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firent avorter une combinaison que la postérité est loin, quant au fond, d'avoir condamnée. Toutefois le désastre de 1720-21 ne fut pas sans compensation: un déplacement énorme de capitaux avait eu lieu; tandis qu'une noblesse dépravée engloutissait dans ses portefeuilles les actions du Mississipi, son or et ses biens passaient aux mains des roturiers et allaient donner à l'industrie, à l'agriculture et au commerce un surcroît de fécondité.

Ainsi donc la Spéculation est, à proprement parler, le génie de découverte. C'est elle qui invente, qui innove, qui pourvoit, qui résout, qui, semblable à l'Esprit infini, crée de rien toutes choses. Elle est la faculté essentielle de l'économie. Toujours en éveil, inépuisable dans ses ressources, méfiante dans la prospérité, intrépide dans les revers, elle avise, conçoit, raisonne, définit, organise, commande, LÉGIFERE; le Travail, le Capital, le Commerce exécutent. Elle est la tête, ils sont les membres; elle marche en souveraine, ils suivent en esclaves.

Son action est universelle. Le premier qui laboura un champ, qui enferma du bétail dans un parc, qui fit fermenter du jus de pomme ou de raisin, qui creusa, au moyen de la flamme, un canot dans un tronc d'arbre, fut tout autant spéculateur que celui qui, longtemps après, imagina la monnaie ou la lettre de change.

La politique elle-même est une variété de la Spéculation, et, comme telle, une variété de la production.

Ce fut une grande et belle spéculation que celle qui fit nommer les rois de Macédoine généralissimes de la Grèce contre la Perse, et qui, par ce moyen, assura la prépondérance de l'Europe sur l'Asie, fit jouir de l'ordre et de la paix les républiques helléniques, et prépara la voie au christianisme.

César ne fut pas moins heureux spéculateur à son tour, lorsque, reprenant les projets d'Alexandre et les agrandissant encore, il opposa à l'égoïsme des patriciens de Rome l'intérêt des provinces soumises, et fonda, sur l'admissibilité de tous les peuples au droit de cité, la puissance impériale.

2. Des abus de la Spéculation.

Toute chose a son mauvais côté, toute institution ses abus, tout avantage traîne après soi ses inconvénients.

C'est le travail qui a fait imaginer l'esclavage; et tout le monde sait, sans que nous ayons besoin de le redire, quelles misères engendrent de nos jours le service des machines, la division parcellaire, les métiers insalubres, les séances excessives, l'exploitation immorale de l'enfance et du sexe. Après la tyrannie des maîtrises et des jurandes, détruites en 89, les tortures de la concurrence et les ignominies du salariat tel est l'apanage du travailleur.

Le Crédit semble avoir pour corrélatif obligé l'usure : et ce n'est pas le moindre vice qui déshonore la prestation des capitaux. Le prix excessif des loyers, surtout à Paris, est unc plaie sur laquelle il serait presque séditieux, en ce moment, de nous arrêter.

Le Commerce, de son côté, ne se contente pas du prix de ses transports, de ses commissions, de la prime due aux risques qu'il court ou du produit légitime de ses découvertes, il lui faut encore le privilége, le monopole, la subvention, la prime, la contrefaçon, la fraude, l'accaparement...

La Spéculation ne pouvait échapper à la commune loi : et comme les pires abus sont ceux qui s'attachent aux meilleures choses, corruptio optimi pessima, c'est sous le nom de Spéculation que le parasitisme, l'intrigue, l'escroquerie, la concussion dévorent la richesse publique et entretiennent la misère chronique du genre humain.

La Spéculation, avons-nous dit, est essentiellement aléatoire. Toute combinaison industrielle, financière ou commerciale, emporte avec elle un certain risque; par conséquent, à côté de la rémunération d'un service utile, il y a toujours, ou presque toujours, un bénéfice d'agio.

C'est cet agio qui sert de prétexte ou d'occasion à l'abus. En tant qu'il sert de compensation au risque que toute spéculation productive emporte avec elle, l'agio est légitime. Recherché pour lui-même, indépendamment de la produc

tion spéculative, l'agio pour l'agio enfin, il rentre dans la catégorie du pari et du jeu, pour ne pas dire de l'escroquerie et du vol: il est illicite et immoral. La Spéculation ainsi entendue n'est plus que l'art, toujours chanceux cependant, de s'enrichir sans travail, sans capital, sans commerce et sans génie; le secret de s'approprier la fortune publique ou celle des particuliers sans donner aucun équivalent en échange: c'est le chancre de la production, la peste des sociétés et des États.

Faisons-la connaître par quelques exemples.

Le jeu et le pari sont la forme la plus simple de la Spéculation agioteuse entièrement dépourvue de productivité et d'utilité, mais non encore tout à fait criminelle. Un certain nombre de personnes se réunissent dans un salon, autour d'une table, entassent sur le tapis de l'or et des bank notes, parient pour la rouge ou la noire, ou mettent leurs enjeux sur un coup de dés, sur un coup de cartes. Le hasard, aveugle ou intelligent, caresse celui-ci, maltraite celui-là. L'un s'en va ruiné, l'autre se retire avec un léger bénéfice, un troisième a fait fortune. Qu'ont-ils produit tous? Nous supposons que la partie s'est jouée le plus loyalement du monde qu'ont-ils fait produire à leurs capitaux, à leur intelligence? Quelle valeur ont-ils conquise? Absolument aucune. Des millions auront pu être jetés sur le tapis, sans qu'ils aient produit la moindre utilité nouvelle tout au plus auront-ils changé de propriétaire.

