Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE II.

De la nécessité de distinguer le sentiment religieux des formes religieuses, pour concevoir la marche des religions.

La distinction que nous avons tâché d'établir dans le chapitre qu'on vient de lire, a été méconnue jusqu'à présent. Elle est néanmoins la clef d'une foule de problèmes, dont aucun effort n'a pu encore nous donner la solution. Non-seulement l'origine des idées religieuses est inexplicable, si nous n'admettons l'existence du sentiment religieux; mais il se rencontre, dans la marche de toutes les religions, mille phénomènes dont il nous est impossible également de nous rendre compte, si nous ne distinguons entre le sentiment et la forme. Il faut donc ne rien négliger pour rendre

cette vérité manifeste, et pour l'environner d'évidence.

Le sentiment religieux naît du besoin que l'homme éprouve de se mettre en communication avec les puissances invisibles.

La forme naît du besoin qu'il éprouve également de rendre réguliers et permanents les moyens de communication qu'il croit avoir découverts.

La consécration de ces moyens, leur régularité, leur permanence, sont des choses dont il ne peut se passer. Il veut pouvoir compter sur sa croyance; il faut qu'il la retrouve aujourd'hui ce qu'elle était hier, et qu'elle ne lui semble pas, à chaque instant, prête à s'évanouir et à lui échapper comme un nuage. Il faut, de plus, qu'il la voie appuyée du suffrage de ceux avec lesquels il est en rapport d'intérêt, d'habitude et d'affection: destiné qu'il est à exister avec ses semblables, et à communiquer avec eux, il ne jouit de son propre sentiment que lorsqu'il le rattache au sentiment universel. Il n'aime pas à nourrir des opinions que personne ne partage; il aspire pour sa pensée, comme pour sa con

duite, à l'approbation des autres, et la sanction du dehors est nécessaire à sa satisfaction intérieure (1).

De là résulte à chaque époque l'établissement d'une forme positive, proportionnée à l'état de cette époque.

Mais toute forme positive, quelque satisfaisante qu'elle soit pour le présent, contient un germe d'opposition aux progrès de l'avenir. Elle contracte, par l'effet même de sa durée,

"

[ocr errors]
[ocr errors]

"

"

(1) De même que le langage donne à l'homme, pour « les choses ordinaires de la vie, la certitude qu'il n'est « pas le jouet d'un rève qui l'a transporté dans un monde imaginaire, mais que celui dans lequel il se trouve est bien le monde réel, commun à tous ses semblables, (HERACLITE), de même le culte public lui paraît une espèce d'assurance que le sien n'est pas l'œuvre fantastique de son imagination, mais le moyen véritable « de communiquer avec les objets de son adoration religicusc. » (NÉANDER, sur le siècle de Julien.) On pourrait voir dans cette disposition, l'une des causes de l'intolérance, quand elle est unie à la bonne foi. L'homme intolérant persécute les opinions opposées aux siennes, comme si l'existence des premières infirmait les vérités qu'il chérit, de sorte que l'intolérance qu'on attribue à l'orgueil, aurait plutôt pour principe la défiance de soimême, et une espèce d'humilité.

[ocr errors]

un caractère dogmatique et stationnaire qui refuse de suivre l'intelligence dans ses découvertės, et l'ame dans ses émotions que chaque jour rend plus épurées et plus délicates. Forcée, pour faire plus d'impression sur ses sectateurs, d'emprunter des images presque matérielles, la forme religieuse n'offre bientôt plus à l'homme fatigué de ce monde qu'un monde à peu près semblable. Les idées qu'elle. suggère deviennent de plus en plus étroites, comme les idées terrestres dont elles ne sont qu'une copie, et l'époque arrive, où elle ne présente plus à l'esprit que des assertions qu'il ne peut admettre; à l'ame, que des pratiques qui ne la satisfont point. Le sentiment religieux se sépare alors de cette forme pour ainsi dire pétrifiée. Il en réclame une autre qui ne le blesse pas, et il s'agite jusqu'à ce qu'il l'ait trouvée.

Voilà l'histoire de la religion; on doit voir maintenant que si l'on confond le sentiment et la forme, on ne s'entendra jamais.

En effet, comment expliquerez-vous, sans cette distinction, la suite des phénomènes religieux qui frappent nos regards dans les annales des différents peuples?

Pourquoi, par exemple, lorsqu'une forme religieuse est établie, et que la civilisation s'est élevée à un certain degré, l'incrédulité se manifeste-t-elle infailliblement avec une audace toujours croissante? La Grèce, Rome, l'Europe moderne, nous démontrent ce fait.

Vouloir l'expliquer par l'ascendant de quelques individus qui, tout-à-coup, on ne sait pourquoi, se plaisent à sapper dans leur base des dogmes respectés, c'est prendre l'effet pour la cause, et le symptôme pour la maladie.

Les écrivains ne sont que les organes des opinions dominantes. Leur accord avec ces opinions, leur fidélité à les exprimer, fondent leur succès. Placez Lucien dans le siècle d'Homère, ou seulement de Pindare, faites naître Voltaire sous Louis IX ou sous Louis XI, Lucien et Voltaire n'essayeront pas même d'ébranler la croyance de leurs contemporains. Ils le tenteraient inutilement. Les applaudissements que de leur temps ils ont obtenus, les éloges qui les ont encouragés, ils en sont redevables moins à leur mérite qu'à la conformité de leurs doctrines avec celles qui commençaient à s'accréditer. Ils ont dit sans

« PreviousContinue »