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Voix au centre: La clôture! la clôture!... (Une vive agitation règne dans l'Assemblée.)

M. Bignon. Messieurs, la communication que vient de nous donner M. le ministre des affaires étrangères n'a point ajouté de motifs nouveaux à l'appui du projet de loi que nous discutons. Soit réserve extrême d'une part, soit inadvertance de l'autre, il me semble que le discours de M. le ministre des finances qui nous a présenté le projet de loi, et celui de M. le rapporteur de la commission chargée de l'examen de ce projet, renferment quelques traits beaucoup plus marqués que celui de M. le ministre des affaires étrangères. En répondant donc à ces deux discours, je répondrai implicitement à celui que vous venez d'entendre.

Jaloux, comme je le suis, Messieurs, de la grandeur de la France et de l'honneur de la couronne, censeur assidu des divers ministères dont l'inhabileté ou la faiblesse ont laissé déchoir notre influence et notre considération politique, ce n'est pas moi qui puis être disposé à venir, sans l'obligation d'un impérieux devoir, combattre des mesures que l'on présente comme tendant à soutenir la dignité du gouvernement; mais, pour approuver ces mesures, j'ai besoin que leur nécessité, leur opportunité, leur urgence me soient démontrées. Si ces conditions ne me paraissent pas remplies; si, d'après ma manière de voir, il n'y a pas lieu d'accéder, du moins dès aujourd'hui, au projet de loi qui vous est soumis, je n'en applaudis pas moins au sentiment qui en a dicié la proposition. En différant d'opinion avec le ministère sur sa demande, j'aime à voir, dans le motif qui l'a produite, une inspiration noble, généreuse, nationale, à laquelle nous serons tous empressés de nous réunir, au moment où nous en reconnaîtrons l'opportunité et la convenance.

Sans doute, nous avons reproché au dernier ministère beaucoup d'occasions perdues, occasions importantes dont il eut pu faire sortir de précieux avantages pour le pays. Ces impressions douloureuses, dont nous avons été tant de fois affectés, M. le ministre des affaires étrangères les a ressenties comme nous. Combien, en effet, l'orgueil français ne dût-il pas gémir dans l'âme de l'honorable ambassadeur du roi en Russie, lorsqu'aux mois de mars et d'avril 1826, un plénipotentiaire anglais négociait, sous ses yeux, avec le cabinet de Pétersbourg, suivait des conférences et dressait un protocole sur les affaires de la Turquie et de la Grèce, sans que la France figurât dans les discussions qui s'agitaient entre ces deux puissances! Nous concevons aisément qu'un tel souvenir doive disposer à de justes précautions pour prévenir le retour d'événemeuts aussi honteux; mais si, dans quelques conjonctures, l'inaction a ses inconvénients pour un Etat de premier ordre, une action intempestive a aussi les siens. Dans la crainte de perdre une occasion heureuse, il faut prendre garde de voir cette occasion là où elle n'existe pas, de la voir avant qu'elle ne puisse exister; il faut surtout réfléchir mûrement avant d'engager son pays dans des routes périlleuses et dans des dépenses prématurées, soit par la peur d'un fantôme, soit pour courir après une chimère.

Le projet de loi, d'après le ministère et d'après M. le rapporteur, renferme des questions d'ordre politique, d'ordre militaire et d'ordre financier. Je vais l'envisager successivement sous chacun de ces trois points de vue, en m'arrêtant davan

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Question politique. « Les affaires de Turquie. • vous a dit M. le ministre des finances ont amené « dans les rapports de quelques puissances des complications auxquelles la France ne doit pas rester étrangère.

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Je ne sais, Messieurs, si vous ne trouverez pas que c'est là poser en fait ce qui doit être en question. A cette assertion tranchante, permettez-moi d'opposer des doules. Pourquoi là France ne devraitelle pas rester étrangère aux complications qu'ont fait naître les affaires de Turquie ? Quelles considérations si décisives pour elle peuvent contraindre son cabinet à se jeter au milieu des débats embarrassés dont il pourrait au contraire lui être utile de demeurer, pour quelque temps du moins, spectateur tranquille et indépendant? Le problème est extrêmement sérieux, et je m'étonne que le ministère ait pu le résoudre d'une manière aussi absolue. Malgré le bon esprit dont il est animé, le ministère, jeune comme il l'est, à peine assis, à peine au fait de l'ordre ou du désordre européen, a-t-il bien réfléchi sur les conséquences enfermées dans une telle solution?

