Page images
PDF
EPUB

Ceux qui n'ont pas craint de le tenir ont donc été sourds aux lamentations de notre agriculture. Quel est le genre de manufactures dont ils puissent, avec la moindre raison, s'attribuer les progrès? Ils ont osé citer Lyon; à Lyon même, il y à un an, les cris de la misère se faisaient entendre...

La situation des manufactures de ce vaste empire est telle, qu'à aucune époque les efforts de ceux qui les dirigent n'ont été aussi infructueux; et je ne crains pas de le dire: depuis trois ans la plupart de nos honorables manufacturiers, dans tous les genres, ne travaillent que pour se soustraire à la ruine que leur prépare la stagnation forcée de leurs ateliers par le manque d'écoulement de leurs produits. Plusieurs ont déjà succombé dans cette lutte fâcheuse, et un plus grand nombre encore se débat dans les angoisses d'une perte qui devient tous les jours plus grande. Ils en accusent hautement l'impéritie de ce ministère, qui leur a laissé ravir successivement les plus précieux débouchés au dehors, et qui a épuisé leurs ressources au dedans par une surcharge énorme d'impôts indirects.

Messieurs, il n'est pas de la dignité de cette tribune de répondre par des dénégations formelles aux assertions audacieuses que je viens de repousser; mais vous satisferiez au vou du commerce en ordonnant une enquête sur les faits; elle ne vous laisserait malheureusement aucun doute sur les résultats que j'oppose à de maladroites apologies. Vous seriez effrayés de l'énorme quantité de capitaux qui se sont engloutis malgré d'impuissants efforts. Eh! comment l'implacable faction qui dominait ce ministère aurait-elle été sensible aux angoisses de notre industrie, qui demande en vain, depuis deux ans, qu'on assimile la politique de la France, vis-à-vis des Amériques, à celle de l'Angleterre, des Pays-Bas et même de la Prusse! De nouvelles doléances ont encore été portées au ministère actuel. Il paraît qu'elles seront sans succès, et qu'il est réduit à gémir de ne pouvoir y faire droit; mais son impuissance sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, annonce trop clairement dans quelles entraves il se débat encore. C'est à nous à l'en affranchir, en nous l'associant dans une fidèle exécution de la Charte. Gagnons tous ce commun abri qu'elle soit pour nous un port après tant d'orages, pour le ministère un appui contre la faction qui le domine en feignant de le protéger. (Vive adhésion à gauche.)

Mes lumières, ma conscience m'ordonnent de voter contre le projet de loi, ou du moins pour son ajournement. (Une longue agitation s'élève dans l'Assemblée.)

M. de Roux. Messieurs, le gouvernement nous demande une allocation destinée à créer de nouveaux moyens de défense et à garantir le maintien de la paix en nous préparant à la guerre si les circonstances en amènent la nécessité.

Je suis disposé, pour ma part, à voter pour le projet de loi qui nous est proposé, je croirais même faire injure aux nobles sentiments de la France si je motivais mon opinion; elle repose tout entière sur la magnanimité et la modération du monarque qui nous gouverne. Oui, pour la défense des intérêts du pays et pour le maintien de l'honneur français, nous pouvons nous en fier à l'auguste héritier d'Henri IV et de Louis XIV.

Je suis loin de vouloir ici tracer la ligne que doit suivre sa politique: les relations diplomiatiques nous sont inconnues, elles ne sont pas

d'ailleurs de notre ressort; mais, comme un opinion exagérée qui a eu des échos nous présente l'ennemi là où il n'est pas, je dois, quoique cette opinion compte peut-être aujourd'hui un peu moins de partisans, me joindre à ceux qui aperçoivent le véritable ennemi là où il est. Ce n'est pas que je veuille me faire l'apologiste de la guerre, la paix est un de nos premiers besoins, et plus qu'un autre je désire qu'elle ne soit pas troublée; mais, s'il faut avoir la guerre, faisonsla dans notre intérêt et non dans l'intérêt d'autrui.

