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Si l'on faisoit un choix scrupuleux parmi les ha rangues, les discours, les manifestes et les bulletins de Buonaparte, en omettant soigneusement les passages où le secret de son âme s'est trahi, on pourroit donner encore une idée assez avantageuse de lui à des nouveaux venus dans ce monde, qui ignoreroient absolument les faits. Car cet homme est consommé dans l'hypocrisie aussi long-temps que ses passions ne l'emportent pas. Il n'est point de nom sacré, à commencer par celui de Dieu et de la Providence, qu'il n'ait profané en le faisant servir à ses desseins; point de sentiment noble auquel il n'ait appelé; point d'espérance chère à l'humanité dont il ne se soit joué. Les actions sont la pierre de touche des caractères, et celles de Buonaparte n'ont pas besoin de commentaire. Mais puisque l'auteur de l'article, après avoir diffamé les écrits du Prince Royal de Suède, s'attaque à sa carrière publique et même à sa vie privée, continuons le parallèle, et esquissons, par quelques traits rapides, ces deux portraits si fortement contrastés.

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Le Prince Royal de Suède a traversé les temps les plus orageux de la révolution avec une réputation sans tache, Il a toujours été aussi étranger aux factions que prêt à dévouer sa vie pour

la

défense de son pays. Il s'est déclaré de bonne

heure ami de la liberté des peuples; il professe encore les mêmes opinions. La liberté bien entendue n'est que la garantie des droits de chaque individu; tout homme éclairé doit donc l'aimer naturellement. Mais il y a un grand mérite à l'aimer quand on est élevé au rang de souverain, parce qu'alors le droit d'une nation, d'être consultée sur ses propres intérêts, peut paroître une barrière incommode même à l'exercice d'une autorité bienfaisante.

La première effervescence de la révolution étoit éteinte, la France étoit fatiguée des horreurs du fanatisme démagogique, des troubles civils et des désordres de l'anarchie, lorsque Buonaparte s'empara du pouvoir. On ne demandoit que la paix au dehors, le repos dans l'intérieur, et le retour à l'ordre social; on avoit renoncé à toute autre idée. Il a fallu aux François la cruelle expérience de ce que c'est qu'une autorité illimitée remise entre les mains d'un homme sans morale et sans religion, pour les faire gémir après cette même liberté dont une fausse image les avoit égarés, mais qui n'en est pas moins le bien le plus réel auquel une nation puisse aspirer.

Le Prince Royal ne crut donc pas alors sa nation mûre pour un meilleur ordre de choses. Une constitution sagement ordonnée ne peut être ob

tenue que lorsque le besoin en est généralement senti. Le Prince Royal n'agit point contre l'usurpateur, mais il ne dissimula pas ses sentimens. Buonaparte le craignoit, et ne négligeoit rien pour désarmer son opposition et empêcher que les vrais amis de leur patrie ne se ralliassent autour de lui.

Dans une de ces cérémonies que Buonaparte institua pour habituer les François au retour des formes monarchiques, il dit avec satisfaction au général Bernadotte : «< Tout rentre dans l'ancien «< ordre. » — « Oui, citoyen Consul, répondit ce«<lui-ci, tout rentre dans l'ancien ordre; il n'y << manque qu'un million de François qui ont péri "pour la liberté. »

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Lorsque Buonaparte imagina de rétablir en France les anciens titres et les anciennes dignités, pour faire illusion sur la vraie nature de son gouvernement, les honneurs qui furent conférés au Prince Royal de Suède étoient simplement ce qui étoit dû à son mérite; on n'auroit pas pu l'écarter sans exciter les réclamations de toute l'armée. D'ailleurs,la constitution qui nommoit Buonaparte premier Consul lui imposoit expressément l'obligation d'acquitter la dette de reconnoissance contractée par l'état envers les généraux qui l'avoient défendu. Dans cette nouvelle formation de rangs

élevés, ceux qui furent destinés à des capitato victorieux étoient enfin les seuls qui eussent principe de réalité. Dans presque tous les pay Téclat des exploits militaires a primitivement once la noblesse. Les généraux françois furent recompensés pour avoir servi la France; les autre furent pour être devenus les instrumens iccies des desseins de Buonaparte.

Le maréchal Prince de Ponte-Corvo conta de servir la France dans les guerres subséquentas. Quoique la guerre depuis vingt ans ait souvent porté le caractère d'une sombre violence, quelle sembloit avoir perdu pour toujours en Europe, cet illustre guerrier en a su encore adoucir les maux par l'influence de son caractère personnel. Ses soins pour maintenir la discipline; l'art qu'il possède d'animer ses soldats uniquement par le motif désintéressé du point d'honneur; ses ménagemens pour les pays qui furent le théâtre de la guerre; sa compassion pour les malheureux; ses égards délicats pour les prisonniers de guerre, ont été réconnus par tous ceux qu'il a combattus. 114

Les hommes que la nature a désignés par de grandes facultés, par une activité rapide et infatigable, , par un coup-d'œil sûr et pénétrant pour gouverner les peuples, ont besoin de se mou

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voir dans une vaste sphère d'action. Le Prince Royal ne rentra donc pas dans le cercle rétréci de la vie privée lorsqué Buonaparte fut devenu le dominateur absolu de la France; il continua de déployer ses talens et d'approfondir l'art militaire dans des guerres, aux motifs desquelles il étoit étranger et dont il désapprouvoit sans doute le principe; il ne perdit pas l'habitude de diriger de grandes masses d'hommes. Il semble avoir pressenti que l'époque arriveroit où il pourroit employer tous ces moyens d'une manière conforme aux vœux intimes de son cœur. Cet torrent de succès que la France dut dans l'origine à une forte impulsion nationale, mais sur lequel ensuite le nom de Napoléon parut seul surnager, continuoit toujours ses débordemens; sa violence devoit s'affoiblir par ses propres ravages, avant qu'on pût efficacement lui opposer une digue. Mais il étoit à prévoir que le temps d'une réaction universelle arriveroit, et qu'alors ce torrent dévastateur seroit refoulé dans ses bornes. L'ordre du monde civilisé étoit bouleversé; il étoit à prévoir qu'il ne pourroit être rétabli qu'à la pointe de l'épée. La France a sans doute fait beaucoup de mal à l'Europe, d'abord par ses agitations contagieuses, ensuite

TOME II.

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