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et marchera à pas de géant dans l'infidélité, la concussion, le vol.

La société des chemins de fer autrichiens a adopté le système préconisé par M. Deplanque: 10 0/0 sur les bénéfices nets aux fondateurs, des jetons de présence et une quote-part dans les profits aux administrateurs. Nous allons voir comment, par un plan de capitalisation, ces messieurs prétendent réaliser immédiatement, au prix d'une vingtaine de millions, des éventualités de profit dont l'expérience n'a point encore dit l'importance, et dont l'échéance en tous cas serait répartie par annuités sur 92 ans. Laissons parler le Journal des Chemins de fer, qui ne se pique pas de pruderie en pareille matière.

« Nous sommes convaincu que la moralisation de l'industrie et de l'association tient essentiellement à la corrélation intime d'intérêts entre les actionnaires, les fondateurs et les administrateurs. Toutefois, comme complément de notre pensée, il faut admettre que lorsque les fondateurs d'une entreprise ont stipulé en leur faveur des avantages importants, ils doivent s'en contenter, et ne pas y ajouter le bénéfice de primes prélevées sur le public.

<< Ceci dit, nous revenons à la capitalisation des parts de fondateurs. Le prélèvement en leur faveur est de 10 0/0 du revenu, défalcation faite de l'intérêt des obligations et du capital social. Mais comme il n'a été appelé, en 1855, qu'une partie du capital nécessaire, le montant des intérêts à solder a été insignifiant, et presque tout le produit a été employé à former le dividende, sur lequel les fondateurs ont prélevé les 10 0/0 qui leur ont été attribués. Ce dividende, fixé à 24 fr. par action, a formé une somme de 9,600,000 fr., et par conséquent les fondateurs ont dû prélever pour 1855 un bénéfice de 960,000 fr. à 1 million.

«C'est sous l'empire de ce bénéfice que les fondateurs ont voulu capitaliser leurs parts, et qu'il a été créé à leur profit 44,444 actions nouvelles, dont la prime, de 400 à 450 fr. par action, leur assure un bénéfice personnel de 18 à 20 millions, qu'il n'a tenu qu'à eux de réaliser, même avant l'assemblée générale, sur la décision de laquelle ils pouvaient compter. »

Et pourquoi ne réaliseraient-il pas? Y a-t-il un seul actionnaire qui ne leur envie ce bonheur! Aussi l'assembléc générale a sanctionné cette combinaison par 1781 voix

contre 58, la stupidité des actionnaires ne manquant jamais de se montrer à la hauteur de l'effronterie des directeurs. Si l'affaire n'aboutit pas, ce sera par suite du refus de l'empereur d'Autriche d'y donner son approbation.

Le Journal des Chemins de fer dit encore à ce sujet :

Le système de la capitalisation des parts de fondateurs n'est pas absolument nouveau : il a déjà été pratiqué en France, dans la Société du chemin de fer de Saint-Germain. Mais du moins ce n'était pas à l'origine de la Société, quelques mois après l'organisation, avant l'achèvement de la ligne, ni enfin avant que le capital social eût été réalisé.

« Du reste, le motif essentiel qui nous porte à considérer ce système comme défavorable aux véritables intérêts des sociétés industrielles, c'est qu'il rompt le lien entre les actionnaires et les fondateurs, et qu'ainsi le principe constitutif de l'association est vicié. »

Il s'agit vraiment bien d'association et de lien d'intérêts! L'affaire des fondateurs-administrateurs est de lancer l'entreprise, d'escompter en quelques mois ce qu'elle peut rendre en un siècle, ce qu'elle ne rendra peut-être jamais; puis de courir à une nouvelle curée. Et tout le monde de dire : J'en ferais autant!

Toutes les actions ne présentent pas aux spéculateursfondateurs la ressource des marchés d'entrepreneurs, ou des réalisations immédiates, il fallait trouver une nouvelle rubrique : elle ne tarda pas à se produire, ce fut la vente à prime des actions.

« La société étant formée, les fondateurs se réservent le plus grand nombre d'actions. Celles qui sont délivrées aux souscripteurs ne doivent servir qu'à faire connaître le titre sur la place. Les moyens de publicité sont cependant disposés comme s'il s'agissait de placer d'abord tout le capital, souvent même il suffirait à un placement double ou triple : c'est ce qu'on appelle lancer l'affaire. Les demandes viennent de toutes parts; plus elles sont abondantes, mieux l'affaire se dessine. Cependant les fondateurs, constitués de fait en société particulière, sous le nom de syndicat, mettent à part les actions qu'ils se réservent, font une répartition des actions disponibles au prorata des demandes, de telle sorte que celui

qui en a demandé deux cents en obtient vingt, ce qui tend déjà à produire un excellent effet. De leur côté, les acheteurs, qui, il faut bien le dire, sont toujours complices du tour qu'on leur joue, s'empressent de demander plus de titres qu'ils n'ont réellement le désir d'en avoir; mais afin d'obtenir à peu près ce qu'ils désirent, ils enflent ainsi leur demande : ce qui donne lieu de publier, ce qui se trouve vrai, que les demandes ont été aux actions disponibles comme dix, vingt sont à un. Nouveau mouvement de recherche..

<< Alors les fondateurs écrivent aux souscripteurs pour leur faire connaître le nombre d'actions mis à leur disposition. Ce sont ces lettres qu'on appelle promesses d'actions.

« Aussitôt parties, elles deviennent un sujet de transaction. On les vend, on les achète, c'est-à-dire que, moyennant une différence qu'on paye comptant au bienheureux porteur, on se met en ses lieu et place, et qu'on lève les actions contre leur capital nominal lors de leur émission.

