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CHOSES D'AMÉRIQUE

Dans le no 638 du Bulletin du Ministère de l'Agriculture des Etats-Unis, notre camarade Samuel T. Dana donne de curieux et intéressants détails sur la déforestation dans l'Etat de Pensylvanie. Les faits sont connus de ceux mêmes qui ont traversé rapidement cette région en chemin de fer. Partout on sent que la main de l'homme s'est durement appesantie sur la nature et en a tari les sources d'énergie. C'est l'incendie d'abord qui s'est promené sur d'immenses étendues, laissant le désert après lui; c'est l'érosion du sol qui a rapidement succédé ensuite au déboisement; c'est l'irrégularité du débit des sources et des cours d'eau qui a enfin jeté une grande perturbation dans la vie économique du pays. Cela, ce sont des faits apparents et sur lesquels il est oiseux d'ipsister. Il est utile, par contre, d'en signaler les incidences et de les illustrer par des exemples frappants. C'est à quoi s'est fort judicieusement employé M. Dana, qui, à côté du mal, signale le remède à y apporter.

Tout d'abord, l'agriculture aux Etats-Unis doit en grande partie son essor aux facilités qu'ont trouvées les premiers pionniers pour se procurer le bois nécessaire à la construction de leurs habitations et aux besoins variés de leurs exploitations. Et ce sont encore les forêts qui ont fourni les matériaux de base à toutes les grandes industries du pays. D'après le dernier recensement, les industries ont été réparties en quatorze groupes, et, dans ces groupes, le bois tient la troisième place au point de vue de la main d'œuvre, la quatrième au point de vue de la richesse produite. L'industrie forestière occupe, en Pensylvanie, 907.000 personnes, soit 13,7 0/0 de la population ouvrière du pays, et la valeur des produits qu'elle livre annuellement à la consommation s'élève à 1.582.000.000 dollars. Cette richesse risque cependant d'être éphémère, car on a trop tendance, aux Etats-Unis, à considérer les forêts, non pas comme une source de récoltes périodiques, mais bien seulement comme une mine qu'on abandonne, une fois qu'on l'a épuisée.

Il appert de là que l'industrie américaine du bois est essentiellement errante; qu'elle se déplace sans cesse à la recherche de nouveaux gisements forestiers en quittant, sans esprit de retour, les territoires épui

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sés et qui, naturellement, étaient les plus faciles à exploiter. Ainsi en 1850, l'Etat de New-York occupait la première place dans le commerce du bois; il se trouve aujourd'hui relégué au 24o rang; en 1860, c'était Pensylvanie qui venait en tête de liste; il ne figure plus maintenant qu'à la 16o place.

Evidemment, ce décalage est dû en partie au développement de l'agriculture qui s'est emparée de l'espace occupé par les forêts; en partie aussi à la mise en valeur de nouvelles richesses forestières par la création de nouvelles voies ferrées. Si les immenses forêts de pins de la Sierra Morena californienne sont encore restées au dehors des entreprises humaines, cela tient exclusivement à ce qu'elles ne sont point suffisamment percées.

Mais il est hors de doute, également, que la destruction par la hache et par le feu d'énormes massifs forestiers a engendré de véritables déserts, a provoqué l'abandon de nombreuses villes et a entraîné la disparition des voies ferrées qui les desservaient. C'est donc la ruine sans phrase pour le commerce qui gravitait autour de l'industrie du

bois.

Ce sont surtout les petites villes, analogues aux agglomérations minières, qui, ayant poussé comme des champignons, ont pâti de cet état de choses. Et, vraiment, quand on pense qu'à l'inverse des mines les forêts constituent, quand elles sont aménagées, une source de richesses sans cesse renouvelable, on ne saurait assez blâmer ces procédés primitifs d'exploitation.

Dans les montagnes de Pensylvanie, le nombre des villes ruinées par le déboisement est considérable. Les maisons abandonnées donnent une idée de la décadence de ces cités où il est facile d'acquérir maintenant un logement de 6 à 8 chambres pour 200 à 400 dollars.

L'exemple le plus frappant de ces calamités est la ville de Crossfork. En 1893, elle ne comptait qu'une dizaine de familles. Deux ans après, c'était une ville de 2.000 habitants avec un embranchement de chemin de fer, sept hôtels, quatre églises, un Y. M. C. A. doté de piscine et de gymnase, une école publique, deux services des Eaux, deux compagnies d'éclairage électrique. Cette ville, qui avait poussé comme un champignon, devait son existence à une importante scierie moderne, qui était venue s'établir dans la région.