Je crois avoir assez démontré, à l'occasion de l'adresse en réponse au discours du trône, que si l'humanité nous a portés à nous joindre aux autres puissances pour faire cesser l'effusion du sang et abolir la piraterie dans l'Orient et pour rendre aux Grecs les droits naturels, les droits de cité dont ils doivent jouir sous l'empire du souverain des contrées qu'ils habitent, la politique et le soin de notre prospérité nous commandent cependant de ne pas faire une puissance indépendante et maritime d'une population qui, méconnaissant la protection que l'Europe lui accorde, n'a répondu aux services qu'elle en reçoit que par le pillage de ses navires et la torture de ses marins.

Je vous montrais par la proclamation des Grecs (Voyez le Moniteur du 14 janvier 1828) qu'ils admettent que la piraterie a été nécessaire, et par conséquent qu'elle peut le redevenir, et je vous disais que si vous en faisiez un peuple maritime vous ne pourriez plus naviguer dans le Levant, à moins que vous ne vouliez entretenir à jamais dans ces mers des escadres nombreuses. Eh bien, Messieurs, mes prévisions se verifient déjà. Déjà les agents des Grecs nous menacent, menacent l'Europe de voir la mer couverte de leurs forbans si nous nous ne leurs prodiguons pas nos trésors. (Voyez le Moniteur du 24 avril 1828.) Ainsi, plus ils prendront de force, plus ils auront l'habitude de la mer, et plus aussi la piraterie deviendra chez eux une arme formidable et incessamment menaçante.

N'attendons pas pour ouvrir les yeux qu'une autre crainte que je vous ai témoignée se věrifie. Ce peuple si sobre et si actif, si avantageusement placé sur les confins de l'Europe, de l'Asie et de l'Afrique, qui peut se procurer à si bas prix les objets de première nécessité et les approvisionnements de toute espèce, ferait ses armements à meilleur marché que nous, bientôt il nous mettrait hors d'état de rivaliser avec lui, il nous supplanterait partout, et, à l'aide de sa marine marchande, il élèverait une marine militaire puissante, tandis que chez nous, la ruine de notre commerce entraînerait celle de notre marine, qui ne pourrait plus se recruter.

N'invitons pas l'Europe à la guerre pour qu'elle, et nous, ayons à gémir sur la gloire même que nous aurions acquise; ne répandons pas notre sang, ne dissipons pas nos trésors, je ne dis pas pour la querelle d'autrui, mais encore pour nous mettre dans une position qui n'est ordinairement la suite que des plus déplorables défaites; et gardons-nous de sacrifier l'avenir d'une patrie qui nous a chargés avant tout du soin de défendre ses intérêts.

Gardons-nous aussi de nous associer à l'injustice et à la spoliation. On ne craint pas de nous offrir d'hypothéquer les fonds qu'on demande à l'Europe pour les Grecs, sur les 5/6 des terres de la Morée, qui, dit-on, vont tomber dans leurs mains. Et à qui donc appartiennent ces terres?

n'ont-elles pas aujourd'hui de propriétaires? et qu'ont fait ces propriétaires pour se voir ainsi dépouillés? Est-il de notre dignité de nous immiscer dans de telles et odieuses mesures, que réprouve le droit des gens même à la suite de la victoire et admettrions-nous le principe que s'il se trouvait de prétendus descendants des Gaulois, ils pourraient venir aussi nous chasser de nos héritages? N'avons-nous donc pas quelqu'intérêt à conserver avec la Turquie des relations qui subsistent depuis si longtemps?

ses

Cet empire est l'un des plus grands consommateurs des produits de nos fabriques. Lyon, Orléans, le Languedoc et la Provence peuvent en rendre témoignage, on peut dire qu'il manufactures chez nous: nous lui renvoyons ouvrés ses cotons, ses laines et ses soies; il n'y a pas même jusqu'à ses monuments funèbres qu'il venait demander à notre industrie, et qu'il nous demanderait encore si des droits élevés, qui équivalent à une véritable prohibition, ne nous privaient des marbres qui en faisaient la matière.

Nous rétablirons, je l'espère, de si importantes relations, et si nos forces se dirigent dans le Levant, ce ne doit être que pour y conserver notre antique prépondérance, et pour y rétablir l'ordre et la paix. Des sentiments généreux et la foi promise veulent que le traité de juillet 1827 soit exécuté, mais un entraînement qui nous jetterait au delà des limites de ce traité et de l'esprit qui l'a dicté, aurait de funestes conséquences: au lieu qu'en usant, d'accord avec nos alliés, de notre ascendant auprès de la Porte, pour lui faire entendre combien il est dans son propre intérêt de traiter indistinctement en citoyens tous ses sujets chrétiens, nous rendrons à l'humanité et aux Grecs eux-mêmes qui sont disséminés dans le vaste empire ottoman, un service bien plus signalé que ne le serait l'indépendance de ceux-là seulement d'entre eux qui habitent le Péloponèse et ses iles.

