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nombreuses, on peut donner l'administration à des mandataires non associés. Vous ôtez cette faculté aux sociétés-journalistes; vous fixez même à un taux énorme la part que leurs mandataires doivent avoir dans l'entreprise : et, comme si ce n'était point assez de difficultés, vous voulez qu'ils soient censeurs. Vous le savez, Messieurs, les riches ne sont pas toujours lettrés, les lettrés sont rarement riches, surtout s'ils ne veulent pas vendre leur plume au pouvoir.

Si cependant, contre toute attente, les journaux surmontaient toutes ces difficultés, la tendance et la confiscation les attendent; car tout ce qu'il ya d'illégal, de monstrueux, se trouve accumulé dans cette loi qui a la prétention d'émanciper la presse périodique.

Mais ce n'est pas assez d'arrêter la publicité dans l'avenir: on veut la faire rétrograder: et pour cela, on détruit les sociétés établies. La loi de tendance au moins avait reconnu l'inviolabilité des journaux existants: devant la loi actuelle, ils sont comme s'ils n'étaient pas; et leur position est pire, car, obligés de se reconstituer d'après les formes nouvelles, incompatibles avec leur organisation, ils ont les mêmes obstacles à vaincre, et il s'y joint encore tout l'embarras de sortir des engagements qui les lient et qu'ils ont contractés sous la foi de la loi en vigueur.

maîtres de l'esprit du journal, et même de ses intérêts; et une seule faute de leur part, dans la déclaration, par exemple, peut entraîner sa ruine. C'est à ce prix que les journaux actuels pourront jouir des concessions du projet, et ce projet ne leur offre réellement que la perspective de tout perdre, avec l'impossibilité de rien con

server.

Dans l'article 15, la commission ne marche plus avec le projet; celui-ci n'était qu'absurde, elle le rend odieux. Apparemment qu'elle a jugé que pour les Français íl valait mieux être oppresseur que ridicule. Vous allez voir que la loi de tendance valait encore mieux.

Sous la loi de tendance il faut une succession d'articles faisant corps de délit; le jugement est rendu par les cours royales, en audience solennelle de deux chambres; la suspension peut être moindre d'un mois, et ce n'est qu'au second procès de tendance qu'elle peut être prononcée d'un à trois mois. La commission l'a prononcée du premier coup après le second délit de publication, et cumulativement avec des dispositions pénales qui portent l'amende au quadruple, sans préjudice des peines de récidive prononcées par le code, et après un article où les amendes sont déjà pour minimum le double du minimum fixé par les lois antérieures. Je persiste dans mon idée et je trouve ce pleonasme de pénalité aussi ridicule que tyrannique. Mais pour cela la suspension pour cause de tendance disparaît-elle de la loi? Non, Messieurs; votre commission l'y conserve, non plus écrite dans la loi, mais confiée au pouvoir descrétionnaire des

décideront probablement par les antécédents; car, s'il ne s'agit que de l'article seul, il y a une peine qui lui suffit. Pour que le délit soit plus ou moins grave, il faudra donc examiner le ton habituel du journal, et voilà la tendance reproduite, sans la garantie de la haute magistrature.

Les journaux existants doivent faire la déclaration préalable: nouveau moyen de les détruire par les peines qui peuvent en résulter. Mais une déclaration leur était prescrite par la loi de 1819: ils l'ont faite. En demander une nouvelle, n'estce pas dire que la loi les supprime? Le seul bé-juges; ils apprécieront la gravité du délit. Ils se nétice qu'elle leur accorde, c'est de garder leur cautionnement: quant aux gérants, il fallait bien les dispenser d'en prendre un quart; car ce cautionnement a déjà ses propriétaires. Mais on se dédommage, en les forçant à justifier qu'ils sont propriétaires d'immeubles d'une valeur d'au moins cent mille francs, puisqu'ils doivent payer 500 fr. de contributions directes. S'ils ne sont pas assez riches, on les destitue. Mais si leur fortune est d'une autre nature, on les destitue encore. Mettront-ils cette fortune en immeubles? C'est inutile on exige qu'ils soient propriétaires depuis un an, et il faut les présenter dans trois mois. L'erreur ne peut aller plus loin.