« Il arrive très-souvent que l'on n'attend pas ces lettres pour opérer sur les actions des sociétés nouvelles, et qui ne sont pas encore nées. On trouve beaucoup de gens pour vendre à découvert, moyennant une prime, les titres à livrer à l'émission.

<< Cependant les fondateurs soutiennent ces transactions en rachetant bonne partie de ces lettres : ce qui en augmente la valeur de moment en moment.

<«< Enfin l'émission est annoncée les titres commencent à paraître sur la place; des ventes et des achats faits à propos sur ces titres, qui sont encore en petit nombre, en élèvent les cours à des taux fabuleux. C'est alors que les fondateurs s'empressent de réaliser les actions réservées, par petite partie, par des ventes au comptant, tandis qu'ils maintiennent les cours par des achats de primes à de forts écarts, primes qu'ils abandonnent en temps utile; c'est alors que tout est mis en œuvre pour donner les plus belles espérances de l'entreprise. » (Almanach de la Bourse de 1856.)

Le rapport du conseil d'administration du chemin de fer du Nord, en 1846, relève les chiffres suivants :

« Du 28 octobre 1845 au 31 janvier 1846, il a été transféré 571,741 actions, c'est-à-dire un nombre égal à une fois et demie le nombre total des actions émises.

<«< Ces transferts ont présenté cette circonstance favorable, que les actions, en se classant, se sont constamment divisées, et que, pour la même quantité d'actions vendues, le nombre des acheteurs a été régulièrement deux fois plus considérable que celui

des vendeurs. Ainsi les 571,741 actions transférées ont été vendues par 8,884 personnes, et achetées par 17,469 actionnaires

nouveaux.

« Les 400,000 actions étaient, au 31 janvier 1846, possédées par 18,000 actionnaires : ce qui représente moyennement 22 actions par chaque titulaire. »>

Il est aisé de faire compte de cette opération. Le nombre des actions du Nord est de 400,000, émises au pair de 500 fr. (liquidées plus tard à 400); elles se vendaient, fin janvier 1846, au cours de 755 fr.; on n'avait encore fait qu'un versement de 125 fr. Puisqu'il avait été transféré 571,741 actions, c'est que la prime de 255 fr. par chaque titre avait été répartie entre plusieurs acquéreurs ayant acheté et vendu à des taux divers entre le pair et 755. Quant aux premiers souscripteurs, la haute finance et ses protégés, accapareurs de toutes les actions au pair, voici la faculté de bénéfice brut qui leur était réservée :

Le premier versement de 125 fr. constituait un déboursé de 50 millions:

L'encaissement de la prime de 255 fr. réalisait un bénéfice de 102 millions. A défalquer les dépenses pour mancuvres ci-dessus décrites, mémoire.

En d'autres termes, les 17,469 actionnaires nouveaux achetaient aux écumeurs, moyennant la somme de 102 millions, non pas l'action portant dividende, mais le droit de continuer les versements ultérieurs. En 1850, c'est-à-dire cinq ans après, les actions du Nord ne touchaient encore que 24 fr. de dividende, intérêts compris, c'est-à-dire 6 0/0 du capital versé de 400 fr.

L'opération que nous venons de citer s'est répétée et se répète encore dans toutes les compagnies possibles. La certitude qu'ont les financiers de faire primer les actions avant un second versement leur permet, avec 125,000 fr. de disponibles, d'en souscrire 500,000, de toucher l'agio sur 100,000 actions au lieu de 25,000, enfin de gagner en trois mois 102 millions avec 50, plus ou moins, quel que soit l'avenir de la compagnie.

A cela que peut-on trouver à redire?

Les actions ont été imaginées pour être vendues apparemment et entrer dans la circulation. Les prospectus sont faits aussi pour donner au public connaissance des entreprises, montrer leurs avantages, calculer les probabilités du rendement. Quant à la vente et au rachat des actions par les compagnies, soit par leurs conseils d'administration, qui peut leur faire un crime, d'abord, dans un cas de baisse excessive, de racheter leurs actions dépréciées, par ce moyen de déjouer la malveillance et de soutenir leur crédit; puis, quand la hausse est revenue, quand le public est remis de sa panique, de porter de nouveau les actions sur le marché?

Nous voudrions savoir ce qu'un casuiste, non de l'école relâchée d'Escobar, mais de l'école sévère de Port-Royal, consulté sur ces manœuvres de l'agiotage anonyme et en commandite, répondrait à cela?

Enfants, dirait-il, vous ne voyez pas que toutes vos transactions, vos contrats, vos promesses, vos obligations, sont primées elles-mêmes par une cause dont la fatalité vous entraîne, bon gré malgré, dans la prévarication; c'est votre condition d'antagonisme légal, c'est cette insolidarité organique, suprême, qui fait la base exprimée ou sous-entendue de tous vos contrats, et en faveur de laquelle ceux-ci doivent s'interpréter toujours. A la place de l'état de guerre, qui fait l'âme de votre droit, commencez par poser en principe la mutualité universelle; et vous pourrez ensuite parler de justice, vous aurez vaincu le péché d'origine.

Qui veut la fin veut les moyens. Si la vente des actions à prime est de droit, sera-t-il défendu au vendeur de faire. valoir par les moyens ordinaires du commerce, ses titres, qui sont sa marchandise?

La question touche à la niaiserie. Mais, comme l'erreur commise de bonne foi dans la mise en valeur d'un capital et la fondation d'une entreprise n'est pas imputable, nous allons voir les comptes rendus hebdomadaires et annuels des sociétés donner carrière à des abus, à des escroqueries effroyables.

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<< Beaucoup de compagnies s'efforcent à tout prix de développer leurs recettes. Ce sentiment est louable; mais il ne doit pas être

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