Ce n'est donc point là, Messieurs, que je puis voir l'ennemi en ce moment. Tournons plutôt nos regards vers Alger. La France a pù jusqu'ici espérer d'obtenir par la patience la satisfaction qu'elle demande à cette puissance, et une telle conduite jusqu'à ce jour peut être justifiée par la modération qui accompagne la force. Cet état de choses ne peut cependant pas se prolonger longtemps, il nous porte plus de préjudice qu'aux Algériens mêmes. Ceux-ci sont, il est vrai, bloqués chez eux par nos vaisseaux, mais ils n'ont rien à faire au dehors: ils ne sont pas commerçants, et ils ne cessent pas de recevoir, comme par le passé, les productions étrangères dont ils ont besoin; les pavillons neutres y pourvoient.

Il n'en est pas de même de nous: la mer nous est nécessaire, et, quoique je doive rendre cet hommage à la sévérité de notre blocus et à la vigilance de notre brave marine, que bien peu de corsaires ont pu mettre à la voile, et que nous n'avons pas à nous plaindre d'avoir éprouvé des prises de grande importance, je dois cependant vous faire remarquer que nous supportons des pertes funestes à notre commerce et aux produits de nos départements méridionaux.

Quelques corsaires parviennent à sortir, d'autres peuvent sortir encore; c'en est assez pour semer des craintes bien fondées : dès lors des opérations commerciales ne peuvent se faire que sous la protection des escortes, et la nécessité où sont les navires d'attendre les époques du départ des

convois augmente leurs dépenses. Les primes d'assurances les accroissent aussi considérablement sans qu'on puisse retrouver cet excédent sur le prix de la denrée.

Nos vins du Midi, par exemple, ne se vendent pas plus chèrement dans le Nord, quels que soient les frais qu'ils supporteat; ils abondent tellement que c'est le consommateur et non le producteur qui en fixe le cours. Le poisson salé, qui trouve son débouché dans les contrées méridionales, ne peut pas non plus supporter une augmentation de prix, la consommation en serait arrêtée.

Nos vignobles et nos pêcheries se trouvent donc en perte de tous ces surcroîts de frais; et, si j'analysais les autres branches de commerce, je pourrais démontrer qu'elles éprouvent un semblable préjudice.

Mais un danger bien pire que le mal que je signale nous menace: nous pouvons à chaque instant voir surgir une foule de corsaires de toutes les nations, qui se couvriraient du pavillon algérien; la Méditerranée alors ne serait plus navigable, et l'Océan lui-même présenterait de grands dangers.

Enfin, calculez, Messieurs, les dépenses qu'occasionne à l'Etat la guerre passive que nous faisons. Le 5 mars dernier, M. le ministre des affaires étrangères nous disait que dix bâtiments, dont un vaisseau de ligne et cinq frégates, sont consacrés au blocus d'Alger, et vingt-cinq autres destinés à escorter les expéditions du commerce; depuis cette époque, un ou deux corsaires sont sortis: il faut aussi les bloquer dans chacun des ports où ils se sont réfugiés: une frégate est à Alexandrie, il faudra également l'y tenir bloquée; vous voyez ainsi que notre marine sera bientôt exclusivement employée à maintenir ces écumeurs de

mer.

Ah! Messieurs, si nous avons à faire la guerre, n'est-ce pas contre un pareil état de choses que nous devons la diriger? N'est-ce pas vers le Midi que nous devons porter nos forces; n'est-ce pas là qu'est effectivement l'ennemi?

Quelle est donc la contrée où l'Europe peut en trouver un plus ancien et plus acharné qu'à Alger? Cet ennemi qui frémit dans le port où nous le tenons enchaîné n'est pas un adversaire ordinaire il ne connaît aucun droit des gens; ses prisonniers ne sont pas traités comme ceux d'une nation civilisée; ils deviennent esclaves, sont jetés dans les bagnes ou vendus et condamnés aux plus rudes travaux, les traitements qu'ils endurent sont d'autant plus cruels que leurs maîtres farouches espèrent en retirer une plus forte rançon.