Et, d'abord, Messieurs, que faut-il entendre par ces complications auxquelles la France doit nécessairement prendre part? N'est-ce pas la position complexe de la Russie qui se trouve tout à la fois en guerre avec la Porte-Ottomane pour des intérêts purement russes, et partie contractante du traité du 6 juillet avec la France et l'Angleterre, lequel traité a uniquement pour objet la pacification de la Grèce ? N'est-ce pas surtout l'évidente, l'incontestable diversité de vues et d'intérêts quí existe, au sujet des affaires de Turquie, entre les cabinets de Londres et de Vienne, d'une part, et le cabinet de Pétersbourg de l'autre ? Si la France a pour son compte un contingent de rôle à remplir en ce qui concerne le traité du 6 juillet, question qu'elle doit tendre à simplifier le plus qu'il sera possible, pourquoi irait-elle gratuitement en chercher un second, plus délicat, plus dangereux lui-même au milieu des divergences de cabinets, qui tous peuvent avoir et ont en effet des intérêts si différents des siens?

Le rapport de votre commission devient ici plus explicite que le langage du ministère. Après avoir annoncé " " que nous ne voulons intervenir dans « les affaires intérieures d'aucun peuple » l'honorable rapporteur ajoute: « Il faut que la justice, « que la modération règnent, que tout agrandissement devienne un danger, que d'antiques "nations ne soient plus la proie des voisins avides et ne disparaissent plus dans les partages • provoqués par la volonté d'une force inique et brutale. » Si nous comprenons bien le sens de ces paroles, il s'agirait, en cette circonstance, des projets présumés, ayant pour objet des envahisseinents de territoire capables d'amener la chute d'un empire il s'agirait, en deux mots, car nous ne sommes pas, nous, simples députés, obligés a la même réserve que le ministère; il s'agirait des vues ambitieuses de la Russie, qui peuvent ne tendre à rien moins qu'à la dissolution de l'empire ottoman On pourrait, selon M. le rapporteur, avoir à craindre la possibilité de partages provoqués par la force. Ayous le courage, Messieurs, d'aller au fond des choses et de nous élever au-dessus des préjugés qui ne sont plus applicables à la situation présente des intérêts respectifs des gouvernements. La raison doit cesser d'être dominée par des mots, et de ne plus voir

qu'un épouvantail usé dans le prétendu dérangement d'un équilibre qui n'existe pas. D'abord ces conquêtes, cès partages dont on s'effraie, ne sont pas, ne peuvent pas être l'œuvre d'un jour; mais regardons, si l'on veut, comme vraisemblable la réussite des projets attribués à la Russie. L'exécution de ces projets entraînera les plus grands dangers! Et pour qui! Pour l'Autriche, que la Russie cernera, menacera sur une longue étendue du continent européen; pour l'Angleterre, qu'elle menacera dans la Méditerranée et dans l'Inde. Eh bien, Messieurs, ces suppositions dussent-elles se réaliser et sans réserve, est-il donc bien certain que la puissance française fut affectée, d'une mavière défavorable, par ces changements? Est-il prouvé que les terreurs de Londres et de Vienne doivent, dès aujourd'hui, troubler le sommeil du roi de France? Nous ne le pensons pas, et d'ailleurs ces terreurs elles-mêmes ne sont-elles pas exagérées? Ne rappellent-elles pas celles que causa en Angleterre notre expédition d'Egypte, comme si, dès le lendemain, le commerce de l'lude eût dû être perdu pour elle? Le renversement d'un empire, assis sur des bases si différentes de celles des autres Etats, est-il donc un ouvrage si facile et qui, s'il s'opère, ne doive pas être peniblement, chèrement acheté? Malgré les fastueuses prédictions qui, sans tenir compte ni des difficultés de la nature ni de la résistance des Ottomans, transportent en un jour les Ru-ses sur le Bosphore, malgré l'autorité même du Moniteur du 9 mai, qui s'est fait l'écho de ces merveilleuses prophéties, un œil pénétrant ne pourrait-il pas apercevoir quelque ressemblance entre la marchie de la Russie contre Constantinople, si elle a lieu, et la marche, en 1812, de la France contre Moscou? Quelle que doive être l'issue de cette marche hasardeuse, si l'Angleterre, si l'Autriche peuvent en concevoir de justes alarmes, si elles peuvent y voir des inconvénients prochains pour leurs intérêts spéciaux, ce mouvement des Russes vers l'Asie, n'est-il pas cependant en général un bienfait pour l'Europe, en faisant pencher loin d'elle un colosse qui tôt ou tard eût pu l'écraser?