En 1909 la scierie termina ses opérations. Les incendies devinrent si fréquents que les compagnies d'assurance annulèrent toutes les polices. Le chemin de fer ne marcha que trois jours par semaine, puis s'arrêta complètement. Une maison de cinq chambres avec salle de bain se

vendait de 25 à 35 dollars. Aujourd'hui, la population se monte à une soixantaine de personnes, et, si l'Etat n'avait pas entrepris des travaux de reboisement, la ville serait aussi complètement abandonnée que les montagnes qui l'entourent.

Cette prospection minière des forêts est également la cause de l'abandon des terres par les fermiers. Même dans les pays neufs comme l'Amérique, il faut, pour la prospérité agricole d'une région, qu'il y ait un certain équilibre entre les forêts et les cultures. D'une part, en effet, il y a des sols qui d'élection sont forestiers ou agricoles. D'autre part, certains produits agricoles demandent à être expédiés au loin; d'autres, au contraire, doivent être consommés sur place. Or, l'industrie forestière fournissait à la fois le rail pour les expéditions à distance et un marché pour la consommation locale. Une fois les scieries disparues et les locomotives éteintes, les fermiers ne trouvant plus l'écoulement de leurs produits étaient dans l'obligation d'abandonner leurs terres,

Ea Pensylvanie, par exemple, durant la décade de 1900 à 1910, où les cours des produits agricoles furent cependant particulièrement élevés, il y eut près de 5.000 fermes abandonnées. Dans le même temps, l'étendue des terres désertées dépassa 780.000 acres, et les fermiers laissèrent plus de 530. 000 acres de terres incultes. Tandis que la population totale de l'Etat diminuait de 21, 6 0/0, le nombre des fermes s'abaissait de 2, 2 0/0 et le nombre d'hectares de terres cultivées s'amoindrissait de 4, 1 o/o. Il est patent que cette désertion des fermes et des campagnes a suivi le déboisement des montagnes et la migration des industries du bois qui en était la conséquence.

Sous prétexte de favoriser le développement de l'Agriculture on a déboisé avec excès. Dans le Wisconsin, on estime que l'on a défriché dix millions d'acres susceptibles d'être mis en culture. Malheureusement, les fermiers ne peuvent utiliser plus de 50.000 acres par an; d'où suit qu'il s'écoulera un siècle et demi avant que toute l'étendue déboisée puisse être mise complètement en rapport. N'eût-il pas été plus sage d'exploiter méthodiquement les forêts et d'en tirer successivement deux ou trois coupes susceptibles de fournir au moins deux fois la quantité de sciage que produit actuellement l'industrie forestière locale? Poser la question, c'est la résoudre.

Dans cette fièvre de défrichement, il arrive aussi forcément qu'une étendue considérable de terrains destinés à l'agriculture se révèle par la suite impropre à fournir de bonnes récoltes. Abandonnés par les cultures, ces terrains doivent faire retour à la forêt. Mais ce retour se fait avec une extrême lenteur, d'une façon irrégulière, désordonnée et

sans contrôle de la part de l'Etat. C'est une perte sèche pour la collectivité. En Géorgie, 10% des terrains de montagne, acquis par l'Etat pour les reboiser, proviennent de fermes délaissées par leurs possesseurs. En Nouvelle Angleterre et dans l'Etat de New-York, des milliers d'acres, qui étaient cultivés avant la découverte de terres plus fertiles, sont aujourd'hui complètement abandonnés et à l'état de landes improductives.

C'est en somme, à quelques siècles près de distance, la répétition des faits qui ont été observés par M. le professeur Arbos dans les Alpes françaises. C'est également la justification de la création du Parc national de la Bérarde dans une région déserte. Sur tous les points du globe, les mêmes causes ont entraîné les mêmes effets.