Ce n'est donc plus de la liberté d'autrui que nous avons à nous occuper, c'est de celle de nos concitoyens, de nos frères ! Elle est chaque jour en péril! Nos marins, ceux de nos alliés peuvent la perdre à tout moment! C'est l'esclavage des Francs qu'il faut avant tout abolir !!!

Autrefois, Messieurs, la politique des grandes puissances était de laisser subsister ce fléau des nations elles y trouvaient cet avantage, que les pirates contenus par la crainte, n'attaquant pas leur marine et ne courant que sur celle des petits Etats qui étaient alors très nombreux, leurs pavillons jouissaient d'une sécurité qui assurait à leur commerce une grande prééminence. Maintenant un système plus loyal nous régit, nous ne voulons rien aux dépens des autres peuples, une libre concurrence est ouverte pour tous.

Autrefois, les religieux de la Mercy faisaient dans chaque royaume des quêtes pour la rédemp

32

[Chambre des Députés.]

tion des captifs; les pieuses aumônes qu'ils recueillaient servaient a composer la rançon d'infortunés compatriotes, et il n'est pas sans exemple que quelques-uns de ces hommes incomparables soient allés se dévouer à la servitude pour délivrer les malheureux dont ils prenaient la place: maiutenant, Messieurs, ce corps n'existe plus.

Autrefois, les chevaliers de Malte faisaient une guerre active aux Algériens, ils protégeaient les peuples faibles, ils opposaient une digue puissante aux armements des pirates. Cette digue est aujourd'hui renversée, et le forban peut courir imounément sur sa proie quand elle est sans défense.

Autrefois, la crainte des représailles pouvait en quelque sorte les contenir; maintenant nos mœurs, nos lois nous défendeut d'avoir des esclaves chez nous et de condamner nos prisonniers à ramer sur des galères.

Messieurs, en l'état actuel de la politique de l'Europe, qui ne ressemble en rien à celle d'autrefois, toutes les nations sont intéressées à ia répression de la puissance algérienne. Et nous, provoqués par l'ennemi commun, après avoir donné pendant une année entière la preuve d'une magnanime patience, laisserons-nous échapper l'occasion de défendre la cause de l'Europe entière, et d'affranchir à jamais les natious des tributs qu'elles paient pour acheter la paix et la sécurité momentanée de leurs pavillons!

L'ennemi n'est pas nombreux; 15,000 Asiatiques au plus exercent un empire absolu dans le royaume d'Alger, le reste des habitants n'a pulle affection pour ses dominateurs. Il me semble qu'il serait facile à la France de contenir une si petite troupe, surtout lorsqu'il ne s'agit pas d'attenter aux droits et aux propriétés des Algériens, mais seulement de leur imposer l'obligation de respecter le droit des gens auquel sont soumises toutes les nations policées; de renoncer à la course, dont ils ont tant abusé; d'abolir chez eux l'esclavage des Francs.

Mais, pour cette fois, puisque l'Europe est réunie sous le même drapeau, qu'elle ne se laisse point tromper par des promesses qui pourraient être éludées, exigeons de bonnes garanties qui assurent pour toujours l'exécution de ce noble traité.

La cession, sur ces côtes, de quelques ports fortifiés nous offrirait ces garanties en même temps qu'elle nous mettrait en relation avec les Bédouius, à qui nous pourrions être utiles avec avantage pour nous.

Ne nous livrons pas au désir de nous approprier les plus belles terres qui bordent la Méditerrannée, mais ne négligeons pas les avantages que présente un sol superbe, que nous voyons presque de nos demeures, auquel nous pouvons communiquer en quatre jours, et qui est propre à produire les précieuses denrées que nous allons chercher dans les contrées les plus lointaines. Au lieu de tenter de les maîtriser ou de les asservir, traitons en amis les naturels du pays; apprenons-leur à se gouverner par des lois qui leur conviendront; ne les contrarions pas dans l'exercice de leur religion; reportons dans ces contrées la civilisation, qui les avait autrefois si éminemment distinguées, et nous verrons les Africains, quittant leurs habitudes nomades, se réunir successivement dans des demeures tables. Donnons-leur des instruments d'agriculture, et ils ne tarderont pas d'étre étonnés eux-mêmes de nous offrir en échange les productions des deux Indes.