Les sociétés établies n'ont pu prévoir ce que demanderait la loi. Les contrats qui les lient ne paraîtront plus réguliers à ses yeux.

Il faudra remplacer des gérants investis de leur confiance, par des gérants qui conviennent à la loi. Ces nouveaux gérants conviendront-ils à tous les associés? Qu'un seul les refuse, et la société est dissoute. Elle se réformera, dites-vous, mais combien de temps entraîneront, dans une si vaste entreprise, la dissolution et la réformation! Ce ne serait pas assez d'une année, de deux ans peut-être. Le projet donne trois mois!

Les gérants des sociétés réuniraient en vain les qualités requises par la loi la nécessité de révéler les conditions de l'entreprise n'éloignâtelle qu'un seul associé, y jette les mêmes germes de destruction. L'obligation de signer chaque feuille est une nouvelle entrave. Un homme de quelque consistance sociale peut répugner à voir son nom imprimé tous les jours à 15 ou 20,000 exemplaires pour apprendre à la France que c'est lui qui répond corporellement du contenu du journal. En donnant la signature sociale aux gérants, ou bouleverse encore ce qui existe. Désormais, deux ou trois hommes seront

Voici maintenant la confiscation. La loi, il est vrai, n'est pas explicite; elle ne dit pas que le tribunal peut supprimer définitivement; mais ne sait-on pas que, pour un journal, être supprimé trois mois, c'est n'être plus? N'être plus ! la commission ne le veut même pas. En vain renoncerait-on à continuer le journal au bout de trois mois le cautionnement demeure en dépôt, et ne peut recevoir une autre destination. Voilà avec quelle légèreté sont élaborées nos lois. La commission a voulu enchérir sur l'article 15, en rendant impossible la continuation du journal avec un autre gérant ou sous un autre titre. Le projet ne voyait de moyen d'éviter cette résurrection qu'en paralysant le cautionnement, ce qui compliquait la difficulté. Mais pourquoi la commission, qui défend de renouveler la déclaration préalable, veut-elle ôter aux propriétaires la disposition de leur cautionnement? Pourquoi obliger les commanditaires à laisser leurs fonds dans une opération qui ne promet plus que des pertes? Pourquoi surtout détenir le cautionnement, quand il ne peut plus y avoir de journal?

Mais la société pourra le continuer dans trois mois. Oui, comme tout Français majeur et jouissans des droits civils? Pourquoi donc retirer son cautionnement? Est-ce pour la punir? Mais n'y a-t-il pas déjà et des gérants et des auteurs punis, et un journal supprimé ? C'est donc l'argent que vous mettez en prison. Voilà une admirable innovation !

Mes forces et votre patience s'épuiseraient à descendre dans les contradictions, dans les dé

ceptions que présente le projet de loi. Parlerai-je de cette déclaration dérisoire qui donne à tout Français le droit de publier un journal sans autorisation préalable, comme si cette dispense était une dérogation au droit commun, et comme si les journaux étaient tombés dans le domaine du pouvoir? Il semble à ce langage que le gouvernement mette l'opinion en régie, et en concède l'exploitation moyennant un cautionnement.

Messieurs, si nous avons jamais la liberté de la presse, j'en remercierai peut-être les ministres, car nous en sommes réduits à remercier du mal qu'on ne nous fait pas. Mais c'est de l'auteur de la Charte que nous tenons nos droits, et si nous acceptons comme une concession ce qu'on n'a pu nous ravir que par des lois attentatoires à la Charte, nous violons notre mandat, et substituons par une novation imprudente une concession réVocable et conditionnelle au droit imprescriptible que nous devons conserver à la France, qui nous en a commis le dépôt.

On ne crée pas seulement des catégories de personnes on introduit encore des distinctions dans les biens, car voici désormais des propriétés auxquelles le Français ne pourra succéder qu'à vingt-cinq ans, et dont l'étranger sera exclus.

