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Désirez-vous les connaître ? Il est un moyen très commode d'arriver à les déterminer avec une rigueur presque mathématique. Prenez un ouvrage de droit commercial, l'excellent manuel, si vous le voulez bien, que publient en ce moment MM. Lyon-Caen et Renault (1) et recherchez, puisqu'il est convenu en France, décrété en Belgique, que les sociétés commerciales sont des personnes morales, recherchez, disons-nous, quelles sont les conséquences à déduire de cette personnalité et en quoi, à cause de ce caractère, les sociétés commerciales different des sociétés civiles. Vous trouverez une énumération de cinq points particuliers; et ces cinq points, si vous les examinez attentivement, se réduisent même au nombre de trois. Or, toute la difficulté consiste dans l'explication de ces trois ou de ces cinq règles juridiques. Si ces règles sont inadmissibles sans l'hypothèse de la personnalité, cette hypothèse se trouve justifiée par sa nécessité même. Que si ces règles découlent au contraire de considérations générales que nous invoquons déjà ailleurs, si elles sont une suite logique des principes que nous connaissons dans d'autres endroits, alors la fiction devient un rouage inutile, encombrant et qu'il importe de déposer dans quelque vieux bahut avec les formes légales des Grecs et des Romains.

Le premier point est l'affirmation même de la thèse que nous mettons ici en doute. On soutient qu'il existe sous l'enveloppe de toute société commerciale un être juridique indépendant. « Le fonds social n'est pas indivis entre les associés, mais est réputé appartenir à l'être moral, société. » Tel est le point sur lequel roule toute la vieille

(1) Précis de droit commercial, Paris, 1882, t. I. Cpr. A. LE FRANÇOIS, Des sociétés considérées au point de vue de la personnification civile, Bruges, 1872;-THIRY. Les sociétés civiles constituent-elles des personnes juridiques? Revue critique, 1854, t. IV, p. 142 et 1855, t. VII, p. 289; - HAUS, Les sociétés civiles ne sont pas des personnes morales, Belgique Judiciaire, 1855, p. 33.

théorie. On y rattache trois grandes conséquences qui peuvent être considérées comme les seuls résultats réels de la personnalité civile, et qui doivent pour ce motif attirer spécialement notre attention. -1° « Le droit des associés est considéré comme mobilier quand même la société posséderait des immeubles >> (art. 529 du code civil). 2o « La société ayant pour patrimoine propre l'actif social, celui-ci sert de gage aux créanciers sociaux à l'exclusion des créanciers personnels des associés ». 3° « Dans les procès, la société est représentée par son gérant» (art. 69, 6o, du code de procédure). — On parle enfin, et c'est là le dernier point, de l'inadmissibilité de la compensation entre les créances et les dettes personnelles des associés d'une part et les dettes et les créances de la société d'autre part; mais ce fait n'est qu'une déduction logique, tirée par la doctrine, de la seconde conséquence signalée plus haut, c'est-à-dire de la distinction établie au profit des créanciers sociaux entre le patrimoine des associés et le patrimoine social.

En somme, par conséquent, trois effets importants sont attribués dans les sociétés commerciales à la personnalité civile le caractère mobilier du droit des membres, la représentation en justice de la société par un gérant et la distinction entre le fonds social et le capital appartenant aux associés.

Arrive maintenant la question épineuse et délicate, celle de savoir si c'est à tort ou à raison que l'on donne pour cause à ces effets l'existence d'un être juridique. Que le législateur, en façonnant nos lois, se soit dans certains cas inspiré de cette pensée, qu'il ait quelquefois songé à une personne fictive et morale, le fait est très vrai et il est même fatal dans une certaine mesure, attendu que le législateur se laisse toujours guider par la doctrine dominante à son époque. Remarquons toutefois que l'expression de « personne morale ou juridique » ne figure pas une seule fois

dans notre code civil. Mais la difficulté ne gît pas dans la constatation de la pensée qui anime la doctrine et qui a été suivie par les hommes chargés de faire notre droit positif. Nous sommes sur un terrain purement théorique et nous nous demandons si, en bonne logique ou en saine législation, il est nécessaire de conserver l'hypothèse de la personnalité civile, s'il faut, pour ne pas tout bouleverser, maintenir le système traditionnel et passer, bon gré mal gré, sous le joug de la fiction.

Nous ne le pensons pas. A notre humble avis, l'ancienne théorie n'a plus aucune utilité. L'harmonie des droits. individuels suffit pour justifier de la manière la plus rationnelle tous les résultats que l'on déduit de l'existence d'un être moral (1). Et c'est perdre son temps et sa peine que de se mettre en quête d'une explication plus embarrassée et plus embarrassante.

Mais comment concevoir, nous dira-t-on, qu'une société puisse agir en justice par l'intermédiaire de son gérant et de ses administrateurs, comment concevoir que les intéressés puissent procéder à couvert sous l'action d'un seul, si l'on n'admet pas la supposition d'une personne morale?

Objection singulière et dans laquelle on ne tient pas compte de ce qui se produit en d'autres matières. Est-ce que dans les faillites et dans les successions vacantes, là où il n'y a évidemment pas d'être juridique, de l'avis de

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(1) La même conclusion nous semble ressortir de la monographie, malheureusement assez obscure, de M. BOLZE. Nous ne connaissons qu'un seul code qui ait résolument supprimé l'hypothèse de la personnalité civile, c'est le code des provinces baltiques, qui a paru en 1864 et qui est rédigé avec beaucoup de soin et de méthode. LEHR, Élements du droit civil russe, Paris, 1877, p. 274.