N'en doutons pas, ils deviendraient bientôt nos amis, s'ils ne nous connaissent que par nos bienfaits.

M. de Tracy. Messieurs, le projet de loi soumis en ce moment à votre discussion est d'ute importance à laquelle ne semble pas répondre le laconisme inusité qui se fait remarquer danl'exposé des motifs, et dont sans doute vous avez été frappés comme moi. Le respect que je dois à la Chambre et au mandat dont la confiance de mes concitoyens m'a honoré, ne me permet pas d'adopter une forme aussi expéditive dans l'examen d'un sujet de cette gravité.

Assurément, Messieurs, rien n'est plus facile (la France le sait trop par expérience) que de transformer en loi le projet qui vous est soumis; après une discussion plus ou moins longue, un certain nombre de boules déciderait la question, et tout serait fini. Mais quand tout est fini pour nous, c'est alors, au contraire, que commencent pour les contribuables, pour nos commettants enfin, les véritables difficultés. En effet, que de peines, que de sacrifices ne devront-ils pas s'imposer, pour créer d'abord, pour prélever ensuite sur la satisfaction de leurs premiers besoins, la valeur de ce surcroît de charges, de ces 80 millions qu'on leur demande, et qu'en définitive ils devront payer un peu plus tôt, un peu plus tard, sous une forme ou sous une autre? Voilà ce qui doit toujours être présent à notre pensée.

Quant à moi, Messieurs, je considère comme un devoir absolu celui de ne disposer par mon vote de l'argent de mes concitoyens, pour quelques dépenses que ce soit, que dans le cas où leur nécessité indispensable me sera démontrée jusqu'à la plus entière évidence. Cette règle sévère m'est dictée non seulement par la considération que toute charge consentie sans de tels motifs est un abus coupable, une spoliation légale; mais encore par la conviction où je suis que la véritable liberté, l'indépendance politique intérieure et extérieure, ces biens les plus précieux de tous, sont dans chaque pays en raison inverse du fardeau des subsides, comparé aux moyens qu'ont les citoyens d'en supporter le poids. Je sais que, pour combattre cette opinion, on pourrait citer des exemples souvent produits comme de puissants arguments. Mais je les crois plus spécieux que solides, ce qu'il me serait facile, je pense, de démontrer s'il eu était besoin.

D'après les principes que je viens de poser, je pourrais m'en tenir à ce peu de mots, et voter simplement contre le projet de loi, car si l'exposé des motifs ne renferme rien qui puisse déterminer la conviction en faveur de son adoption, le rapport de votre commission ne supplée pas, selon moi, à une insuffisance aussi manifeste; mais il ne convient pas d'écarter, par une espèce d'ordre du jour, une question aussi impor tante; dès qu'elle est livrée à votre discussion, il est nécessaire de l'examiner dans toutes ses parties, et même, au besoin, de suppléer aux données positives qui nous manquent, par des conjectures tirées des faits qui nous sont connus. La question qui nous occupe se divise naturellement en deux parties: l'une, relative aux motifs allégués en faveur du crédit demandé; l'autre, qui se rapporte aux moyens de réaliser ce crédit, par la création de 4 milions de rentes 5 0/0, et d'un fonus d'amortissement correspondant à cet accroissement de ia dette publique consolidée. Tels sont les deux objets distincts de l'examen auquel je dois me livrer.

La première partie de cet examen est assurément la plus difficile, en s'appuyant même sur les développements contenus dans le rapport de la commission. Il y est dit, en effet, que la France veut et espère le maintien de la paix, qu'il est nécessaire à son bonheur et à sa prospérité, vérités que personne certainement n'est tenté de contredire; mais en même temps on y entrevoit qu'il s'agit de s'opposer à l'exécution de certains projets, auxquels il semble difficile de mettre obstacle sans courir les chances vraisemblables d'une guerre ou plutôt d'une lutte formidable.

Si, à ces deux données très difficiles à concilier, vous joignez celle du désir et de l'espérance manifestés d'obtenir l'exécution du traité du 6 juillet, dont le but, assure-t-on, est de rendre aux Grecs une patrie, ou, en d'autres termes, d'assurer leur indépendance, il en résulte un assemblage de faits dont les conséquences opposées les unes aux autres ne me présentent de toutes parts qu'incertitude, confusion et obscurité.