Les journaux dispensés du cautionnement, par ordonnance royale, devront ne contenir ni nouvelles, ni matières politiques; mais qu'on vienne à se repentir du privilège, on cherchera dans tel article littéraire ou d'antiquités une allusion plus ou moins directe à des événements récents. Voilà encore les tribunaux transformés en académies, à moins qu'on ne déclare que cette autorisation sera enlevée sans jugement; perfectionnement introduit par la commission qui fait une mention supplémentaire des ordonuances qui retireront les dispenses. Probablement ces contraventions s'ajouteront à la jurisprudence du Conseil d'Etat. Mais ce n'est pas tout, la commission ajoute à la suppression, des peines corporelles et pécuniaires; et à moins qu'on ne donne encore au Conseil d'Etat le droit de les appliquer, voilà bien les tribunaux obligés d'examiner si le journal littéraire a fait incursion dans le domaine politique.

Je dois répondre aussi à l'étrange assertion faite par M. le rapporteur à cette tribune, que nos institutions encore en France ne pourront de longtemps être émancipées de l'arbitraire. Je crois plutôt que c'est le pouvoir qui n'a pas encore fait assez de progrès pour aimer la publicité. Je voudrais qu'il apprit enfin que l'expression libre de l'opinion l'entoure de lumières, et donne à son action une force plus réelle. Je crois encore que la France est digne des bienfaits de la Charte, et qu'après une sévère tutelle de quatorze années, c'est prendre mal son temps que de nous proposer pour la presse périodique un régime plus dur que les lois imposées jusqu'ici. Ces lois, si oppressives qu'elles fussent, s'annonçaient au moins comme transitoires, tandis qu'aujourd'hui on veut que notre vote fixe la législation. N'acceptons point, Messieurs, cette terrible responsabilité; qo'on ne reproche pas à la Chambre réparatrice d'avoir opprimé légalement la presse et d'avoir effacé l'article 8 de la Charte.

Je vote contre le projet de loi.

M. Méchin. On nous a proposé de briser pour jamais le sceptre de plomb de la censure; de rétablir, comme principe immuable dans notre législation, la libre publication des écrits périodiques, et de supprimer ces procès de tendance, où l'absurde le disputant à l'injuste, d'une série

de faits innocents en eux-mêmes, concluait à un délit punissable.

Mon premier mouvement a été d'accepter, non ces concessions, comme le dit M. le rapporteur, mais ces restitutions que j'apprécie à une haute valeur.

J'ai considéré que, quelles que fussent les révo lutions ministérielles, ces restitutions nous préserveraient des caprices et des coups de l'arbitraire, et qu'en présence d'un ennemi qui ne consent pas encore à s'avouer vaincu, il ne fallait pas manquer l'occasion de lui arracher une arme dont il pourrait peut-être un jour faire de nouveau un usage funeste. Je me suis donc inscrit au nombre des défenseurs du projet de loi.

Toutefois, un examen attentif m'a fait regretter que l'article 18 ne fût pas à lui seul toute la loi. J'aurais vu, sans m'alarmer, chercher dans une combinaison et même une aggravation de peines répressives, des garanties que, sans violer les principes et retomber dans des erreurs dangereuses, on ne peut demander à un système préventif.

Mais, rempli d'une juste confiance dans les lumières de cette Chambre, réfléchissant que nous ne sommes plus au temps où la raison et la parole y avaient perdu leur puissance, encouragé par le souvenir récent de la discussion de la loi sur les listes électorales, et y puisant la confiance que le ministère joindra loyalement ses efforts aux nôtres pour faire le mieux possible, je me suis déterminé à conserver mon rang d'inscription.

Le ministère sait d'ailleurs qu'indissolublement unis pour l'accomplissement de notre glorieux mandat, nous marchons vers le même but, d'un pas égal, et soit que nous acceptions, soit que nous refusions, j'espère que la majorité déjouera des calculs et des espérances téméraires.

J'ai dit que l'article 18 eût dû être à lui seul toute la loi. Il me semble que des considérations d'une haute et sage politique l'eussent ainsi conseillé. Ce gage d'union, jeté au milieu de nous, eût été reçu aux applaudissements unanimes, car je ne veux pas compter quelques voix qui n'ont que de rares et faibles échos, et qui seraient bientôt réduites au silence, si le pouvoir ne paraissait trop souvent se laisser intimider par elles.

Je ne serai point injuste, je tiendrai compte des difficultés; je ne m'en dissimule aucune, mais je demande qu'on porte ses regards au delà d'un horizon trop circonscrit, et que l'on considère quel appui on pourrait attendre d'un grand peuple dont les exigences se bornent au maintien de ses droits constitutionnels.

