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rapide entre l'Europe occidentale et les ports opposés de l'Amérique. Une compagnie puissante, patronée et commanditée par l'État, peut scule exécuter un pareil service. Que le gouvernement lai garantisse une subvention annuelle de 10 ou 12 millions par an, elle sera bientôt formée. 10 millions par an! il y a de quoi doter vingt mille rosières!... Les ports de l'Océan et de la Méditerranée, les chambres de commerce, les municipalités, les conseils généraux, les sénateurs, les armateurs, les ingénieurs, les journalistes, un tiers de la France, se met en mouvement pour avoir part à l'immense curée. La sollicitation arrive des quatre points cardinaux au ministère, d'autant plus effrontée qu'au moment même où les solliciteurs demandent protection pour la marine, ils prêchent le libre-échange pour tout le reste. -Favoritisme, dilapidation, corruption: spéculation!

Telle est, en général, la spéculation abusive: elle se multiplie sous mille formes, s'attache au travail, au capital et au commerce, dont elle s'approprie le plus clair, le plus net et le plus beau; elle singe et déshonore la spéculation utile, dont les poursuivants généreux et modestes ne recueillent trop souvent pour récompense que la misère, tandis que les amants éhontés de l'autre, insultant à la morale publique, nagent dans les honneurs et l'opulence.

Il ne faut pas confondre les ABUS de la spéculation avec ses erreurs : les premiers, ainsi que nous venons de le faire voir, sont essentiellement l'œuvre du parasitisme et de la fiande, justiciables de la police correctionnelle et des cours d'assises; les seconds ne sont que les mécomptes d'une intelligence entreprenante, mais peu éclairée et malheureuse.

Un perruquier, qu'enflamme l'exemple d'Arkwright et que séduit la découverte de Montgolfier, s'imagine avoir résolu le problème de la direction des aérostats; il quitte tout pour suivre son idée, engage son mobilier, fait appel à la bourse de ses amis, ouvre des souscriptions, lance des annonces, gagne la confiance de riches amateurs et en obtient des sommes considérables, dont tout le fruit, après de ridicules essais, est une démonstration nouvelle de l'impossibilité de l'entreprise. Voilà une erreur de spéculation.

La liste des brevets d'invention que délivre chaque année le gouvernement, mais sans garantie de sa part, n'est, pour les quatre cinquièmes, que la liste des fausses spéculations qu'enfante incessamment le génie industriel. Mais cette exubérance de découvertes est comme la fumée, qui recèle dans ses tourbillons la flamme: si le plus souvent elle n'apporte que la ruine à ses auteurs, elle est, pour la société, la condition nécessaire du progrès, et, à ce point de vue, encore respectable.

En 1785 le ministère français conclut avec l'Angleterre un traité par lequel les poteries des deux provenances seront introduites réciproquement en franchise dans les deux pays. Le ministère français avait compté, pour les manufactures de Sèvres et de Beauvais, sur un débouché immense, dans un pays qui ne produisait que des poteries communes. Mais la spéculation était fausse tandis que l'Angleterre achetait à peine pour 100,000 fr. de porcelaines, elle nous expédiait pour des millions de terres cuites. Il fallut, non sans honte, résilier le marché.

Afin d'assurer la propriété des écrivains et éditeurs français, et mettre fin à la contrefaçon belge, le gouvernement de France fait avec le gouvernement de Belgique un traité par lequel la propriété littéraire est garantie réciproquement dans les deux pays. Boune affaire pour les auteurs et publicateurs de livres nouveaux; mais mauvaise spéculation pour la librairie belge, si les tarifs de douane sont maintenus pour la librairie française s'ils sont abolis. Tandis que la France acquiert.un marché de 3 millions d'àmes, elle offre à la Belgique le sien, qui est de 36 millions: les conditions ne sont pas égales.

Pour doter le pays de canaux, le gouvernement fait appel aux capitaux privés, leur garantit, avec l'intérêt de 5 0/0, une part considérable dans le produit net des voies navigables, pendant 99 ans. L'expérience démontre ensuite que le plus faib e tarif sur la batellerie est prohibitif, et qu'un canal, pour rendre tous les services dont il est susceptible, ne doit rien rapporter du tout chose dont on aurait pu s'assurer en discutant le cahier des charges. La spéculation en

ce qui concernait les actionnaires, était donc fausse; ils la rendirent abusive en s'obstinant à empêcher la réduction des tarifs, et en obligeant le pouvoir à leur racheter complaisamment, à très-haut prix, leurs actions de jouissance.

Nous ne nous étendrons pas davantage sur cette matière. On voit, par ces quelques exemples, qu'autant la condition aléatoire, inséparable de toute spéculation sérieuse, fournit de prétextes à la spéculation abusive; autant les erreurs, dont la première est involontairement et innocemment susceptible, fournissent d'excuses et de déclinatoires à la seconde. C'est une mer remplie d'écueils, de bas-fonds, de courants et d'entonnoirs, visitée par les trombes, les glaces, les brouillards, les ouragans, infestée par les flibustiers et les corsaires.

3. Importance de la Spéculation dans l'économie des sociétés. Politique de la Bourse.

On vient de voir comment l'action du travail, du crédit et de l'échange est dominée de haut par ce quatrième pouvoir de l'économie sociale, la Spéculation.