Pour pénétrer dans tous ces mystères il faudrait peut-être posséder le talent de deviner, dont je suis privé, et qui n'est pas rare chez nos voisins: vous en avez eu la preuve dernièrement lorsqu'un journal étranger vous a appris plus de huit jours à l'avance la demande qui vous serait faite et même la destination des 80 millions. Pour moi, Messieurs, je n'ai d'autre moyen de in'éclairer que ce qui a été dit dans cette enceinte, et je continue l'examen commencé.

La suite du rapport de la commission, loin de dissiper mes doutes, ne fait que les augmenter; car j'y vois que ces 80 millions ne sont pas destinés à mettre les armées de terre et de mer sur un pied de guerre extraordinaire, mais de les élever seulement au pied de paix. Mais à quoi donc ont été employés les fonds alloués aux deux énormes budgets des deux ministères de la guerre et de la marine? C'est ce qu'il reste à savoir, et c'est ce qu'il faudrait dire. Ce n'est pas tout on annonce que par de meilleures combinaisons qui vont être adoptées et par des économies bien entendues on pourra atteindre le but proposé sans augmentations de dépenses. Mais alors pourquoi demander 80 millions, et que veut-on en faire? Seraient-ils destinés à rassembler seulement des approvisionnements? Comment une somme aussi énorme pourrait-elle être absorbée par ce seul emploi, même dans la supposition que nos arsenaux seraient dans un état de dénûment qui heureusement est loin d'exister, si je ne suis pas trompé ? Une telle supposition ne peut, dans aucun cas, justifier et motiver la demande qui vous est faite.

Je sais, Messieurs, que, suivant les règles d'une sage conduite diplomatique, il ne convient pas, dans quelques cas, de s'expliquer sur certains sujets avec une entière liberté, qu'on ne doit même les aborder qu'avec une prudente circonspection mais il faut en convenir, l'observation de ces règles a été portée à notre égard jusqu'à l'excès, et la situation de la France est en ce moment la plus étrange qu'on puisse imaginer. Ordinairement, pour toute nation, au moment d'être entraînée à faire la guerre, la question se réduit à savoir si cette guerre aura lieu entre elle et une autre nation voisine, ou si la paix sera maintenue pour nous, Messieurs, il en est tout autrement. Nous ne savons même pas, en cas de guerre, avec qui, pour qui, contre qui, nous la ferons; dans quels lieux, dans quel hémisphère, sur quel élément les coups devront être portés; et c'est

T. LIV.

dans une telle situation, qui ne révèle que trop le peu d'indépendance de nos relations au dehors qu'on se flatterait d'obtenir de vous l'allocation du crédit demandé! Je ne puis croire que vous y consentiez, et j'aime à espérer que vous ne voudrez pas consacrer les trésors de la France, accablée du fardeau d'un énorme budget, à l'accomplissement de projets que vous ne sauriez approuver, puisqu'ils vous sont inconnus.

Messieurs, je souhaite le maintien de la paix, parce que je la crois non moins compatible avec l'honneur et la diguité de la France que nécessaire à sa prospérité, à la consolidation de nos institutions et à leur complet développement; et je pense que, sans renoncer aux avantages incalculables de la paix, nous pouvons suivre la ligne tracée par les inspirations d'une politique à la fois étendue, généreuse et éclairée.

Pour mériter ces titres honorables, la politique convenable à notre époque doit s'attacher à bien connaître les causes premières dont les événements ne sont que les symptômes visibles, et calculer leur puissance ainsi que leur tendance irrésistible; et, tout en cherchant quelquefois à modérer leur impulsion, elle ne doit jamais commettre la faute de s'engager dans une lutte imprudente dont l'issue serait funeste. Cela posé, elle doit reconnaître comme un fait que les événenents qui depuis plusieurs années fixent l'attention de l'Europe sur ses contrées crientales, ne sont qu'un épisode du grand drame qui se déroule à nos yeux sur divers points du globe, et qui nous montre partout la civilisation et le christianisme étendant progressivement leur empire aux dépens des gouvernements et des cultes fondés et perpétués par la force et par l'ignorance. Ne voyons-nous pas en effet dans ces contrées redevenues célèbres à de nouveaux titres, les soldats de l'Evangile animés du double enthousiasme de la foi chrétienne et de l'indépendanee nationale, et de l'autre les ministres du Coran, excités par le fanatisme musulman et par l'orgueil d'une domination que le temps et la politique de l'Europe peut-être, ont pour ainsi dire légitimée?