Ce serait une grande erreur de croire que l'abrogation de la loi de 1822 laisserait la société désarmée devant cet ennemi redoutable. La loi du 9 juin 1819 ne reste-t-elle pas tout entière, et cette loi n'est-elle pas rigoureuse? N'est-ce pas à elle que nous devons et les cautionnements excessifs, et les doubles et les quadruples amendes, et l'éditeur responsable?...

Plus de cent journaux hebdomadaires ou semihebdomadaires, ou paraissant par livraisons irrégulières, dans l'intervalle d'un mois, sont imprimés à Paris, indépendamment des journaux politiques quotidiens, qui ne sont qu'au nombre de neuf.

Pour ces publications, le cautionnement est mortel, car leurs produits sont très faibles; ils ne pourraient supporter ni les intérêts, ni la part du bénéfice qu'exigent les bailleurs de fonds. La

plupart et les plus utiles ne subsistent que par le concours désintéressé de leurs auteurs, ou les libéralités des amis des arts, des lettres et des sciences.

Je sais que les ressentiments plus ou moins justes qu'ont excités certaines feuilles littéraires font confondre avec elles tous les autres écrits périodiques qui peuvent s'affranchir du cautionnement.

Je les ai défendues ces feuilles, et quelquefois les voyant dépasser le but avoué par la raison et le goût, j'ai été tenté de m'en repentir; mais je me suis souvenu de ce que j'ai appris d'un grand maître, qu'il fallait gouverner une nation dans son génie, ses goûts, ses affections, et non contre ses affections, ses goûts, son génie. Le Français est né malin; il aime l'épigramine (Murmures). Messieurs, c'est du Boileau; -et, chose digne de remarque, la satire proprement dite est le genre de littérature qui a eu le moins de succès parmi

nous.

Des plaisanteries ont servi d'arines à des hommes qui se sont crus menacés ou blessés dans leurs droits: il est bon que l'humeur s'évapore, et il me semble que faire un triage mesquin de toutes ces petites douleurs, c'est montrer une susceptibilité outrée, et que l'homme d'Etat doit. voir les choses de plus haut et dans un ensemble plus vaste.

Les rédacteurs de l'article 2 l'ont écrit sous l'influence de la pensée de l'éditeur responsable. C'est encore elle qui va dicter presque tous les articles ultérieurs. Les éditeurs responsables sont transformés en un gérant responsable, simple ou multiple. Les conditions imposées et le sort réservé à ce gérant sont tels, qu'on a peine à concevoir qu'il puisse se trouver un homme de quelque consistance personnelle qui se chargeât d'un tel fardeau. Cette condition ne pourrait être que celle d'un homme qui n'aurait pas d'autres moyens d'assurer son existence. La rédaction d'un journal quotidien est le travail d'un grand nombre d'écrivains; l'examen de ces productions diverses, destinées à une impression rapide et à une publication sans intervalle, est une fatigue inappréciable pour ceux qui ne l'ont pas subie. Quelle sera l'anxiété du gérant qui s'y résignera en présence d'un guichet toujours prêt à se fermer sur lui, et du fisc guettant l'instant de dévorer sa fortune!Ce gérant, riche de 50,000 fr., el propriétaire d'une action dans l'entreprise, sera sans doute un accusé d'une importance plus grande que l'éditeur fictif d'aujourd'hui; mais la balance de la justice pèse au même poids le riche et le pauvre, et le délit ne sera pas plus apparent pour elle sur la tête de l'associé actionnaire, et en outre propriétaire d'un capital de 50,000 francs, que sur celle d'un honnête homme malheureux, que la nécessité forcera à se dévouer et à engager sa liberté. Le scandale sera le même; les incertitudes des magistrats n'en seront que plus grandes, parce qu'ayant à frapper à la fois le corps et la fortune, leur jugement serait la cause de plus de dommages.

