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PRÉFACE

DE LA TROISIÈME ÉDITION.

Les deux premières éditions de ce Manuel ont paru anonymes. Je crois de mon devoir de dire pourquoi j'appose ma signature à la troisième.

Lorsqu'en 1853-54, MM. Garnier frères, désirant pour leur librairie une espèce de l'ade mecum de la Bourse, me prièrent de me charger de ce travail, je ne crus pas d'abord qu'une pareille compilation cût besoin devant le public d'un répondant. Quelques notions d'économie politique, servant à déterminer le rôle de la spéculation, soit comme force productrice, soit comme opération boursière; quelques appréciations critiques, de simple bon sens, dont le temps a depuis confirmé la justesse, ne me paraissaient pas constituer ce que les lois sur la propriété littéraire nomment pompeusement œuvre de génie. L'entrepreneur de commerce et d'industrie a sa marque de fabrique; l'ouvrier qui travaille pour le compte de cet entrepreneur n'a pas la sienne: il ne peut pas l'avoir. Dans l'espèce, je n'étais qu'un ouvrier.

J'ai donc fourni l'article, comme on dit en style de comptoir travail répugnant et pénible; c'est le sort des plébéiens de la littérature. Je n'y ai pas mis mon nom : qu'importait au lecteur de savoir que dans ma carrière de publiciste, il m'arrivait parfois de travailler sur commande?

Aujourd'hui, ma position est changée.

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Sous la pression des événements, et tout en suivant na pensée première, j'ai été conduit à discuter plus à fond les affaires, à qualifier les actes, à en dégager les causes, à définir les situations, à calculer les tendances, d'après des considérations d'économie et de droit qui dépassent la responsabilité du libraire.

Voilà ce qui m'oblige à paraître, et sur quoi je demande à m'expliquer.

Deux considérations d'ordre majeur dominent tous les jugements exprimés dans ce recueil: la morale publique, et le mouvement économique.

Morale publique.

L'ordre agricole et industriel, cette première et profonde assise sur laquelle repose l'édifice social, est en pleine révolution.

Est-ce une nation qui déchoit, une société qui s'en va, ou une civilisation supérieure qui commence? Le lecteur en décidera. Ce qui est sûr au moins, c'est que la transformation, pour la liberté ou pour la servitude, pour la suprématie du travail ou la prépotence du privilége, je ne l'examine point, est partout à l'ordre du jour. Tel est le fait général, décisif, qui ressort en premier lieu de notre inventaire industriel.

Or, quel que soit le but où elles tendent, les Révolutions, et entre toutes celles qui ont pour objet la distribution et l'exploitation de la fortune publique, sont des occasions de triomphe pour l'improbité. On l'a vu à toutes les époques, mais jamais peut-être autant qu'à la nôtre, jamais surtout avec un tel accompagnement d'indifférence.

Ainsi l'on a affecté de ne voir dans les scandales de l'époque que de l'agiotage. Le Moniteur l'a fait entendre; la magistrature, suivant l'exemple donné d'en haut, a

fulminé ses mercuriales. La comédie à son tour a fait semblant d'agiter ses grelots. Qu'accusent cependant l'organe officiel, et la justice, et le théâtre? le jeu, rien que le jeu. Mais, messieurs,

Le JEU ne produit pas de si puissants efforts.

Nous ne serions pas si malades si nous n'avions à nous reprocher que cette peccadille. Disons la vérité.

Au spectacle de quelques fortunes subites, inattaquables peut-être au point de vue d'une légitimité incomplète, mais parfaitement illégitimes devant la conscience, et jugées telles, s'est ébranlée la multitude des âmes faibles, en qui la soif du bien-être avait marché plus vite que le sens moral.

Une conviction s'est formée dans le silence universel, sorte de profession de foi tacite, qui a remplacé pour les masses les anciens programmes politiques et sociaux :

«Que de toutes les sources de la fortune, le travail est la plus précaire et la plus pauvre;

Qu'au-dessus du travail, il y a, d'abord le faisceau des forces productrices, fonds commun de l'exploitation nationale, dont le gouvernement est le dispensateur suprême;

« Qu'ensuite vient la Spéculation, entendant par ce mot l'ensemble des moyens, non prévus par la loi ou insaisissables à la justice, de surprendre le bien d'autrui;

«Que du reste, l'économie des sociétés n'est, d'après les définitions des auteurs en crédit, qu'un état d'anarchie industrielle et de guerre sociale, où les instruments de production servent d'armes de combat; où chaque propriété, privilége, monopole, tient lieu de place forte; où le droit et le devoir sont indéterminés de leur nature, la

justice exceptionnnelle, le bien et le mal confondus, la vérité relative, toute garantie illusoire; où les licences de la pratique, les contradictions de la théorie, le vague de la législation, l'arbitraire de l'autorité, viennent sans cesse déconcerter la raison et donner l'entorse à la morale; où chacun enfin combattant contre tous, soumis aux chances de la guerre, n'est tenu de respecter que la loi de la guerre. »

Aussi, tandis que la Sagesse constituée accuse le jeu, que la Scène le châtie, que la Bourse elle-même, ravie de se voir si bien chaperonnée, le dénonce : l'improbité règne dans les mœurs, la piraterie dans les affaires. Sous l'apparence de transactions régulières et libres, de réalisations facultatives, d'exercice légitime de la propriété, sévissent, sans nul empêchement, le charlatanisme, la corruption, l'infidélité, le chantage, l'escroquerie, la concussion, le vol.

Interrogez le premier venu: il vous dira qu'aucun gain, obtenu par les concessions de l'État, les combinaisons de la commandite, les négociations de la Bourse, les entreprises de commerce, le bail à cheptel ou à loyer, n'est pur de corruption, de violence ou de fraude; qu'il ne se fait pas aujourd'hui de fortunes sans reproche, et que sur cent individus enrichis, pris au hasard, il n'y en a pas quatre de foncièrement honnêtes.

C'est à cette mésestime, universelle, réciproque, qui semble devoir remplacer chez nous l'antique foi, qu'il faut attribuer les brigandages qui chaque jour frappent à l'improviste les Compagnies, et ne laissent plus la moindre sécurité à leurs actionnaires.

La logique, hélas! va toujours plus vite dans la dissolution que dans la vertu.

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