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CHAPITRE PREMIER

DES ASSOCIATIONS RECONNUES OU DE LA PERSONNALITÉ

CIVILE.

S1. Les difficultés à résoudre.

S'il est une question délicate et épineuse, où les préjugés et les préventions se sont depuis plus d'un siècle donné libre carrière, c'est sans contredit la question de la personnalité civile. Les uns par une horreur de l'ancien régime poussée puérilement jusqu'à l'excès, et les autres par une admiration des vieilles théories romaines qui confine presqu'au fétichisme, jurisconsultes soi-disant progressistes et jurisconsultes romanistes, les deux écoles se sont pour ainsi dire donné le mot pour obscurcir nos idées sur ce point et substituer à la réalité je ne sais quelle bizarre fantasmagorie. Partout ailleurs, les écrivains de l'école moderne raillent finement les rénovateurs trop puristes et trop passionnés des doctrines de Giaus et de Papinien; ils leur reprochent leurs idées étroites, leurs subtilités, leur logique à outrance qui est aussi éloignée de la véritable logique que les discussions raffinées, les arguties et les vétilles de l'école d'Alexandrie ou de Byzance étaient

éloignées de la véritable philosophie ou de la saine théologie Mais ces beaux critiques, oubliant toutes leurs anciennes querelles, deviennent tout à coup des disciples zélés et enthousiastes dès qu'il s'agit de la personnification civile. Le revirement est étrange, d'autant plus qu'en aucune matière on n'a rusé davantage pour rendre quelque peu plausible un système purement imaginaire et sans aucun fondement pratique.

Le problème juridique est celui-ci dans la société ordinaire, la propriété repose sur la tête des divers membres, de sorte qu'en vérité, ce n'est pas la société qui possède, ce sont les associés, chacun pour sa part respective. De là plusieurs inconvénients. Difficulté d'abord de former des sociétés nombreuses et assez libres dans leur recrutement la multitude des associés, la facilité d'entrer dans une association et d'en sortir, produiraient nécessairement un va-et-vient perpétuel qui entraînerait des mutations continues de propriété, des embarras, des frais considérables, peut-être même une dangereuse incertitude sur les véritables possesseurs, de la gêne et des équivoques dans les relations journalières. Un autre écueil est celui de la confusion des patrimoines: les associés ne seront pas seulement propriétaires d'une manière indivise des biens de l'association, ils seront aussi débiteurs et créanciers pour une part proportionnelle des dettes et des créances sociales. Or, une pareille situation, acceptable pour des gens qui s'inspirent mutuellement une confiance absolue, serait grosse de périls dans les entreprises importantes où de nombreux communistes et de forts capitaux sont engagés. Les créanciers de chacun des associés pourraient venir, en cas d'insolvabilité de leur débiteur, saisir au lieu et place. de celui-ci la part qui lui appartient dans la masse générale. Et, d'autre part, les créanciers de la société auraient le droit, si les affaires menaçaient ruine, de prendre personnellement à parti chacun des associés, afin de recouvrer

sur lui le déficit de la caisse commune. Enfin, il est un troisième inconvénient, mais de simple procédure : c'est qu'il est pratiquement impossible de suivre à la lettre les règles ordinaires dans une action judiciaire à laquelle se trouve mêlée une vaste société. S'il fallait diriger les poursuites au nom personnel de tous les associés sans aucune omission, ou contre eux tous, on aboutirait à des procès interminables et on risquerait toujours de ne terminer que partiellement les litiges. Voilà les trois grandes difficultés du problème juridique que présente l'association: premièrement la division de la propriété entre tous les membres; secondement la confusion du patrimoine personnel des associés avec leur part dans le patrimoine social; troisièmement la nécessité de la comparution individuelle de tous les associés dans les procès poursuivis pour la société ou contre elle.

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Aux prises avec cette épineuse question, les juristes romains s'en tirèrent par une de ces bizarres fictions qui étaient familières à leur esprit inventif (1). Ils étaient très ferrés sur le chapitre des expédients et ils y recouraient dans presque toutes les matières. Ainsi, d'après le vieux droit, l'héritier seul pouvait intenter la petitio hereditatis.