Ce n'est pas tout: la signature responsable de ce gérant sera inscrite au bas de chaque feuille. Ce n'est pas assez que, remise entre les mains du procureur du roi, sa signature le constitue en présence de la sévérité du parquet; il faut que tous les jours il brave publiquement les inimitiés et les vengeances. Vous avez intérêt (et c'est le but où vous tendez) que cet éditeur responsable soit un homme honnête. Quel homme digne de cette qualification voudra voir son nom exposé

comme un vil plastron à tous les traits de l'amour. propre blessé ou de la conscience mise à nu? Consentira-t-il à se placer en sentinelle à la porte d'un bureau de journal, comme un spadassin prêt à répondre à tout venant?

Cet homme est-il téméraire? il fait succomber le journal sous les coups de la justice. Est-il pussillanime? il ruine l'entreprise par la raison opposée. Ce censeur qui ne peut tout lire, qui ne peut, si habile qu'il soit, tout apprécier, finira par offrir aux tribunaux un coupable par fiction.

A toutes ces entraves, la plupart inutiles, mais toutes minutieuses, difficiles, punies, pour la moindre inexactitude, de la suppression du journal et d'une amende qui, grâce à la rédaction de votre commission, pourrait être de 100,000 francs et pas moindre de 25,000, des délais trop courts, une suspension équivalent à une suppression, confiscation d'une espèce nouvelle; et cherchez ensuite le bénéfice de cet article 18, auquel je m'attache encore dans l'espoir que ses bienfaits sortiront entiers de nos débats.

Messieurs, le premier de tous les biens, dans l'ordre social, c'est la sécurité. Les uns croient que les lois les plus rigoureuses en sont la meilleure garantie; nous croyons que cette garantic ne se trouve que dans les lois les plus justes. L'arbitraire, la violence n'établissent rien, ne consolident rien. La liberté seule est la source de la solidité et de la durée. Il y a lutte constante entre l'opprimé et l'oppresseur, conséquemment péril nécessaire pour l'ordre public; mais là où les lois sont justes, simples, faciles, chacun, content de son sort, n'a qu'une crainte, celle de se voir exposé à de nouveaux hasards. Personne ne se sent disposé à se révolter contre la loi qui le protège, et le meilleur moyen de prévenir les révolutions c'est d'être juste.

Voici, je crois, Messieurs, la huitième fois que des questions relatives à la presse sont débattues parmi nous. Tout a été dit; la matière semble épuisée, et pourtant nous y reviendrons encore. Tant de controverses célèbres dans une Assemblée ainsi éclairée n'ont servi qu'à nous éloigner du point où il nous faudra revenir. Nous reconnaîtrons que, dans toutes les institutions humaines, il est toujours des imperfections et des inconvénients, et qu'il faut s'exercer à diminuer les unes et à supporter les autres.

Avant d'arriver au point où sa législation sera fixée, la presse aura encore plus d'une épreuve à subir. J'aimerais, sans doute, à devoir au temps présent ce que l'avenir nous réserve. L'un des bienfaits que cet avenir recèle en son sein, et le premier, je l'espère, qu'il laissera échapper, c'est le rétablissement des jugements des délits de la presse par jurés. L'expérience a prouvé en leur faveur: ils ont des avantages si frappants que les hommes les plus éclairés, de toutes les opinions, se réunissent aujourd'hui et les invoquent. Uné absolution trop facile, une condamnation trop sévère, n'influent pas sur les jugements futurs; ils n'établissent pas de jurisprudence dans laquelle l'écrivain puisse chercher un abri opportun. Placé en présence d'un jury dont les déclarations varient selon la manière dont il apprécie les faits, l'écrivain tenté de devenir coupable ne peut fonder son espoir d'impunité sur les déclarations précédentes. Ce mode éloigne des cours de justice les discussions politiques; il prévient ces grands froissements, si dangereux, entre la magistrature et l'administration. Plus conforme à la justice, le jugement par jurés est encore plus conforme aux intérêts du gouvernement.

Mais ce n'est pas, je pense, dans cette loi spéciale sur la presse périodique que cette restitution si désirable doit trouver sa place; je me borne à exprimer un vœu.

Enfin, Messieurs, si la loi que nous discutons obtient des améliorations qui mettent en harmonie ses dispositions les plus importantes avec son article 18, heureux de voir réellement abolis les derniers vestiges de l'odieuse censure, le principe de la liberté entière des publications périodiques introduit à jamais dans notre législation, en même temps que les procès de tendance sont exclus de nos tribunaux, je lui réserverai mon assentiment.