Tel est, Messieurs, le point de vue élevé où il faudrait se placer pour juger sainement, selon moi, la question de la 'Grèce elle apparaîtrait alors dégagée des exagérations dans tous les sens, des illusions d'un enthousiasme plus classique que politique, mais aussi des inculpations facheuses par lesquelles on a tenté de diminuer l'intérêt que cette cause inspire. Elle se montrerait enfin ce qu'elle est réellement, une conséquence nécessaire du grand mouvement politique et religieux que j'ai signalé précédemment. Les limites dans lesquelles je dois me renfermer, et plus encore l'insuffisance de mes talents, me défendent de traiter avec toute l'étendue convenable un sujet si digne de vos méditations, et je me hâte, Messieurs, de rentrer dans la question particulière qui vous est soumise.

L'examen auquel je me suis livré aura, j'espère, pour résultat d'établir que la demande de quatreingts millions n'étant pas appuyée de motifs suffisants pour constater sa nécessité, ni même son utilité, vous ne pouvez l'adopter, car je ne suppose pas qu'on pense à faire valoir comme déterminants les motifs puisés dans la confiance que doit inspirer l'administration actuelle. Ces considérations, du plus grand poids dans des relations personnelles, et qui sous ce rapport auraient mon assentiment, je les repousserai toujours dans la position particulière où nous place notre mandat. Je n'examinerai même pas si ce

3

crédit une fois voté, vous avez la certitude que l'emploi en serait fait par les ministres qui s'engagent à vous en rendre compte, et si vous avez à cet égard toutes les garanties suffisantes. Je me renferme dans le principe rigoureux, dont l'observation ne peut jamais porter atteinte à la considération due à tout ministre digne d'une juste confiance, c'est que cette confiance, si étendue qu'on veuille la supposer, ne doit, dans aucun cas, déterminer la Chambre à voter, sans des motifs clairs et précis, aucune charge ou impôt, sous quelque forme qu'on les présente.

Quant à la seconde partie de la question, celle qui regarde le moyen de réaliser le crédit demandé, elle pourrait être l'objet d'une discussion non moins utile qu'importante; mais dans la crainte d'abuser trop longtemps de l'attention de la Chambre, je me bornerai, pour le moment, à quelques réflexions succinctes. Je regarde comme funeste le système d'emprunt proposé, à cause de la facilite qu'il présente pour accroître avec rapidité la dette consolidée; je ne blâme pas moins le principe qui semble en quelque sorte établi, principe qui consiste à regarder la voie des emprunts en rentes comme un moyen naturel et nécessaire de faire face aux dépenses extraordinaires et imprévues. Les conséquences de ce principe une fois consacré, ne seraient pas moins désastreuses qu'inévitables, et ne pourraient manquer, selon moi, d'accabler le pays de charges énormes toujours croissantes pendant plusieurs années, jusqu'au point où devenues insupportables, elles auraient amené le moment, plus ou moins éloigné, d'une banqueroute devenue nécessaire, j'oserai dire légitime. L'accroissement rapide d'une dette publique ainsi constituée est encore funeste sous d'autres rapports, et je la considère comme le plus grand obstacle au développement des facultés d'une grande nation, au progrès de son industrie, enfin, de son bien-être physique et moral. C'est en vain qu'elle chercherait dans des institutions les mieux entendues un remède à ce mal, qui me parait être le véritable fléau dont les sociétés modernes doivent avant tout chercher à se préserver. D'après cette conviction, si une impérieuse nécessite m'imposait le devoir de voter un emprunt, je repousserais de toutes mes forces le moyen de le realiser qui vous est proposé, moyen dont il a été fait jusqu'à présent un si grand abus, et auquel toute autre voie me semble préférable. Je borne là mes observations, sauf à les développer quand les articles seront en discussion.