On objecte que l'Europe n'en sera que plus exposée aux usurpations d'une puissance si gigantesque. Messieurs, une grande et récente expérience nous a fait connaître ce que deviennent des Etats qui ont dépassé toutes les limites. Là où ils ne succombent pas, ils se divisent. Lorsqu'on a dit qu'il valait mieux voir des turbans (1) que des chapeaux à Constantinople, on partait d'un principe erroné en regardant comme possible qu'un même prince règue jamais à Constantinople et à Pétersbourg. A supposer qu'un petitfils des ducs d'Holstein parvint à remplacer les héritiers d'Othman, combien d'années ne faudraitil pas pour asseoir un empire nouveau, pour vaincre toutes les résistances physiques, morales et religieuses qui s'opposeraient à son affermissement? Combien de sacritices seraient imposés à l'empire russe, et par co ubien de combats il aurait à payer des triomphes qui, après tout, ne contribueraient ni à sa prospérité ni à sa force réelle? Le succès même de l'expédition consommé, combien d'années, combien de mois, les cabinets de Pétersbourg et de Constantinople, quoique diriges par des princes d'un meme sang, demeureraient-ils d'accord, lorsque leur position respective développerait, dès le lendemain, une contradiction manifeste entre les intérêts de l'un

(1) Joseph II.

et de l'autre? Napoléon, après avoir couronné ses frères, était obligé de les détrôner pour soumettre à sa politique les Etats qu'ils tenaient de lui. Constantinople ne serait pas plus subordonnée à la voix de l'empereur de Russie, que no l'ont été, en diverses circonstances, La Have, Naples et Madrid à la voix de Napoleon; et, Messieurs, avant la Révolution, depuis la Restauration, ce sont des princes de la maison de France qui règnent à Naples et à Madrid. Est-ce la voix de la France, sont-ce les intérêts de la France qui sont le plus respectés à Madrid et à Naples?

Loin de redouter dans la Russie les téméraires écarts d'une ambition illimitée, peut-être ce qu'il faut craindre le plus est la prudence qui réglerait son ambition. Après avoir conquis la frontière de l'Araxe contre là Perse, n'est-ce pas une chance assez belle pour cette puissance de pouvoir s'assurer, par l'occupation de la Valachie, la frontière du Danube, tout à la fois contre les Turcs et les Autrichiens? Etablir à Bucharest, en contact avec les populations slaves du Banat, de la Transylvanie et de la Hongrie, la Russie va se trouver, en effet, aux portes de Vienne; elle va toucher à ses faubourgs. Un tel résultat peut suffire aujourd'hui à l'habileté de son cabinet, et le danger n'en est que plus grand pour l'Autriche. Voudrait-on que, nouveaux Sobieski (1), les Français allassent sauver cette monarchie du voisinage russe, comme les Polonais la sauvèrent de l'invasion ottomane? Le rapprochement de voisinage n'est pas une invasion. La question, heureusement, est loin d'être aussi avancée; la crise peut se différer longtemps encore, et peutètre, après tout, serait-il difficile d'oublier comment l'Autriche récompense ses libérateurs. Si la France n'est pas dans une position qui rende en ce moment plus sensible pour elle le danger de l'accroissement de la puissance russe, c'est qu'ainsi a été faite cette position de la France par les passions aveugles des cours de Londres et de Vienne. Ainsi l'a voulu la politique de ces deux cours. Eiles doivent en accepter les conséquences.