Des amateurs de l'espèce chevaline élèvent, à grands frais, des étalons et des juments pour les courses. Le prix d'entrée pour courir est de 1,000 fr. Ce luxe peut avoir son utilité pour l'amélioration de l'espèce, qui est une partie de la richesse nationale. Mais les paris qui s'engagent, en dehors du cercle des éleveurs, entre les spectateurs désintéressés, à quoi servent-ils? Jeu pur, qui n'a d'autre effet que de distraire l'intelligence des parieurs, et qui, s'il se propageait dans la nation, entrainerait dans la production un déficit

notable.

Un individu, qui n'est ni industriel, ni commerçant, qui se garderait fort d'aucune entreprise sérieuse, parie que le

prix du pain, aujourd'hui de 50 centimes le kilogramme, sera l'hiver prochain à 60; -que celui des vins dépassera, après vendange, 40 francs l'hectolitre, franc de droits; que tel navire, chargé de coton et attendu au Havre le 1 décembre, ne sera pas arrivé en janvier. De quoi se mêle ce brouillon? Qu'il perde ou qu'il gagne, qu'en peut-il résulter pour le commerce? Qu'est-ce que cela fait à la fortune publique? Bien plus, n'y a-t-il pas déjà quelque chose de répréhensible à venir ainsi, sans but, sans utilité, sans motif sérieux, jeter le trouble dans les transactions?

Les capitaux, comme toute espèce de marchandises, sont soumis à l'offre et la demande, et subissent les oscillations du crédit. Il est donc tout naturel et tout simple, lorsque le commerce, l'industrie ou l'hypothèque offrent à l'argent 5 et 6 0/0 d'intérêt, que les créanciers de l'État vendent leurs litres, et cherchent à placer ailleurs des capitaux qui, engagés dans les fonds publics, ne rapporteraient que 4. Pareillement, si l'argent regorge sur le marché, ou si le commerce et l'industrie n'offrent pas au capitaliste une sécurité suffisante, il est naturel encore qu'il reporte ses fonds sur l'État, et qu'il achète des rentes. Dans le premier cas, les fonds publics seront en baisse, ce qui sera un signe de prospérité générale; dans le second ils seront en hausse, ce qui témoignera du défaut de confiance. S'il y a hausse partout à la fois, c'est que le capital surabonde, et que l'offre du détenteur dépasse la demande de l'entrepreneur. Telle est la signification normale des mouvements de la Bourse, en ce qui concerne les fonds publics.

Mais l'agiotage vient dénaturer cette signification, au point que le rapport est changé du tout au tout, et que dans l'immense majorité des cas, baisse de la rente à la Bourse signifie affaires inauvaises; hausse de la rente, au contraire, bonnes affaires, tant pour le pays que pour le gouvernement. La raison de cette anomalie est qu'au lieu de voir dans la dette publique un déversoir assuré des capitaux disponibles, on s'est habitué à considérer l'État lui-même comme un grand entrepreneur de commerce, industrie, banque, salubrité, sécurité, etc., dont le crédit monte ou descend, sui

vant que ses opérations paraissent plus ou moins avantageuses et plausibles, et qui, par l'importance de ses affaires, par la solidarité qu'ils imposent au pays, domine et gouverne le marché.

Un particulier se rend à la Bourse, le 4 1/2 étant à 90 fr. Il offre de livrer fin courant pour 100,000 fr. de rentes de cette valeur à 89 fr., c'est-à-dire qu'il parie, en se fondant sur n'importe quelles conjectures, que la rente 4 1/2, qui dans ce moment est à 90, sera descendue fin courant à 88. En conséquence, il s'engage à livrer à la même époque à 89: différence, 1 fr., qui constitue le bénéfice de son pari. Certes, c'est déjà une chose profondément irrégulière, immorale, désastreuse; une chose qui accuse à la fois l'organisation politique du pays, la moralité et la capacité du pouvoir, que cet enchaînement de la fortune et de la sécurité des citoyens aux décisions ministérielles, et cette assimilation des actes du souverain au tirage d'une loterie. Il est évident que de semblables paris, non-seulement ne contiennent en eux-mêmes aucun élément d'utilité, de productivité ou d'économie, mais qu'ils sont souverainement contraires à la tenue des opérations réelles, et destructifs de toute spéculation sérieuse.

Allons au fond, et nous découvrirons bientôt que ce pari, cette spéculation de Bourse, qui, abstraction faite des intérêts qu'elle compromet, pouvait jusqu'à certain point paraitre innocente, n'est le plus souvent qu'une violation de la foi publique, un abus du secret de l'État, une trahison envers la société.

Un ministre, dont la fortune personnelle se compose de 50,000 livres de rentes en placement sur l'État, sait, de source certaine, qu'il existe entre le gouvernement dont il fait partie et une puissance étrangère telle difficulté diplomatique de laquelle sortira infailliblement une déclaration de guerre. Il met sa fortune à l'abri, en vendant à 92 des rentes qu'il sait devoir descendre dans cinq ou six semaines à 85. Un pareil acte, de la part d'un ministre, est une lâchété, une désertion. Il fait plus: non content de sauver par une félonie ses propres capitaux, il joue à la baisse sous le cou

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