Page images
PDF
EPUB

QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME LEÇON

SOMMAIRE

Prétentions de la royauté anglaise au pouvoir suprà légal. Jacques II et le pouvoir de dispense. - Article 14 de la Charte de 1814. Changement de rédaction de cet article, sur les termes duquel s'étaient appuyées les ordonnances de juillet 1830. - Difficulté de déterminer bien exactement en pratique le champ de la loi et celui de l'ordonnance royale. Exemples de matières législatives réglées par ordonnances et de matières administratives réglées par la loi.

«

MESSIEURS,

<< Au Roi seul appartient la puissance exécutive >> dit l'article 12 de la Charte. « Le Roi, ajoute l'ar»ticle 13, est le chef suprême de l'État; il com>> mande les forces de terre et de mer, déclare la » guerre, fait les traités de paix, d'alliance et de >> commerce, nomme à tous les emplois d'adminis>>tration publique et fait les règlements et ordon>> nances nécessaires pour l'exécution des lois, sans >> pouvoir jamais ni suspendre les lois elles-mêmes » ni dispenser de leur exécution. » Ce texte n'était pas celui de la Charte de 1814, l'article se terminait ainsi : « Le Roi... fait les règlements et ordonnances » nécessaires pour l'exécution des lois et la sûreté de

» l'État, » et ce sont ces dernières expressions qui ont servi de base aux ordonnances de Juillet. Dans ce changement de texte se trouve une des pages les plus grandes et les plus solennelles de notre histoire nationale.

:

Ce n'est pas chose nouvelle dans l'histoire du gouvernement représentatif que la prétention de la Royauté à un pouvoir suprà légal, comme disent les Anglais ce n'est pas chose nouvelle que la prétention de la Royauté à se croire investie du pouvoir de dispenser les autres de l'exécution des lois et de s'en dispenser elle-même sous le prétexte du bien public et des droits et prérogatives imprescriptibles de la Royauté. C'est ainsi qu'en Angleterre les Tudors marchèrent au pouvoir absolu. Henri VIII arracha au Parlement le statut de sa 31° année portant que les proclamations du Roi en son conseil prononçant emprisonnement ou amende, et même peine capitale en cas d'hérésie (car Henri VIII s'était fait non le réformateur, mais le pape de l'Angleterre) auraient force de statut, c'est-à-dire de loi. Les nations sommeillent quelquefois, comme les individus, et la nation anglaise n'était pas encore au point de ne pas se soumettre à de tels attentats; cet acte étrange n'excita point alors l'indignation générale. Cependant la nation n'était pas plongée dans un sommeil éternel; elle se réveilla bientôt, et dans la première année d'Édouard VI, l'acte d'Henri VIII fut rapporté.

Nous ne ferons pas l'histoire de toutes les tentatives des Tudors pour usurper le pouvoir législatif. Cette espèce de maladie atteignit plus fortement en

core la maison des Stuarts. Ce sont eux qui ont le plus insisté sur le droit divin des Rois. Tout prouve qu'ils y croyaient et que tous les droits nationaux leur paraissaient n'être que des concessions que le pouvoir royal pouvait reprendre quand il le jugeait nécessaire à la chose publique. Au barreau, dans le clergé, à la Cour, et partout où les ambitions et les cupidités humaines jouaient un rôle, il ne manquait pas de gens qui confirmaient les princes dans cette opinion. Le Parlement n'était pour eux qu'un conseil que le Roi faisait bien de consulter dans les circonstances ordinaires, mais dont il pouvait anéantir l'influence et détruire l'action, quand il le jugeait nécessaire pour le bien du pays. Et cette étrange doctrine avait été appliquée plusieurs fois, surtout en matière d'impôts ou pour dispenser des citoyens des peines légales, moyen indirect d'anéantir la loi et l'influence du Parlement. Le dispensing power était non le pouvoir de grâce après condamnation, droit non contesté, c'était le pouvoir de placer un homme à l'abri de toute atteinte de la loi.