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Mais, ajoute le discours ministériel, l'emprunt n'a pour but « que de remplir les conditions « d'une politique conservatrice.... Ce n'est pas lorsque des puissances sont en armes, et que d'autres pourraient s'y mettre promptement, que nous pouvons nous reposer sur les événe«ments avec une tranquillité qui ne serait accompagnée d'aucune précaution. >> Telles sont les expressions de M. le ministre des finances. Sur cette seconde assertion, Messieurs, nos doutes sont les mêmes que sur la première. « Des puis"sances sont en armes, et d'autres peuvent s'y « mettre promptement. Qu'importe à la France ces armements actuels ou prochains, si les questions auxquelles ils se rapportent ne se lieut pas à un interêt qui soit direct et immédiat pour elle? S'il ne s'agit que d'un intérêt éloigné, éventuel; quel besoin d'empiéter sur les futurs contingents? Pourquoi nous exposer, par l'imprudence d'une action anticipée, à perdre l'avantage d'une situation qui nous permet d'observer et d'attendre sans compromettre ni le présent ni l'avenir? Les puissances dejà en armes, et en ce moment deja descendues sur le champ de bataille, sout l'empire ottoman et l'empire russe; celles qui pourraient s'armer bientôt sont l'Autriche, l'Angleterre, peut-être d'autres Etats: mais les

(1) Sobieski fit lever le siège de Vienne en 1683.

motifs qui porteraient ces dernières puissances à s'armer existent-ils, et surtout existent-ils dès à présent pour le gouvernement français? La négative peut, à bon droit, se soutenir. Dans le doute, abstins-toi, est un mot aussi juste en politique qu'en morale.

On a beau dire qu'il ne s'agit que de mesures de précaution et de prévoyance, il n'y a pas de guerre à laquelle on ne prélude par des mesures ainsi qualifiées. C'est par un cordon sanitaire qu'a commencé la dernière guerre d'Espagne. Trop souvent on s'arme parce qu'une autre puissance a paru s'armer, et on se bat ensuite parce qu'on s'est mis en mesure de se battre. La guerre éclate parce que des dispositions, faites dans l'esprit d'une politique que l'on appelait conservatrice, ont véritablement préparé la guerre.

Cependant lorsqu'une grande partie de l'Europe pourra bientôt être sous les armes, la France seule restera-t-elle désarmée ? Quoi, Messieurs, la France est donc une puissance désarmée, malgré son budget d'un milliard! Elle ne devrait pas l'être sans doute; mais enfin si notre état militaire est tel que notre orgueil n'ait pas lieu d'en être flatté, si nous ne présentons pas à l'Europe une masse de forces très redoutables, par cela même nous ne sommes menaçants pour personne, nous ne causons d'inquiétude à aucun Etat étranger. Dans l'abus de la victoire, on nous a, d'autre part, tellement dépouillés, qu'on n'a plus rien à nous prendre. C'est un triste avantage assurément, mais enfin chaque position a le sien; ne perdons pas celui de la nôtre, puisqu'elle nous permet de rester immobiles au milieu d'un ébranlemement qui peut devenir général.

Là s'élève une question nouvelle. Est-il en notre pouvoir de rester immobiles impunément? Sur ce point, Messieurs, je deviens affirmatif au plus haut degré. Oui, la France peut rester immobile, si elle juge que ce parti lui convienne. Je n'excepte de cette immobilité que la part de concours qui lui appartient dans la question de la Grèce, concours dont l'activité ne pourra qu'obtenir notre pleine approbation, mais dont les dépenses ont été prévues et n'entraînent pas la nécessité d'un emprunt.

J'en demande pardon au ministère; il a succédé à des administrations descendues si bas, que, malgré ses meilleurs sentiments, il tombe sur lui un triste reflet de la conduite de ses prédécesseurs. A la nouvelle de l'emprunt proposé, le premier mouvement de beaucoup de personnes a été de s'enquérir quelle influence subissait en cette occasion notre cabinet. Le vent qui souffle aujourd'hui vient-il des bords de la Néva ou des bords de la Tamise? Cette question s'est répétée de toutes parts. Le soupçon est offensant, injuste; mais c'est un legs que le dernier ministére a jeté sur l'administration nouvelle. Tant de fois on a vu les ministères précédents céder tour à tour aux volontés de Londres, de Pétersbourg et de Vienne, et même proclamer leur faiblesse à cette tribune, que des esprits craintifs ont pu mettre en doute l'indépendance du nouveau ministère. Admettons que l'Angleterre, l'Autriche et la Russie fassent des démarches auprès de notre gouvernement pour le faire sortir de son inaction. Ce n'est pas dans un même sens que penvent être dirigées ces démarches. Il ne s'agit pas là d'une croisade qui ne doive avoir qu'un drapeau comme celle de la Sainte-Alliance. Deux drapeaux opposés s'élèvent, et la France est sollicitée de se ranger sous l'un ou sous l'autre. Cette opposition, Messieurs, fait notre sûreté.

