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porte sur la puissance nationale, il y a mandat impératif sous le nom technique d'instructions. Qu'arrivet-il donc dans la confédération suisse lorsque la Diète s'assemble chaque année? Les députés de chaque canton s'y rendent. Mais qu'a-t-il fallu auparavant? Il a fallu que le Directoire fédéral communiquât à chaque conseil de canton les points qui seront discutés. Le conseil de chaque canton discute ces questions et ainsi se forment les instructions données à chaque député. Chaque député est chargé seulement de faire valoir la décision de son canton, à moins, et cela dépend de la confiance que le député inspire au canton, à moins, dis-je, que le canton ne lui donne sur quelques questions ce qu'on appelle des pleins-pouvoirs. Alors le canton honore son député, il le laisse délibérer comme sa conscience et ses lumières le lui suggèrent. Mais cela ne se peut qu'en vertu d'une décision spéciale; autrement le député ne peut voter que conformément aux instructions qu'il a reçues. Mais, encore une fois, cela est ainsi parce que la Suisse n'est autre chose qu'une confédération où le principe de la souveraineté locale l'emporte sur le principe de la puissance nationale.

Dans l'Amérique du Nord, les choses ne se passent pas ainsi, parce que, quoique l'Amérique du Nord soit aussi un gouvernement fédératif, c'est un gouvernement fédératif où le principe de la souveraineté locale n'a pas l'énergie souvent fâcheuse qu'il a en Suisse. Il y a en Amérique une portion d'affaires qui a été enlevée aux souverainetés locales pour devenir le patrimoine plein et entier de la souveraineté natio

nale. Dès lors, d'après la dernière constitution fédérale, celle dans laquelle ce principe unitaire a fait le plus de progrès, les représentants ne sont plus les représentants des localités qui les ont élus, mais les hommes de l'Union, les représentants de l'Union, et, en conséquence, ils ne reçoivent pas d'instructions, ni de mandat. Sans doute, l'État qui les élit peut bien leur demander d'appuyer telle ou telle mesure, mais ce sont là de simples conseils, il n'a aucun ordre à leur donner.

Depuis quelque temps, il s'est bien élevé en Amérique une opinion qui, si elle prenait racine, pourrait ramener la confédération américaine au point où elle était avant la dernière constitution. Vous savez que le congrès américain se compose d'une Chambre des Représentants et d'un Sénat. Le nombre des membres de la Chambre des représentants est proportionnel au nombre des habitants de chaque État, et ce sont ces députés qui sont les hommes de l'Union et non d'un État. Mais, à côté, il y a un sénat, et dans ce sénat n'existe pas le principe de la représentation proportionnelle à la population de chaque État; chaque État, que sa population soit forte ou faible, envoie le même nombre de sénateurs, c'est-à-dire deux pour chaque État, et c'est alors comme si les sénateurs votaient par État comme en Suisse; car en Suisse on vote, non par tête, mais par canton; il n'y a qu'une voix pour chaque canton, quel que soit le nombre de députés. Or, au sénat américain, on a tenté de ramener chaque vote à un vote par État. Dès lors, il y a eu quelques personnes, quelques États

mêmes qui, en partant de cette analogie, ont prétendu qu'on pouvait, à la rigueur charger, les sénateurs de prendre telle ou telle mesure, de soutenir telle ou telle proposition, système évidemment contraire à la constitution des États-Unis, système qui ramènerait la constitution américaine à toutes les faiblesses des constitutions fédératives dont nous avons parlé.

Ainsi donc les mandats, et surtout les mandats impératifs, sont concevables dans ces gouvernements fédéraux où le principe de la souveraineté locale est le principe dominant. Mais dans les gouvernements fédératifs où ce principe n'est pas dominant, l'usage des mandats ne peut coexister avec l'unité, et les députés, en conséquence, n'ont pas de responsabilité légale de leurs votes devant leurs commettants. Ainsi, en Amérique, il y a des représentants; en Suisse, il y a des envoyés; le nom même signale la différence des positions. En Amérique, point de cahiers; en Suisse, des instructions, et ces instructions sont ou peuvent être des mandats impératifs. En Amérique, le député n'a pas de compte obligatoire à rendre, il est sans doute moralement responsable, il peut cesser de mériter la confiance de ses électeurs, il est sous l'action de l'opinion publique, mais il n'a pas de compte légal, obligatoire, à rendre à ses commettants, il ne peut être inquiété, ni interrogé en raison des discours prononcés et des opinions émises dans la Chambre, pas même par l'État qui l'a envoyé; tandis qu'en Suisse, le député a un compte à rendre; lorsqu'il retourne de la Diète dans son canton, on examine si ses votes sont conformes au texte de ses instructions,

on lui accorde un bill d'indemnité s'il a bien agi, comme il est exposé au blâme dans le cas contraire.

Enfin une dernière différence; en Amérique, les Députés ont des indemnités payées par le Trésor des États-Unis; en Suisse, ces indemnités sont payées par chaque canton.

Vous voyez que la différence des deux systèmes se retrouve jusque dans les moindres détails. Et vous la retrouverez mieux encore dans les résultats, car dans l'un des deux pays tout marche, tout se développe, dans l'autre tout s'arrête et rien ne se termine. Dans l'un, la question posée bien ou mal se décide, dans l'autre elle peut rester dix ans, quinze ans avant d'être décidée, parce que les instructions données par vingt Corps législatifs ne se rencontrent en aucune façon et qu'on ne peut s'entendre. Et puis, quand ces instructions se rapprochent, toute décision est impossible; il y a, non pas deux, mais dix ou douze avis, ou même davantage. Alors, celui qui n'a pas d'instructions prend l'affaire ad instruendum; celui qui a des instructions, mais ne peut voter la mesure, prend la question ad referendum; un autre prend la décision, mais ad ratificondum, un autre se réserve le protocole ouvert pour que son canton puisse voter. C'est ainsi que des affaires durent vingt ans. Il y en a d'autres qui sortent du cercle parce qu'il est impossible de les terminer.

En France, lors de la convocation des États généraux, chaque ordre, chaque bailliage donna ses cahiers d'instructions, ou, comme on disait alors, des cahiers de doléances, de plaintes. Étaient-ce des

mandats impératifs? Comme, depuis une longue suite d'années, les réunions de ces États généraux n'avaient pas eu lieu, il n'y avait aucune règle précise, rigoureuse; les précédents variaient selon les temps et les circonstances; tout était incertain, irrégulier, et le principe de ces cahiers était une dérivation féodale d'une part et communale de l'autre. C'était un fait anti-unitaire, un reste de ce malheureux morcellement où la France s'était trouvée.

Aujourd'hui évidemment l'unité française, l'unité nationale exclut toute idée de mandat impératif. Le principe de la constitution de l'an III est toujours vrai et toujours applicable. Ainsi que nous l'avons vu, les colléges électoraux ne peuvent délibérer, ils ne peuvent donc donner de mandats impératifs; pour donner un mandat impératif, il faudrait connaître les questions qui seront présentées, comme cela se fait en Suisse. L'idée du mandat impératif serait donc contre la nature même de notre système; les Députés n'ont pas de responsabilité légale, ils n'ont pas de compte obligatoire à rendre; encore une fois, les électeurs les désignent comme les hommes qu'ils croient les plus capables de traiter des affaires du pays, mais il n'y a pas de responsabilité légale des uns vis-à-vis des autres.

Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait point de responsabilité morale, ce qui ne veut pas dire que, chez nous comme en Amérique, le Député ne puisse pas se rendre indigne de la confiance que les électeurs lui ont accordée; ce qui ne veut pas dire que

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