Grâce à l'exploitation à blanc de nouveaux massifs, les Etats-Unis n'ont pas souffert jusqu'ici du manque de bois, mais ce résultat n'a pu être obtenu qu'en volatilisant un capital forestier qui représente la production de siècles accumulés. Déjà, la consommation en bois du pays dépasse la production, et l'on peut entrevoir dès maintenant le moment où toutes forêts vierges auront disparu. Dans certains Etats, jadis très riches en forêts, les bois doivent être importés des Etats voisins. Tel est, en particulier, le cas de la ville de Muskegon qui fut une des plus grandes agglomérations de scieries du monde. En 1887, elle avait produit 665 millions de pieds de planches et 520 millions de bardeaux. Il n'y reste plus aujourd'hui qu'une seule petite scierie, et l'on est obligé de faire venir le bois des Etats du Sud.

En France, c'est pis encore. On se plaint que les bois ouvrés conservent toujours des cours élevés. Qui donc a créé ces cours, si ce n'est le parlement, en majorant de façon insensée le prix des transports? Pour cer taines catégories de marchandises, comme le bois de feu et le charbon, ces prix sont nettement prohibitifs. Les étais de mine eux-mêmes finiront par ne plus pouvoir aborder les lieux de consommation. C'est la ruine imminente pour les propriétaires forestiers, accablés d'impôts. A la crise des transports a succédé la grève des marchandises. Et, comme le nombre des employés ne diminue pas; que leurs salaires ont plutôt tendance à augmenter, le budget des Compagnies de chemin de fer, et par suite aussi celui de l'Etat, se creuse toujours davantage. L'opinion publique commence à s'émouvoir de cet état de choses. Il n'est que temps.

Aux Etats-Unis on commence aussi à se préoccuper de l'avenir et on cherche où trouver les bois qui vont faire défaut. Bien que l'optimisme soit de règle dans les milieux officiels, il ne faut pas s'illusion

ner sur les ressources mondiales en bois d'œuvre. D'une part, en effet, l'Europe absorbera vraisemblablement les excédents de la Russie, de la Suède et de la Finlande; d'autre part, bien que l'on ne puisse encore évaluer les ressources forestières de l'Amérique du Sud, il est peu probable que les bois de cette région présentent les qualités requises pour les constructions. Le Canada constitue donc la seule source de ravitaillement des Etats-Unis ; mais, par suite de l'accroissement de sa population, il est à craindre qu'il ne puisse plus subvenir à ses propres besoins dans un avenir rapproché. D'où la nécessité. pour les Etats-Unis, de se pourvoir, sur leur seul territoire, du bois qui leur sera nécessaire. L'avis de mon camarade et ami, M. Dana, sur la fragilité des ressources en bois des pays tropicaux mérite d'être souligné. Il vient à l'appui de l'opinion que j'ai toujours professée. On se fait, dans certains milieux, des idées étrangement fausses sur la possibilité des forêts tropicales, et un prochain avenir montrera de quelles illusions on s'est bercé au sujet de l'appoint escompté du contingent de nos colonies lointaines. Ces dernières ne fourniront jamais que des bois d'ébénisterie et de luxe, dont l'emploi est forcément limité. Les trois quarts des bois apportés du Cameroun et confiés, pour le débit, aux scieries canadiennes de la Joux, sont pratiquement inutilisables. Nous ne pouvons compter de façon sûre que sur nos forêts de la métropole, de la Corse, de l'Algérie et du Maroc. Ce sont elles qu'il faut soigner et ménager, en vue de nos besoins présents et futurs.

Les causes de la dévastation des forêts américaines sont nombreuses. La principale réside en ce dogme que l'intérêt privé, aiguisé par les gros bénéfices, est, au fond, le plus sûr moyen de développer les ressources et l'enrichissement du pays. C'est pourquoi les gouvernements cédèrent comme terrains à bâtir, voies de communication, etc., de vastes étendues de forêts, sans s'occuper du matériel ligneux qu'elles renfermaient. Depuis un siècle plusieurs centaines de millions d'hectares de forêts ont été ainsi cédés à des particuliers.

Ceux-ci, poussés par leur intérêt, procédaient par coupes blanches, non par imprévoyance, mais parce que, dans les conditions du marché, il fallait, pour réaliser un bénéfice raisonnable, exploiter avec le minimum de frais. La responsabilité des déboisements inconsidérés n'incombe donc pas tant aux individus qu'au système économique qui a permis ces dévastations. De fait, les fortunes qui se sont édifiées dans le commerce du bois sont allées, non pas aux scieurs, mais aux spéculateurs qui achetaient pour un prix dérisoire de magnifiques forêts, en vue de les revendre aux exploitants. Ces forêts passaient ainsi de mains

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