des ouvrages littéraires avait uniquement pour objet l'instruction ou le plaisir qui résulte de la lecture, il est évident, en effet,

qu'il n'y aurait pas de raison de les distinguer des choses communes; car, en multipliant à l'infini les copies d'un écrit, on ne diminue en rien les moyens d'instruction ou de jouissance de ceux qui le possèdent. Mais l'auteur d'un ouvrage n'a pas eu seulement pour but, en le produisant, d'instruire ou d'amuser ceux qui le liront; il s'est proposé de plus d'échanger un produit propre à donner de l'instruction ou de l'amusement, contre des produits d'un autre genre. Un écrivain est dans la même position que tous les hommes qui, dans un état civilisé, tirent de leur travail leurs moyens d'existence. Il ne peut obtenir les divers objets dont il a besoin, qu'en offrant en échange les choses qu'il produit et que d'autres désirent.

Ainsi, quoique les compositions littéraires, du moment qu'elles ont été mises au jour, ressemblent, sous un point de vue, aux choses communes, elles en diffèrent complétement sous un autre rapport; elles sont le produit d'un travail humain et ne peuvent être obtenues qu'autant qu'elles assurent des moyens d'existence aux producteurs ; ce sont ces dernières circonstances qui les font mettre au rang des propriétés privées.

Un ouvrage, pour peu qu'il ait de valeur, n'a pu être produit, en effet, que par une personne dont l'éducation avait été plus ou moins dispendieuse. Il a fallu, pour le composer, y consacrer un

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certain temps, et pendant ce temps il a fallu que l'auteur consommât des richesses précédemment cumulées. Si, pour le créer, l'auteur a eu besoin d'un génie particulier, nul ne saurait lui en contester la propriété, à moins de lui contester aussi la propriété de son esprit. Il a fallu plus de temps, de veilles, de génie à Corneille pour produire le Cid et les Horaces, à Racine pour produire Athalie et Britannicus, qu'il n'en faut à un jurisconsulte pour faire quelques douzaines de consultations, ou à un fabricant pour produire quelques milliers d'aunes de drap. On admet, sans contestation, que les derniers sont propriétaires des biens qu'ils acquièrent par leur science ou leur industrie; pourquoi n'admettrait-on pas aussi que les premiers sont les propriétaires des produits de leur génie? On peut quelquefois mettre en doute si tels ou tels domaines n'ont pas été usurpés par celui qui les possède ; si les millions que tel banquier a fait passer des mains des contribuables dans sa caisse, ont été bien ou mal acquis; mais jamais on n'a mis en doute si Buffon avait usurpé son Histoire naturelle ou Molière ses comédies.

Les nations se trouvent, relativement aux productions littéraires, dans la même position où elles sont à l'égard de toutes les productions: si elles veulent les obtenir, il faut qu'elles les paient. Les hommes qui se livrent à des travaux littéraires ne

sont pas d'une nature différente des autres : comme ils ont les mêmes besoins, ils sont mus par les mêmes désirs et par les mêmes craintes. Ils comparent sans cesse les peines qu'exigent certaines productions, aux avantages qui doivent en être la suite: si les peines l'emportent, ils y renoncent.

Un homme ne semera pas son champ s'il est convaincu d'avance qu'un autre viendra faire la moisson; il ne plantera point une vigne si un autre doit en cueillir le fruit; il ne fera point bâtir une maison s'il sait qu'elle lui sera ravie du moment qu'elle sera terminée; il ne fera point venir des diverses parties du monde des marchandises pour remplir ses magasins, s'il a la certitude qu'elles seront livrées au pillage.

Ainsi, la première condition pour qu'une valeur soit produite, pour qu'une propriété soit créée, c'est qu'elle soit assurée d'avance à celui qui en sera l'auteur; le moyen le plus infaillible d'en prévenir la formation, est de donner à celui qui pourrait la créer, la certitude qu'il en sera dépouillé sans indemnité, à l'instant même où elle aura été formée : telle est la loi de notre nature, loi aussi infaillible dans ses résultats que les lois du monde physique.

Les peuples étant placés, relativement aux ouvrages littéraires, dans une position pareille à celle où ils se trouvent relativement à tout autre espèce de produits, il ne s'agit plus que de savoir si les

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