Nulle de ces puissances ne peut nous obliger de nous joindre à elle, Nous n'avons pas besoin d'être armés pour un tel genre de résistance. La déclaration seule d'une volonté ferme nous délivrera de toute importunité. S'il en était autrement et que quelque cabinet audacieux prétendit nous entraîner de force avec lui, ce serait alors qu'à la voix du monarque la France se lèverait tout entière et aurait bientôt prouvé à l'Europe que son roi n'est pas un vassal fait pour obéir à l'ordre d'un suzerain! Mais, Messieurs, cette hypothèse est bien superflue, et les diverses puissances que touche de près la lutte engagée sur les bords de la mer Noire auront autre chose à faire que de venir nous chercher querelle.

Le ministère se serait-il persuadé qu'au milieu des vues contradictoires de la Russie, de l'Angleterre et de l'Autriche, il peut se trouver un beau rôle à jouer pour le gouvernement français, celui de tenir la balance entre ces puissances rivales? L'idée est grande, élevée; elle se manifeste dans le discours de M. le rapporteur lorsqu'il nous dit: Pour que notre intervention soit efficace, il faut que l'état de nos forces soit respectable. » Messieurs, le mot d'intervention est prononcé; mais avons-nous bien calculé toute l'étendue de sa signification, et sera-ce un état de forces suffisant pour un tel rôle que l'élévation de notre armée au simple pied de paix?

K

Il faut, avant tout, un juste rapport entre les moyens disponibles et les prétentions. Si c'est un malheur, une honte d'être, pour la pensée, au-dessous de ses moyens réels, c'est aussi une faute, quoique plus honorable, d'avoir des pensées au-dessus de ses moyens, ou bien il faut être résolu aux plus extraordinaires efforts. En 1813, lorsque l'Autriche, alliée de la France, se sépara de cette alliance pour intervenir entre les parties belligérantes, elle appuya bientôt celte prétention de toutes les forces de sa monarchie. Nous ne nous mêlons pas de prévoir s'il peut venir un temps où il convienne à la France de s'interposer de même entre les puissances dont la lutte se prépare; mais, dans le cas de l'affirmative, ce n'est pas 80 millions qu'il faudrait demander aux Chambres, ce serait 200 millions et 200,000 hommes. Ce qui nous semble certain, c'est que ce moment, s'il doit jamais venir, est encore bien loin de nous, et qu'aujourd'hui les projets du ministère, s'il a des projets arrêtés, ne peuvent, quels qu'ils soient, légitimer un emprunt actuel de 80 millions. Cet emprunt, à vrai dire, ne serait qu'un ballon perdu.

Au milieu des réflexions que fait naltre la demande d'un fonds extraordinaire, il est une remarque qui se présente d'elle-même à tous les esprits, c'est que le ministère semble n'avoir fixé ses regards que sur une partie du continent, et en compter pour rien tout le reste. On n'allègue, pour cause de l'emprunt, que les affaires de Turquie. Sommes-nous donc, Messieurs, arrivés à un état de choses tellement satisfaisant que nous n'ayons pas besoin de jeter les yeux ailleurs, et particulièrement sur la Péninsule? Est-il donc convenable de scinder ainsi l'Europe, de scinder nos finances, et de faire, pour chaque pays, des dispositions partielles, les unes par la voie extraordinaire d'un emprunt, les autres par la voie ordinaire du budget? Nous est-il bien possible de parler de l'Orient sans que notre esprit soit préoccupé de ce qui se passe en Espagne et en Portugal? Tout doit marcher ensemble dans un bon gouvernement; et qui sait si le point maintenant