M. le Président. L'auteur de la proposition qui devait être lue en comité secret, l'ayant retirée, ce comité n'aura pas lieu.

M. de Corcelles a la parole.

Voix à gauche: A demain!

M. le Président. Vous demandez le renvoi de la discussion à demain; je vais consulter la Chambre.

Voix diverses: Non, non; il n'est que cinq heures!

(L'ordre de la parole appelle M. de Corcelles à la tribune..... Un vif mouvement de curiosité se manifeste dans l'Assemblée et dans les tribunes publiques.... Un grand silence s'établit.)

M. de Corcelles. Etrange situation que celle de la France! Elle semble toucher au perfectionnement social, et une main invisible lui en ferme l'accès. Elle possède des institutions écrites, et ses lois lui en interdisent la jouissance. Elle ne demande que la simple abolition de ces lois, c'est de stricte justice, et au lieu de cela elle est harcelée par mille essais législatifs qui lui Otent jusqu'à l'espoir de sa délivrance.

Aujourd'hui la marche imprévue des événe ments, et je ne sais quelle confusion de principes nous mettent en présence d'une loi destinée, dit-on, à fixer parmi nous les véritables intérêts de la liberté. Espérons! c'est notre vieille routine...... J'observe seulement que ce projet, à peine éclos, est devenu, pour les défenseurs de la civilisation, une véritable pierre d'achoppement.

Jusque-là, réunis dans un but commun, ils furent sur le point de se diviser. Les uns manifestèrent sans détour leurs justes appréhensions; les autres, non moins sincères, crurent plus opportun de se livrer à l'espoir qu'au blame. Eh bien! Messieurs, peu de jours et la réflexion ont suffi pour les ramener tous à une parfaite identité de sentiments. Une telle marche dans l'opinion lui révèle sa force, et devrait, chacun le répète, la mener à des conquêtes moins équivoques que celles dont on se vante. (Vive sensation.)

Messieurs, la raison publique a fait d'éclatants progrès parmi nous. Je ne ferai pas à M. le garde des sceaux l'injure de supposer qu'il n'en éprouve pas l'influence; mais pour qu'il pût justifier son espoir de fonder à jamais notre droit public de la presse périodique, il faudrait qu'il rentrât luimême tout à fait dans le droit commun. Or, il s'en écarte évidemment; il s'éloigne aussi de la Charte, car l'article 8 de ce pacte fondamental consacre textuellement et la liberté et le droit. Le voici Les Français ont le droit de publier «<et de faire imprimer leurs opinions, en se cou

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« formant aux lois qui doivent réprimer les abus « de cette liberté. »

Voix à droite: Il faut que les abus soient réprimés!

M. de Corcelles. Ainsi, la liberté de la presse, telle quelle est définie par les esprits sincères, et telle qu'elle est garantie par la Charte, est la faculté inhérente à notre nature, éminemment intellectuelle et sociable, de manifester nos pensées sans aucune gêne, et par tous les moyens possibles. Seulement, la Charte et l'ordre social veulent que les abus dont cette faculté est susceptible, comme toute autre, soient précisés et réprimés. (Adhésion à gauche.) Il résulte de ce principe, clairement exprimé par l'article 8, que loute mesure, de la part des pouvoirs publics, qui préviendrait les délits de la presse autrement que par la voie des encouragements et de la persuasion, serait une atteinte manifeste à la Charte, et au droit commun, qui en est le fondement. Resterait donc à savoir si, maintenant ou dans l'avenir, la France peut se reposer ailleurs que dans le droit commun, qui, dans la Charte, s'y trouve ici lié comme par une mutuelle garantie, et qui, de plus, l'expérience l'a prouvé, n'a pu jusqu'à ce jour être subitement éludé, ou brutalement violé, sans agiter le pays!

Pour sortir du doute, Messieurs, nous serions en droit de demander à M. le garde des sceaux s'il entend repousser comme nous le faisons, dans un passé odieux et déjà lointain, cette astucieuse synonymie des mots réprimer et prévenir, à l'aide de laquelle on cherchait dans la garantie même du plus précieux de nos droits des prétextes pour l'anéantir.