Mais, de même que par la division du travail et la spécialité des fonctions, toutes les opérations industrielles, capitalistes et mercantiles sont plus ou moins dépendantes les unes des autres et solidaires; de même il y a dépendance et solidarité plus ou moins étroite entre toutes les affaires spéculatives, de quelque nature qu'elles soient. Les fonds publics, par exemple, ne peuvent éprouver ni hausse ni baisse, sans que les valeurs industrielles, cotées à la Bourse, en reçoivent aussitôt le contre-coup, lequel se propage ensuite, comme un écho, dans tout le monde spéculateur. Le banquier de Marseille et de Bordeaux, aux nouvelles de la Bourse de Paris, élargit ou resserre son crédit; le notaire de province, le petit prêteur, se montrent plus réservés ou plus faciles; le commissionnaire restreint ou augmente ses commandes; l'entrepreneur donne plus ou moins d'essor à sa fabrication; l'ingénieur est excité ou retenu dans la poursuite de ses dé

couvertes; le fermier, le vigneron, l'éleveur de bétail, augmentent ou diminuent le prix de leurs produits; et si la masse ouvrière ne répond pas à son tour à chaque impulsion qu'elle reçoit par une élévation ou une réduction proportionnelle de ses salaires, elle ne subit pas moins les conséquences du mouvement, en en faisant tous les frais. Dans l'économie générale, celui qui refuse de marcher quand les autres sont en route paye pour tout le monde.

Ainsi la production se divise en quatre facultés solidaires : la faculté capitaliste est solidaire de la faculté travailleuse, puisque, comme nous l'avons dit, le capital n'est autre chose que du travail accumulé, servant de matière première et d'instrument à un autre travail; la faculté mercantile, voiturière ou échangiste est solidaire des deux précédentes, puisqu'elle n'a d'action qu'autant qu'il y a des produits à échanger, des capitaux à faire valoir; la faculté spéculative, enfin, dépend des trois autres autant qu'elle les gouverne, puisque d'une part ses combinaisons embrassent à la fois, dans leur ensemble et leurs détails, le travail, le crédit et le commerce, et que de l'autre, elle pourvoit à leurs besoins, prévient leurs risques, assure leur équilibre, et leur imprime une même direction.

L'économie sociale peut être regardée comme parvenue à son plus haut point de perfection lorsque ces quatre facultés sont exercées simultanément, et dans une proportion égale, par tous les producteurs; elle est au degré le plus bas lorsque ces mêmes facultés sont partagées entre des classes spéciales de citoyens, formant par là autant de corporations distinctes ou de castes.

De tout temps, la constitution politique a été le reflet de l'organisme économique, et la destinée des États réglée en raison des qualités et des défauts de cet organisme. A Rome, où la propriété rurale était l'élément dominant, le gouvernement fut dévolu à un sénat de laboureurs graves, mais avares, comme tous les paysans. La république périt, beaucoup moins par l'invasion de la plèbe (les journaliers), que par l'exagération même de la possession foncière, de ses fermages et de ses usures. A Carthage, le commerce et

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l'industrie furent tout puissants: les rivalités mercantiles, la compétition des monopoles que procurait le gouvernement, la fureur des concessions, des subventions, des primes; l'agiotage organisé avec protection et participation du pouvoir, plus que les victoires des deux Scipions, amenèrent la ruine de l'État. Dans la vieille Égypte, la classé prépondérante paraît avoir été un corps de savants presque autant que prêtres : l'appropriation du savoir, le privilége des lumières, l'énorme distance qu'il créa entre la plèbe ouvrière superstitieuse et le sacerdoce savant et artiste, contribua, plus que toutes les invasions des barbares, à anéantir la société égyptienne. Le moyen âge distingua, spécialisa toutes les facultés, fit de tout un privilége de corporation ou de caste. Mais bientôt le tiers-état, réunissant en soi toutes les facultés productrices, tandis qué la noblesse et le clergé ne conservaient que la propriété du sol, le surplis et la cuirasse, devint maitre de la société et de l'État, et expulsa de leurs biens les castes rivales. — Depuis 1789, le pêle-mêle, la fusion des facultés économiques, est passée en droit, et jusqu'à certain point en fait : tout citoyen a le droit d'être simultanément travailleur, capitaliste, entrepreneur, commerçant ou commissionnaire et spéculateur, et un certain nombre le sont en effet, Toutefois, la révolution de 1789 est loin encore d'avoir, sous ce rapport, produit toutes ses conséquences; la fusion est à peine commencée, et les perturbations qu'éprouve depuis so xante-neuf ans notre état politique sont les symptomes de ce laborieux enfantement...

Quoi qu'il en soit, comme toute faculté, dans la société aussi bien que dans l'individu, doit avoir son expression et son organe, il était inévitable que la spéculation obtint aussi le sien; qu'elle eût son appareil, son lieu de manifestation, ses formules, son temple. La politique a ses palais, la religion ses églises, l'industrie ses manufactures et ses chantiers, le commerce ses ports, le capital ses banques pourquoi la Spéculation serait-elle demeurée à l'état de pure abstraction?

La BOURSE est le temple de la Spéculation.

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