négligé ne sera pas bientôt celui qui devra le plus particulièrement appeler sa surveillance? Si le cabinet britannique, soumis à des influences nouvelles, a rappelé ses troupes d'un pays où un autre esprit les avait envoyées, croit-on que cette conduite, pour être contraire en apparence au système précédent, ne soit pas toujours persévérante et identique dans son but, toujours dirigée par le mobile invariable de son intérêt exclusif? Qui sait si un égoïsme, que ne couvre plus l'honorable nom de la liberté civile et religieuse, après les démonstrations temporaires d'une colère vraie ou fausse, devenant tout à coup plus indulgent pour une usurpation qu'il condamnait naguère, ne consentirà pas à la reconnaitre moyennant le renouvellement de traités expirés, la concession de quelques privilèges de plus, et l'abandon de droits que le Portugal constitutionnel semblait vouloir défendre ou ressaisir? Qui peut du moins douter que celte puissance, peu scrupuleuse, ne soit également capable de faire, selon les circonstances, tourner à son bénéfice seul, soit le rétablissement de l'autorité légitime de don Pédro, soit l'affermissement du pouvoir usurpé de don Miguel? Ces craintes n'eussent pas été déplacées même pendant l'existence du ministère anglais qui, par conviction ou par calcul, semblait avoir pris quelques engagements d'honneur avec la justice et l'humanité. Pourraient-elles ne pas être permises à l'égard d'un ministère qui, dès son début, a montré l'intention de marcher dans des routes différentes?

le

Lorsqu'à côté de cette hypothèse, qui n'a rien d'invraisemblable, nous considérons ce qu'a produit pour nous l'occupation de l'Espagne; lorsque nous voyons un gouvernement, notre débiteur, et qui n'existe que par nous, payer tous nos sacrifices par des hostilités véritables, s'attacher à nous enlever, par des actes successifs, peu d'avantages dont nous jouissions sur son territoire, ouvrir à d'autres nations l'accès qu'il ferme à notre industrie et à notre commerce, estt-il donc si manifeste qu'indifférente sur la Péninsule, la pensée du ministère doive se porter de préférence sur Constantinople et Pétersbourg?

Mais, Messieurs, si même nous voulons admettre que les affaires de Turquie aient pour la France toute la gravité que le ministère paraît y apercevoir, existe-t-il une véritable urgence pour la mesure qu'il vous propose? Peut-être a-t-il jugé que cette urgence était réelle le jour où il vous a fait sa proposition. Peut-être en ce moment, si elle n'était pas faite, ne la ferait-il pas. Il est trop évident que rien n'est fixe encore, que rien n'est encore irrévocablement arrêté dans la plupart des cabinets. Jamais on ne vit partout plus de fluctuation et d'incertitude. Nulle de ces puissances, une seule peut-être exceptée, ne sait bien si, ce qu'elle veut aujourd'hui, elle le voudra demain. En général, l'étrange situation de l'Europe met au plus grand jour l'extrême imprévoyance des hommes qui, depuis quatorze ans, s'en sont constitués les régulateurs. Un esprit d'une haute portée a paru un moment à la tête d'un gouvernement voisin: il est tombé; et le gouvernement qu'il dirigeait a été jeté, par un entrainement de parti, dans un mouvement rétrograde. Partout les affaires sont au-dessus des hommes; partout la puissance intellectuelle des cabinets paraît lutter avec désavantage contre le cours matériel et moral des événements. Le nouyeau ministère de la France n'a pu, jusqu'à ce jour, ni prendre sa place ni marquer son rang.

L'épreuve sera difficile: il la soutiendra sans doute avec honneur; mais nous croyons que l'un de ses premiers devoirs est de ne précipiter aucune mesure, de ne jamais séparer, dans sa pensée, les parties de l'Europe les plus distantes entre elles, de tout voir, de veiller sur tout à la fois, et de ne demander des votes de fonds, particulièrement au point de la session où nous sommes arrivés, que d'après des calculs d'ensemble pour tous les besoins de la politique générale. Conformément à ce principe, le projet de loi qui vous est soumis devrait, dans tous les cas, à ce qu'il me semble, être renvoyé à l'époque de la discussion du budget, où, tout en vous occupant de l'année 1829, vous aurez aussi à pourvoir aux nécessités éventuelles de l'année courante.

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Question militaire. Si le rapport de votre commission, Messieurs, a, sous le point de vue politique, porté les explications plus loin que l'exposé ministériel, il nous a aussi, sous le point de vue militaire, révélé un fait important dont je regrette qu'il ait été le premier à nous instruire. Il nous apprend que « les sacrifices faits jusqu'ici « par la France, n'ont pas satisfait aux besoins de «l'état de paix. » Il convient que les dépenses du ministère de la guerre seront augmentées