Un des princes qui ont le plus essayé de mettre en avant ces principes et d'en abuser a été Jacques II, et il est douloureux de rencontrer cette question, dans l'histoire anglaise, sur le terrain de la liberté des cultes et de la tolérance religieuse. En apparence, le Roi voulait ce que nous voulons et ce que nous possédons, la liberté religieuse, et le Parlement ne la voulait pas. Mais, en réalité, le Roi voulait détruire le test act, non par amour pour la liberté religieuse, mais pour confier toutes les affaires aux catholiques,

dans lesquels il voyait l'instrument du pouvoir absolu. La question n'était donc pas posée d'une manière sincère.

Mais, sous Jacques II, les choses ne pouvaient se passer comme sous Henri VIII; Jacques II ne pouvait, comme Henri VIII, marcher despotiquement mais franchement. On imagina une ignoble comédie, et l'instrument qu'on choisit pour la jouer fut le pouvoir judiciaire. Un gentilhomme du comté de Kent, sir Edward Hales, converti au catholicisme, avait été nommé colonel d'un régiment d'infanterie. Il avait exercé ses fonctions plus de trois mois sans recevoir la communion selon les règles de l'Église d'Angleterre. Il était donc passible d'une amende de cinq cents livres sterling qu'un dénonciateur pouvait réclamer en intentant une poursuite pour dette. Un domestique, le cocher de sir Edward, devait jouer le rôle de dénonciateur, il devait dénoncer son maître, on traduisait celui-ci devant la cour criminelle, il opposait à la justice criminelle la dispense royale, et on espérait trouver les douze juges anglais assez indignes de leurs fonctions pour déclarer que l'autorité du Roi avait pu dispenser de l'exécution de la loi.

Ce n'était pas assez de trouver le dénonciateur, il fallait trouver les douze juges, et le Roi lui-même consentit à servir d'instrument pour sonder la conscience des magistrats. Les douze juges d'alors n'étaient pas des hommes irréprochables, loin de là; l'un était sir Jones, le président des plaids communs, homme qui n'avait jamais reculé devant aucune action quelque cruelle et servile qu'elle fût. Un autre

était Montague, premier baron de l'Échiquier, dont il suffit de dire qu'il avait accompagné l'épouvantable Jeffreys. Un autre était Charlton, connu comme un royaliste outré, pour qui la prérogative royale était chose plus que sacrée. Un autre, Neville, juge assesseur, comme Charlton. On comptait sur ces quatre hommes en particulier, on ne doutait pas d'eux, grâce à leurs déplorables antécédents. Et cependant quand ils se trouvèrent en face, non plus d'une action purement individuelle, mais en face de cette grande question vitale pour les libertés anglaises, question de savoir s'ils proclameraient ou non comme règle, comme maxime, que le pouvoir royal pouvait dispenser de la loi, c'est-à-dire, s'ils poseraient en principe que le pouvoir royal était tout et le Parlement rien, ces hommes eux-mêmes reculèrent, et ils reculèrent dans un temps où les juges anglais n'étaient pas encore inamovibles, lorsqu'ils savaient que le refus serait suivi de la destitution, de la destitution des fonctions de grand-juge d'Angleterre. Et ce même sir Jones dit à Jacques II : « Je ne m'affligerais » pas de ma destitution, elle serait un soulagement » pour un homme aussi vieux, aussi usé que je le » suis; je suis seulement humilié en pensant que le » Roi a pu me croire capable de rendre un juge>> ment qu'un homme ignorant et malhonnête pour>> rait seul consentir à rendre. » Et le Roi ayant répondu : « Je suis décidé à avoir douze juges qui soient >> tous de mon avis sur cette question. - Votre Ma» jesté, répliqua Jones, pourra trouver douze juges » de son avis, mais non pas douze jurisconsultes. »

« PreviousContinue »