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convenait-il d'épouser l'esprit d'inquiétude et de méfiance qui avait fait le fond de la vieille politique, et de conserver les entraves établies par les autres constitutions et sanctionnées par le code pénal? Et dans l'hypothèse où l'on aurait aboli complètement les anciennes barrières qui gênaient et embarrassaient, d'une manière plus ou moins arbitraire, l'action libre et spontanée, l'initiative louable et courageuse des citoyens, était-il opportun, était-il nécessaire de pousser la générosité plus loin encore et de ne pas faire. dans la voie du bienfait une halte trop précipitée que plusieurs étaient prêts à qualifier d'arrêt à mi-chemin? Ne suffisait-il pas de lever tous les obstacles et d'octroyer la liberté? La sagesse et la justice exigeaient-elles plus et voulaient-elles qu'on encourageât l'exercice même de cette liberté par des faveurs spéciales et exceptionnelles? Devait-on, en un mot, promettre le privilège de la personnalité civile à toutes les associations qui allaient naître à l'ombre des franchises publiques? Tels étaient les graves problèmes qui étaient posés aux membres du Congrès et qu'ils agitaient en sens divers au moment de l'ouverture de la séance.

La tendance généreuse et libérale qui avait présidé à l'union de 1830 était alors dans son plein épanouissement. Pénétré d'un profond respect pour les droits de chacun, on avait le courage de se combattre mutuellement comme adversaires; on n'avait pas, la plupart du moins n'avaient pas la petitesse de se traiter en ennemis et de sacrifier l'équité à une manœuvre de parti. Au milieu des orages et des emportements de la discussion, on songeait toujours au drapeau national qui flottait au-dessus de la tribune, drapeau de liberté et d'union, conquis au prix des efforts et de l'héroïsme communs.

Quand on en vint à la question des associations (1), on

(1) HUYTTENS, Discussions du Congrès, II, p. 61, 472-478.

fut aussitôt et presque unanimement d'accord sur un point, celui qui concernait leur existence. Républicains et monarchistes, catholiques et libéraux, tous se donnèrent la main pour approuver le projet de la section centrale d'après lequelles Belges auraient le droit de s'associer sans être soumis à aucune mesure préventive.» M. Seron eut beau prononcer un réquisitoire contre la liberté et ses abus dans le passé, il eut beau demander « si le besoin d'association était bien du siècle présent, et par quels symptômes on l'avait vu se manifester »; il ne fut guère mieux écouté qu'un prédicateur dans le désert. L'opinion du Congrès n'était plus à faire; les constituants étaient fermement décidés à respecter tous les droits des individus, et à ne pas inscrire dans leur œuvre une disposition malheureuse qui aurait paru un héritage du despotisme antérieur.

Mais les divergences les plus profondes se faisaient jour, dès qu'on passait de la question de l'existence des associations, à la question de leur capacité.

Par peur des couvents et de la mainmorte religieuse, quelques-uns désiraient refuser à toutes les sociétés le caractère de personnes morales. M. Zoude voulait qu'on élevât à la hauteur d'une défense constitutionnelle ce principe de crainte et de suspicion. « Les associations, portait son amendement, ne pourront être considérées comme personnes civiles, ni en exercer collectivement les droits. » Ce premier alinéa était suivi, il est vrai, d'un tempérament « Les établissements de bienfaisance et de charité sont exceptés de cette disposition. La loi règlera l'acquisition et l'aliénation de leurs biens. » La commission et la section centrale ne s'étaient pas montrées aussi effarouchées. Leurs projets permettaient aux associations d'acquérir la capacité juridique; mais ils les mettaient d'une façon trop rigoureuse sous la main du législateur et entouraient leurs acquisitions de formalités d'une solennité excessive. « Les associations, disait l'article 16 du projet de la section

centrale, ne peuvent être considérées comme personnes civiles, ni en exercer collectivement les droits, que lorsqu'elles auront été reconnues par une loi, et en se conformant aux conditions que cette loi prescrit. Les associations constituées personnes civiles ne peuvent faire aucune acquisition à titre gratuit ou onéreux, qu'avec l'assentiment spécial du pouvoir législatif. Les dispositions qui précèdent ne sont pas applicables aux sociétés civiles ou commerciales ordinaires, lesquelles sont régies par les codes civil et de commerce. »