par l'appel, dans les cadres de l'armée, d'une « quantité d'hommes qui auraient dû s'y trouver sans dépenses nouvelles. » Il reconnaît qu'à cet égard nos plaintes seront légitimes, car si notre armée est au-dessous du pied de paix, c'est, nous a-t-il dit, « parce que des dépenses excentriques << ont absorbé une partie des fonds qui auraient dû être uniquement consacrés à cet objet. » Ainsi, au montant du déficit reconnu, déclaré par M. le ministre des finances, il faut ajouter un autre déficit composé de la somme nécessaire pour reporter notre armée au pied de paix, sur lequel des fonds annuellement votés avaient dû l'entretenir. Pouvait-il, en effet, se piquer d'un grand respect pour nos lois de finances, le ministre qui se jouait de la vie et du sang des citoyens; le ministre qui, voyant dans l'armée dont il était le chef une grande maréchaussée à l'usage du pouvoir absolu, voyant dans les habitants paisibles de la capitale des ennemis du roi dont il fallait avoir raison par un vigoureux coup de collier (1), avilissait de nobles armes et profanait la sainteté de notre drapeau, tantôt en troublant les funérailles du plus vertueux des hommes, tantôt en assujettissant nos bataillons affligés à la voix d'une police perverse et à la direction d'agents provocateurs !

Il y a dix ans, un autre ministre de la guerre avait aussi violé audacieusement les prescriptions de son budget. L'impunité a produit l'imitation. Craignez, Messieurs, les suites d'une impunité nouvelle. Ces dépenses excentriques dont parle M. le rapporteur, ce détournement de fonds, enlevés à leur destination légale pour être affectés à un emploi de caprice, ne formentils pas un véritable délit de concussion? Et ce serait pour remplacer le vide résultant d'un pareil abus que nous serions réduits à voter un emprunt extraordinaire! Non, Messieurs, le mal est l'ouvrage d'une mauvaise administration; c'est à une administration meilleure de le réparer par un régime d'ordre, par des méthodes

(1) Expressions de la lettre de M. de Clermont-Tonnerre à M. le général de Montgardé.

bien entendues d'économie. Un grand conseil a été établi auprès du ministère de la guerre. Composé de généraux habiles qui ont vaincu l'Europe, ce conseil n'ignore pas que nulle part, sur le continent, il n'existe un département de la guerre aussi dispendieux qu'en France; que partout, avec moins d'argent, on produit davantage; qu'en plusieurs pays on a des armées dont le total disponible, au besoin, est double ou triple du nombre d'hommes présents dans les corps. Ce conseil n'ignore pas que, de 1808 à 1812, le roi de Prusse, condamné par la volonté du vainqueur à n'avoir qu'une armée de quarante mille hommes, en avait fait passer sous le drapeau plus de cent cinquante mille; en sorte qu'en 1813 il put présenter cent cinquante mille homines exercés sur le champ de bataille. Pourquoi la France serait-elle toujours en arrière des autres Etats dans les améliorations faciles? Au reste, nous ne nous permettons pas ici d'émettre une opinion sur un système, quel qu'il soit. Peu importe à la France les moyens, les procédés qui seront jugés les meilleurs par le gouvernement: ce qui importe à la France, c'est de ne pas payer, chaque année, des sommes énormes, pour n'avoir qu'un état militaire insuffisant; c'est de n'avoir pas besoin, malgré ses votes annuels, de recourir périodiquement à des votes extraordinaires pour faire remonter son armée à la hauteur du pied de paix.

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Question financière. Comme il n'est pas d'institution utile qui ne porte avec elle son iuconvénient, celui d'un bon système de crédit est de disposer les gouvernements à devenir enprunteurs sans nécessité. Si le ministère n'avait pas sous sa main la précieuse et tout à la fois dangereuse ressource du crédit, certainement il se garderait bien de demander 80 millions à l'impôt. Cependant, c'est bien à l'impôt qu'il les deniande. Le crédit prête, c'est l'impôt qui paye. Songez-y, Messieurs, ce n'est pas un acte sans gravité que la création d'une reate annuelle de 4 millious, rachetable par un fonds nouveau de 800,000 francs ajouté à l'amortissement, sans la création simultanée d'un accroissement de revenu, destiné à servir la rente de l'amortissement jusqu'à l'extinction du total de cette dette nouvelle. Entrer aussi légèrement daus la voie des emprunts, c'est faire un premier pas sur la pente d'une montagne. Une fois lancé dans cette route, on ne peut plus s'y arrêter. C'est ainsi que, dans sa haine insensée contre la puissance française, l'Angleterre est arrivée au point où nous la voyons aujourd'hui. Les cendres de Napoléon pèsent du poids de vingt milliards sur sa tête, de manière que tout mouvement est devenu un danger pour elle. Nous sommes loin sans doute d'une situation aussi effrayante, mais nous avons récemment éprouvé que toujours une première dépense, imprudemment hasardée, amène d'autres et plus considérables dépenses à sa suite. Nul de vous n'a perdu de vue que c'est par un emprunt de 100 millions qu'a commencé la masse de 400 millions déjà absorbés par la guerre d'Espagne, sans compter ce que les affaires de la Péninsule pourraient nous coûter

encore.