Il y avait là une iniquité que le prêteur désirait réparer à l'égard du bonorum possessor. Et comment s'y prit-il pour porter remède au mal? Ce fut bien simple: il afficha dans son édit qu'il envisagerait et traiterait le bonorum possessor comme un véritable héritier, sicut hæres, en d'autres termes, qu'il lui reconnaîtrait dans la réalité une qualité qui ne lui appartenait point. Autre exemple. Le testament

(1) DEMELIUS, Die Rechtsfiction (Weimar, 1858)

n'était valable que si celui qui le laissait, mourait revêtu de la qualité de citoyen, car le citoyen seul avait le droit de tester. Était-ce à dire que le testament du Romain fait prisonnier n'eût plus aucune valeur? Rigoureusement, telle devait être la conséquence du droit, mais on imagina la fiction de la loi cornélienne qui supprima toutes les difficultés en décrétant que le testateur serait censé mort le jour où il serait fait prisonnier. Habitués à ce système de créations arbitraires et de suppositions originales, les Romains ne se sentirent pas très embarrassés devant les difficultés que présentait le problème de l'association. A côté ou plutôt au-dessus des divers associés qui formaient des personnes physiques, très réelles, en chair et en os, ils déclarèrent apercevoir une autre personne dont on ne s'était jamais douté jusque là, une personne idéale, abstraite, et que nous appelons aujourd'hui un être moral (1). Au moyen de cette fiction, la marche des vieux rouages juridiques devint extrêmement facile. Tous les obstacles s'évanouirent comme par enchantement. Il y avait du danger à rendre les associés propriétaires ce serait la personne morale qui posséderait. Il y avait des inconvénients à confondre les patrimoines: désormais il y aurait deux patrimoines, le patrimoine des associés et le patrimoine de la personne morale. Il y avait une impossibilité pratique à faire comparaître en justice tous les mem-bres de la société ce serait dorénavant la seule personne morale qui se présenterait devant les magistrats, soit en qualité de demanderesse, soit en qualité de défenderesse. Plus l'ombre d'un embarras; le sol était aplani et ne présentait plus la moindre inégalité; les principes ordinaires

:

(1) DIRKSEN, Civil. Abhandlungen, t. II, Berlin, 1820.

PFEIFER, Die Lehre von den juristischen Personen. Tubingen 1847.

PERNICE, Labeo und das römische Privatrecht. Halle, 1873.

reprenaient leur empire et on pouvait poursuivre leur application avec une rigueur mathématique sans craindre le plus petit choc. Tout redevenait simple, clair, évident, pourvu qu'on voulût bien accepter la nouvelle cheville ouvrière, l'ingénieuse fiction d'un être moral (1).

Cette espèce de deus ex machina n'apparaît pas seulement dans le droit romain à propos de l'association; on le rencontre encore dans la matière de l'hérédité. Là aussi on s'était trouvé en présence d'une situation qui semblait sans issue et l'on n'avait rien imaginé de mieux que de faire encore une fois appel à l'existence d'une personne fictive. Comme l'héritier n'acquérait l'hérédité que par une acceptation ou une addition subséquente au décès de son auteur, il se présentait nécessairement un intervalle, une solution de continuité entre la personne du défunt et celle de l'héritier. Que fallait-il faire de la succession pendant cet intervalle? Était-il possible de la laisser sans maître, sans possesseur? Et cependant quel propriétaire lui donner, puisque le défunt avait disparu et que l'héritier ne s'était pas encore présenté? La question semblait insoluble. Mais les jurisconsultes romains, aussi heureux que Pompée dont le pied magique faisait sortir de terre des légions, s'empressèrent d'évoquer, pour se débarrasser de leurs soucis, cette excellente personne juridique qui était toujours à leur disposition. C'est ainsi que l'hérédité jacente devint un être moral, un propriétaire, dominus ergo hereditas habebitur, tout comme l'association (2).

Lorsque le sceptre tombé des mains de la vieille civilisation romaine, décrépite et impotente, passa au pouvoir

(1) Quibus autem permissum est corpus habere, dit Gaïus, proprium est, ad exemplum republicæ, habere res communes, arcam communem, et actorem sive syndicum, per quem, tanquam in republica, quod communiter agi fierique opporteat, agatur, fiat. » L, 1 § 1,

D. III. 4.

(2) 13 § 2 D. 9-2.

WINDSCREID, Lehrb, t. II, § 531.

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