M. le ministre sans doute sentira qu'il est d'un haut intérêt pour lui de s'expliquer sur ce point; car il paraît tomber dans une étrange contradiction: d'un côté, il parle de supprimer la censure comme contraire à la libre manifestation des faits, des actes et des opinions, comme mesure préventive, en un mot; de l'autre, il s'arme de tous les moyens qui lui tombent sous la main pour anéantir d'un seul coup la liberté et les délits de la presse périodique. Car on ne saurait contester qu'une répression excessive et arbitraire, que certaines précautions administratives et de police relativement à l'usage de la presse, que des cautionnements ruineux, par exemple et accompagnés de déclarations, de formalités et de l'attirail d'assujettissements inutilement vexatoires, exigés des propriétaires d'une entreprise d'écrits périodiques, ne remplacent avec avantage la cen

sure.

Vous voyez donc, Messieurs, qu'il n'y a pas à hésiter sur la nécessité de supprimer, du projet qui nous est soumis, ces moyens préventifs qui le déshonorent; et peut-être devrions-nous compter sur l'adhésion de M. le ministre lui-même, s'il persistait dans les principes dont il se pare; car il ne voudrait pas sans doute qu'il fût dit que tant de précautions oratoires de sa part n'ont abouti qu'à remplacer, par une mesure mille fois plus pernicieuse, la censure, qui, après tout, est avilie parmi nous.

Je passerai rapidement sur les divers abus dont abonde le projet, puisque les orateurs qui se succèdent à cette tribune ont pris soin de les signaler. Qu'il me suffise d'observer, au sujet de la pénalité, qu'elle accompagne une multitude d'exigences soupçonneuses et tracassières; qu'elle frappe avec une excessive, avec une égale rigueur, l'inadver

tance et la mauvaise foi; qu'elle va jusqu'à reproduire le principe sauvage de la confiscation par une mesure de suspension qui en est l'équivalent.

Enfin, comme pour couronner l'œuvre, les accusés seront traduits devant des tribunaux qui, par le petit nombre de magistrats dont ils se composent, l'infériorité de leur rang, la manière dont ils sont organisés, et surtout par leur isolément du jury, seule expression toujours vivante des besoins de la nation, sont loin d'offrir les garanties suffisantes d'instruction et d'indépendance.

Messieurs, une telle accumulation de précautions administratives et judiciaires, tendues comme un filet sur la presse périodique, vous révèle assez de quelle manière on entend sa liberté. Il vous suffira donc de fixer votre attention sur les conditions préliminaires que cette loi aggrave et multiplie, de même que sur les moyens de répression dont elle les entoure, pour demeurer convaincus qu'elle est essentiellement préventive. C'est donc là un projet inconstitutionnel; car, encore une fois, la Charte n'admet pour la presse d'autres précautions que des peines applicables à des délits précisés par les lois, relativement à certaines offenses publiques ou privées, qu'entraîne son usage, et non relativement au mécanisme même de cet usage.

On ne trouve nulle part dans la Charte, qu'il faudra une autorisation du gouvernement pour fonder un journal, non plus qu'une permission d'un censeur pour publier ses pensées. Et d'abord elle ne fait aucune différence entre un écrit périodique et tout autre genre de publication. Elle qui fixe avec une scrupuleuse attention les conditions de la participation des citoyens aux affaires du pays, et qui constitue pour cela une classe privilégiée d'électeurs; elle qui a eu la précaution de ranger son article 8 sous le titre de droit public des Français, pourquoi n'a-t-elle pas même supposé une classe d'écrivains? La raison en est simple. Comme elle ne reconnaît pas dans ces derniers de prétendue magistrature anonyme, exerçant un pouvoir irrésistible sur tous les pouvoirs de la société, elle ne juge pas à propos de leur imposer des conditions d'âge, de cens, de pays, de séjour, de conduite passée; elle se contente de déclarer que tout individu est personnellement responsable des délits qu'il commet par la voie de la presse.