Il serait superflu de faire observer que tout fonds extraordinaires mis à la disposition d'un gouvernement devient une occasion de désordre; qu'ainsi la prudence prescrit d'être avare de semiblables déterminations. Loin de moi la pensée d'accuser les personnes. Le mal que j'indique est

dans la nature des choses. Plus on a de moyens de dépenser, plus on dépense. A peine l'emprunt de 80 millions sera-t-il voté, que les ministres de la guerre et de la marine vont, dans les intentions les plus droites et les plus honorables, si déjà ce n'est chose faite, élever des prétentions rivales, afin d'obtenir la plus grande part possible de ces fonds pour leurs départements respectifs; et de même, dans chacun de ces départements, les diverses branches de service formeront à l'envi des demandes plus ou moins exagérées. Ainsi sont faits les individus et les corps, les ministères et les hommes. Je ne veux pas rappeler les dilapidations de la guerre d'Espagne, dont nous espérons que le scandale ne se renouvellera jamais, du moins au même degré; mais l'expérience prouve que la possibilité d'être prodigue entraîne les gouvernements à la prodigalité. En 1816, 1817, 1818, des sommes plus ou moins fortes en rentes furent mises à la discrétion du ministre d'alors, les unes pour des besoins éventuels, les autres pour des destinations nominatives, mais toutes sous l'assurance ministérielle que, sur les sommes votées, il y aurait un fexcédent dont il serait fait réserve. Jamais les réserves promises n'ont eu lieu; jamais emprunt n'a été remis intact aux Chambres. Votés une fois, tous ont été dépensés également et dans leur totalité. En vain nous formerions aujourd'hui d'autres espérances. Quand des fonds sont faits, une nécessité, vraie ou fausse, ne manque jamais à leur emploi. Pour mon compte, Messieurs, je mets d'abord en doute la nécessité présente d'un vote de fonds extraordinaire en second lieu, cette nécessité fût-elle patente, il resterait à décider si le mode d'un emprunt est indispensable; si le ministère n'a pas sous sa main une masse de fonds circulants ou une masse de fonds inactifs assez considérable pour n'avoir pas besoin de recourir à un emprunt actuel. N'oublions pas ici que le budget qui vous est proposé autorise le ministre à émettre jusqu'à la concurrence de 150 millions de bous royaux applicables aux besoins du Trésor pour 1828. Dans tous les cas, quelque parti que l'on prenne, soit recours à un emprunt, soit ouverture d'un crédit extraordinaire, ce ne sera toujours qu'à l'époque de la discussion du budget que l'un ou l'autre de ces deux systèmes devra être adopté.

Je m'abstiendrai, comme la commission, de tout détail sur le meilleur mode d'emprunt qu'il peut convenir de préférer; mais il est une observation qui me semble lui avoir échappé et que je crois devoir vous soumettre. Au lieu de demander une somme quelconque en rentes, ne serait-il pas plus régulier que le ministère fit ses demandes en capital? La somme demandée en rentes donnera, par exemple, pour résultat des quotités diverses, selon qu'elle sera négociee en cinq, quatre et demi ou trois pour cent. L'incertitude disparaîtrait si c'était en capital que fût déterminée la somme de l'emprunt.

Dans toutes les suppositions que le ministère et la commission ont présenté ou laissé entrevoir, pour appuyer le projet de loi, j'ai cherché en vain, Messieurs, des motifs qui soient de nature à commander son adoption. Faudra-t-il en chercher dans ce qu'on ne nous dit pas? Ce serait une question différente. Il y a, je le sais, des esprits laciles, disposés à croire que le ministère ne nous dit pas tout; qu'il projette plus qu'il n'annonce et qu'il tiendra beaucoup au delà de ce qu'il promet. Cette confiance à un

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