Permettez, Messieurs, qu'en me résumant j'ajoute encore quelques mots, devenus nécessaires par la nature même de cette discussion. Rendous-nous mutuellement une justice qui nous est due, en reconnaissant que tous, dans cette enceinte, nous sommes animés des mêmes sentiments pour la dignité et l'independance de notre patrie commune. Nous ne pouvons differer sur ce point. Mais comment l'une et l'autre sontelles où peuvent-elles être intéressées dans la circonstance actuelle ? Voilà toute la question.

Eh bien! Messieurs, selon moi la première condition de la dignité d'une nation consiste dans la nature et le développement de ses institutions, et je mets au premier rang celles qui fondent l'économie et qui rendent impossibles le désordre et la prodigalité.

Quant à l'indépendance, premier besoin des nations, elle repose avant tout sur un système dans lequel chacun, au besoin, est prêt à se dévouer à la défense de tous; système que toute

l'Europe a adopté, et dont nous sommes seuls privés. Voilà le moyen de la faire respecter si elle était menacée. Rien assurément, selon moi, n'annonce ce danger. Mais s'il existait cependant, qu'on nous le dise, et l'on verra comment la France sait répondre à l'appel qui jamais ne lui sera fait en vain. Ce ne sera pas alors par le don de 80 millions, mais par l'abandon de tous ses trésors, par l'élan de sa population tout entière qu'elle manifestera sa puissance et son énergie. Et quant à nous-mêmes, Messieurs, si quelque expérience acquise pouvait encore être utile, si les jeunes défenseurs du pays voulaient nous admettre à ce titre à l'honneur de partager leurs dangers, nous irions nous joindre à eux pour ne les quitter que quand ils nous diraient : «Nos anciens, vous pouvez vous reposer ; maintenant nous en savons plus que vous. »>

Dans l'état actuel de la discussion je vote contre l'adoption.

M. Bessières. Messieurs, je voterai pour le projet de loi comme un moyen de subvenir aux différents services qui, n'ayant pas été suffisamment dotés jusqu'à ce jour, réclament d'utiles et profitables allocations que le crédit peut seul leur fouroir. C'est dans ce sens que je présenterai un amendement dont je me réserve de développer spécialement les motifs dans la discussion des articles, et auquel est strictement subordonné mon vote en faveur de l'emprunt. D'après cet amendement, l'article 1er serait rédigé ainsi qu'il suit :

[ocr errors]

« Le ministre des finances est autorisé à faire « inscrire au graud-livre de la dette publique 4 millions de rente, 5 0/0 jouissance du 22 « mars 1828, dont la moitié du produit sera ré« partie à titre de crédits supplémentaires, et « dans les formes prescrites par l'article 152 de <«< la loi du 25 mars 1817, entre les chapitres du a budget de la guerre et de la marine, compre"nant le matériel de l'artillerie et du génie, la réparation des places fortes, l'approvisionne«ment de la flotte et les dépenses extraordinaires que pourraient nécessiter l'exécution du traité du 6 juillet et la guerre avec Alger. 1 « L'autre moitié sera appliquée à la construction! « et réparation des routes. »

Le but de cet amendement est, en prélevant là somme dont l'exécution du traité du 6 juillet vienidrait à nécessiter l'emploi, que la plus forte portion de l'emprunt soit exclusivement affectée aux dépenses du matériel, dont je suis le premier à reconnaître l'urgence et le profit, et aux services insuffisamment dotés, dont l'utilité est indépendante des circonstances, et de la conviction où je suis que la France doit s'abstenir de tout ce qui pourrait l'entraîner à y prendre part.

Quant à l'effectif de l'armée, je crois qu'il faut se garder de l'accroître.

Mais avant d'exposer à la Chambre les motifs qui se tient directement à ma proposition, elle me permettra de lui soumettre quelques considérations générales sur les questions que la discussion présente a soulevées; elles viendront d'ailleurs à l'appui de cette proposition en elle-même.

On me semble trop préoccupé par les événements extérieurs dans leurs rapports directs avec la France. Je crois qu'en se défendant de l'influence vague qu'exercent sur les meilleurs esprits ces urots de circonstances actuelles, on n'y trouvera rien qui, dans un but militaire, impose à notre situation présente les efforts, les sacrifices dont le nouvel emprunt pourrait n'être que le prélude.

« PreviousContinue »