Il est donc de la dernière évidence que de telles mesures sont en dehors de la Charte; qu'elles sont contraires à sa lettre et à son esprit. Or, soit que nous voulions nous mettre d'accord avec nos serments, soit que nous proposions d'assurer à la France une paix inséparable désormais d'une exacte justice, quelle meilleure occasion peut se présenter qu'une réforme qui nous invite, au nom du pouvoir, à rétablir à la fois dans la Charte et dans le droit commun une branche si importante de notre législation qui en fut imprudemment détachée!

Maintenant, Messieurs, que j'ai mis la loi proposée en regard de notre droit public, souffrez que j'examine si, dans le but qu'on avoue ou même qu'on se proposerait secrètement, elle est véritablement habile.

་་

L'exposé des motifs dit : « La publicité est «l'âme du gouvernement représentatif. Le privilège ou la dépendance vicient ses organes. Ils « doivent être préservés de l'un par la concur"rence, et affranchis de l'autre par l'abolitition de l'examen préalable. »

Rien de plus vrai, rien de plus sage, puisque

du privilège de nos journaux naît une source d'erreurs pour la société, pour le gouvernement, pour les journalistes eux-mêmes.

Pour la société; car du petit nombre de ces feuilles, et cependant du besoin qu'on en a, il résulte que par l'habitude d'entendre chaque jour le même avis reproduit avec art, et souvent avec une généreuse conviction, on devient, de simple lecteur, prosélyte.

Des débats si restreints privent de l'aliment qui leur conviendrait des esprits plus relevés. Leur patriotisme s'isole.

D'autres, plus ignorants, et c'est le grand nombre ne trouvent rien à leur portée. Leur patriotisme reste assoupi.

De son côté, le journaliste, même de bonne foi, est encouragé et persévère dans sa doctrine vraie ou fausse par l'assentiment de routine qu'on lui accorde. N'est-il, au contraire, que simple spectateur? Il n'a garde de s'amender tant que les abonnés remplissent sa caisse. Ainsi, l'esprit public, étroitement parqué dans deux ou trois nuances d'opinions, tend à s'y rapetisser et à s'y corrompre.

S'il y avait moins d'incertitude dans les opinions, et si les intérêts de la société étaient moins homogènes, un tel accaparement des intelligences serait bien redoutable, puisqu'il amènerait la lutte des partis ou la tyrannie d'un seul. Mais aujourd'hui, malgré de pitoyables clameurs pour nous faire trembler devant nos souvenirs, il ne produirait que la lutte de quelques coteries accréditées.

Il y a sans doute de l'inconvénient dans cette fausse situation morale; car si la domination laisse quelquefois des traces sanglantes, celle des coteries, pour être moins violente, n'est pas moins contraire à la vérité. Et comme elle n'a pas pour excuse l'exaltation des âmes, elle est beaucoup plus avilissante.

Notre régime représentatif n'a que faire de cette influence exclusive de quelques écrivains que l'on suppose si favorable à la pure démocratie. Il a besoin d'une véritable publicité, parce qu'il tire son principe d'une véritable vie publique. Mais cette influence excessive de nos écrivains, qui l'a suscitée? le pouvoir, dans un accès de craintes chimériques; et maintenant le voilà qui s'effraie devant son propre ouvrage. Il a raison toutefois de concevoir quelques alarmes. Il n'est pas bon que les coteries usurpent ainsi le domaine de l'opinion. Elles peuvent aliéner au gouvernement l'affection du pays, lui inspirer à luimême des préventions funestes ou le diriger par l'attrait mystérieux d'une confiance plus dange

reuse encore.

Dans l'état restreint de la concurrence entre cinq ou six journaux politiques, le pouvoir se tient en garde contre leur avis, et cependant, malgré lui il s'en inquiète. Au lieu de ce tourment de tous les jours, qu'il rentre avec nous dans la Charte, dans le droit commun. Lorsque la liberté corrigeant elle-même ses erreurs, il arrive que beaucoup d'opinions se perdent, mais qu'aucune ne se cache, par combien d'excellents conseils le pouvoir peut augmenter sa force et celle de l'État !

Pénétrant, inaperçu au sein même de l'opinion universelle, il suivrait ses inspirations sans paraître les subir; il ravirait, pour ainsi dire, à l'intelligence nationale le secret et l'honneur de toutes les mesures d'intérêt public. Et désarmant de la sorte les oppositions sans principes, il se trouverait soulagé de n'être plus réduit à violen

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