Mais il y a un danger à relever d'une manière trop absolue du pouvoir législatif: on est à la merci des fluctuations électorales et on dépend de la loyauté d'une majorité qui se laisse toujours facilement entraîner par l'esprit et l'intérêt de parti. De là trois amendements. Un premier amendement de M. Legrelle : « Pour que les associations soient considérées comme personnes civiles et pour qu'elles en exercent collectivement les droits, il suffit qu'elles fassent conster de leur existence au pouvoir exécutif, qui leur délivrera le certificat que cette formalité a été remplie. Cette formalité emporte le droit d'acquérir une habitation pour les associés, ou tel local qui pourra être nécessaire au but de l'association. Pour faire d'autres acquisitions de biens immeubles..., les associations devront avoir l'assentiment spécial du pouvoir législatif. Le second amendement était de M. De Nef: « Il est de règle, disait cet orateur, que celui qui veut la fin, veut aussi les moyens... Je conviens que si l'intervention du pouvoir législatif n'était jamais requise, on pourrait craindre de voir les associations faire des acquisitions immodérés; aussi mon observation ne tend pas à donner aux associations une liberté illimitée d'acquérir; elle tend uniquement à leur assurer les moyens d'acquérir à concurrence de ce qui est strictement nécessaire à leur existence, et dès que cette existence se trouverait assurée

par un revenu suffisant, par exemple 150 florins par associé, les associations ne pourraient plus faire aucune acquisition sans avoir obtenu l'assentiment du pouvoir législatif. » Le troisième amendement, déposé par l'abbé De Foere, était une combinaison des deux autres: la proposition de M. Legrelle y était adoptée pour les associations en général et celle de M. De Nef pour les associations de bienfaisance.

Dans la discussion, la lutte s'établit entre M. Van Snick et M. le baron de Secus, père. Le premier ne voulait pas dépasser une certaine limite de générosité; il consentait à donner aux sociétés la liberté d'existence, mais il se refusait énergiquement à ajouter à cette liberté la faculté de la personnification civile. Le second envisageait la question de plus haut; il se plaisait à rechercher une disposition qui favorisât le développement des associations, tout en écartant les dangers de la mainmorte.

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La Belgique, disait M. Van Snik, mue par des idées de liberté qu'elle se fait un devoir d'appliquer indistinctement à tous les hommes, réhabilite, pour ainsi dire, les capucins et les récollets, les moines blancs comme les moines noirs. Elle les convie à venir, ensemble ou isolément, jouir des bienfaits de sa législation; phénomène moral plus digne peut-être d'admiration que d'imitation! Quoiqu'il en soit, Messieurs, de notre bienveillance pour ces religieux de tous les ordres et de tous les costumes, on nous reproche de ne point faire assez pour eux; on veut que nous laissions à la législature la faculté d'accorder à ces associations une personnification civile, au nom de laquelle ils exercent leurs droits... J'avoue que je ne puis concevoir un état, ni une existence civile, dans une association qui, comme telle, n'a qu'un but spirituel et des opérations religieuses pour objet... La liberté individuelle du capucin sera garantie, non comme capucin, mais comme citoyen. La loi voit et ne doit voir que cette qualité. L'asile où plusieurs moines pourraient se trouver réunis sera inviolable comme l'asile de tous autres individus, mais toujours comme citoyens. La loi ne connaît pas les moines; le moine est la personne religieuse; c'est pour cela que nous nous accordons tous à dire que les moines, quand ils le trouveront bon, pourront se

marier civilement, soit qu'ils aient quitté, soit qu'ils aient conservé le froc... Les capucins, les récollets s'il nous en vient, pourront acquérir,soit individuellement, soit en commun, mais comme citoyens; leurs acquisitions suivront le sort de tous les immeubles acquis par des particuliers... Et n'est-il pas étonnant qu'on ose aujourd'hui tenter le rétablissement des mainmortes... Je dirais à mon tour: "Soyez conséquents: ne demandez pas d'exception, vous qui n'en avez pas voulu dans les articles 12 et 13... Mais, disent nos adversaires, vous reconnaissez des associations commerciales, des établissements de bienfaisance' et vous donnez aux uns comme aux autres la faculté d'acquérir sous le nom de l'être collectif qu'ils ont choisi. Pourquoi ne pas étendre vos exceptions jusqu'aux associations religieuses? Je leur répondrai d'abord qu'en supposant que ce soient là des exceptions, elles ont été commandées par l'intérêt public et qu'il ne faut jamais étendre les exceptions sans une nécessité évidente. Or la nécessité d'une pareille exception en faveur des associations religieuses vous sera toujours contestée. Peut-il yavoir lieu ou raison à comparer des établissements de bienfaisance ou de commerce aux corporations religieuses? Ces corporations sont de véritables entreprises dont les opérations toutes spirituelles, sans rapport avec la condition des hommes ici-bas, n'ont pour objet que les éventualités des peines ou des récompenses de l'autre monde. »

Le raisonnement de M. Van Snick s'égarait dans des objections faciles à réfuter. Ce qui en faisait d'ailleurs la faiblesse, c'est qu'il était fondé sur des considérations particulières et assez étroites. Au lieu d'envisager la question des associations dans son ensemble, l'orateur s'obstinait à ne la considérer que sous une seule face, dans une seule de ses applications. La peur ou quelque vieux préjugé l'emportant, il oubliait qu'il y avait d'autres sociétés que des sociétés religieuses, et il parlait à chaque instant de « moines blancs et de moines noirs », tandis qu'il aurait dù, pour rester fidèle à sa distinction entre le moine et le citoyen, ne s'occuper que de « sociétaires et d'associés. »

C'est ce que M. le baron de Secus père lui fit remarquer aussitôt.

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