Cpr. relativement à la manière dont nous expliquons les effets att chés à la personnalité civile, la grande controverse soulevée en Allemagne sur la nature des sociétés par actions. THÖL, Das Handelsrecht, Leipzig, 1879; VAN MUYDEN, Des Sociétés par actions, Lausanne 1876; VIDARI, Diritto commerciale, t. II, no 631 et s., Milano, 1879.

les curateurs ou les syn

nos meilleurs auteurs, est-ce que dics ne mènent pas les procès dans l'intérêt des créanciers? Est-ce qu'ils ne représentent pas ces créanciers tout comme les gérants représentent les associés? Ils tiennent, nous le savons, leur mandat de la loi, mais pourquoi les administrateurs d'une société ne pourraient-ils pas tenir le même mandat du consentement des parties? En principe chaque citoyen est libre de poser un acte juridique soit par luimême, soit par le secours d'un mandataire: il peut contracter, vendre, acquérir aussi bien par le moyen d'un tiers que personnellement. Rigoureusement il devrait donc aussi pouvoir procéder par lui-même et par mandataire. Mais ici intervient une règle dérogatoire au droit commun et qui nous a été imposée par l'ancienne jurisprudence. On a eu peur de consacrer la liberté de plaider pour autrui, et il s'est établi un axiome d'après le quel «nul ne plaide par procureur »; en vertu de cette disposition, nul n'a la faculté de représenter autrui devant les tribunaux et de conduire une action qui ne le concerne pas personnellement. Si cette règle n'existait pas, les administrateurs de toutes les sociétés pourraient agir en qualité de mandataires des simples associés, et il n'y aurait plus dès lors ni difficultés, ni embarras. Mais le législateur n'a pas songé à rapporter cette restriction à la liberté générale et s'est borné à en diminuer la portée par une seule exception au profit de certaines sociétés, qui sont précisément les sociétés que l'on considère comme des personnes morales (1).

(1) Néanmoins, d'après l'article 63 de la loi française du 24 juillet 1867 la société à capital variable, quelle que soit sa forme civile ou commandite, sera valablement représentée en justice par ses administrateurs. " Cpr. l'amende.nent proposé et soutenu à la Chambre belge par M. Jottrand, en faveur des sociétés d'assurances mutuelles, (Annales parlementaires, 1872-73, p. 296, et qui aboutit à faire insérer dans la loi du 11 juin 1874 une disposition déclarant que les sociétés d'as

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La doctrine et la jurisprudence commencent toutefois à restreindre d'une manière fort étroite la portée de l'ancienne maxime. Il a été admis que l'on pouvait donner mandat à un sociétaire d'agir au nom des autres, pourvu que, dans les actes de procédure, ce sociétaire eût soin de citer exactement les noms et les qualités des diverses personnes qu'il représentait. Il y a plus: on a déclaré que le principe« nul ne plaide par procureur » n'était pas d'ordre public, qu'il était permis d'y renoncer, que cette renonciation pouvait s'induire de l'acceptation des statuts de la société, renfermant une clause spéciale à cet égard, et enfin que les tribunaux ne devaient pas invoquer cette maxime d'office et qu'il n'était pas permis de la présenter pour la première fois devant la cour de cassation (1). Encore un dernier pas, et la règle n'aura plus aucune importance.

surances mutuelles seraient (légitimement) représentées en justice par leurs directeurs. »

Dans deux arrêts, à signaler ici uniquement afin de montrer la confusion qui règne parfois dans les questions dont nous nous occupons, il a été décidé qu'il fallait faire une distinction entre ce qu'on appelle l'être moral et la personnalité juridique. Singulière distinction s'il en fût, puisque les deux termes ont toujours eu en droit le même sens. On a déclaré en outre, d'une part, que la légitimité de la représentation en justice par un gérant dépendait de cette personnalité, et, d'autre part, que les sociétés civiles formaient à la vérité des êtres moraux, mais qu'elles n'étaient point des personnes juridiques. D'où l'on a conclu que ces sociétés ne pouvaient échapper à l'empire de 1 règle: personne ne plaide par procureur. » La conclusion était légitime, mais le raisonnement par lequel on y arrivait, était complètement inexact. Cass. franç., 8 novembre 1836, SIREY, 1836, I, p. 811; Cour super. du Luxembourg, 11 mars 1875, Journal des soc, civiles et comm. (Paris), 1882, p. 427.

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(1) Cass, franç., 25 juin 1866, 24 novembre 1875, 26 mai et 20 juillet 1878, 29 novembre 1879, 7 décembre 1880; Paris, 29 janvier 1880 et Douai, 11 juillet 1882; SIREY, 1866, p. 358; 1876, p. 166; Dalloz, 1878, p. 303; SIREY, 1880, p. 89 et 56; 1881, p. 244; 1881, t. II, p. 132 et 1883, t. II, p. 49 avec une intéressante note de M. Labbé.

Cpr. NAQUET, De la maxime « nul ne peut plaider par procureur »

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