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Le Premier Consul, dont l'accueil plein de bienveillance et d'affabilité, avait assez montré à M. de Pontécoulant qu'il n'avait point oublié, en montant au faîte du pouvoir, ces temps qu'il venait de lui rappeler avec autant de réserve que de délicatesse, où ils s'étaient trouvés mutuellement dans une position si différente, répondit à ce discours par des paroles pleines de justesse et d'à-propos, avec cette rapidité d'élocution saccadée qui montrait la spontanéité de ses idées et faisait le caractère distinctif de son éloquence. Après avoir montré qu'il avait su apprécier l'heureuse révolution qu'une administration aussi vigilante qu'éclairée avait opérée dans la situation du département confié à ses soins Oui, Monsieur le Préfet, dit-il en terminant, c'est avec plaisir que je viens d'entendre, par votre organe, l'expression des sentiments affectueux des Corps administratifs de ce Département au nom desquels vous parlez, et soyez convaincu que c'est avec un plaisir plus grand encore que je reçois l'assurance de vos sentiments personnels, dont votre conduite administrative me donne depuis longtemps les preuves. »

Le cortége ensuite entra dans la ville. Le clergé était sorti en pompe, et bannières déployées, sous le parvis de l'église de Sainte-Gudule, cette antique métropole du Brabant, si longtemps déserte ou abandonnée aux plus vils usages', pour saluer à son passage le restaurateur du culte catholique. Il avait promis aux magistrats des tribunaux civils et criminels un Code de lois qui faisait en ce moment l'objet de ses méditations, et

L'église de Sainte-Gudule avait servi pendant la Révolution de magasin à fourrages.

devait remplacer ce dédale inextricable de coutumes et d'usages dans lequel s'égaraient les plus savants jurisconsultes. Aux sociétés savantes il avait annoncé une complète réorganisation de l'instruction publique, uniforme pour toutes les parties du territoire de la République, et le rétablissement, sur des bases nouvelles, de l'ancienne université de Paris. C'était l'œuvre entière de Charlemagne, reprise par une main non moins puissante, mais étayée de toutes les lumières du XIXe siècle.

Après avoir pris quelques heures de repos, le Premier Consul et Mme Bonaparte parurent au théâtre de la Monnaie, leur présence excita un enthousiasme général. Talma jouait Cinna, et une petite pièce de circonstance, destinée à célébrer l'arrivée dans Bruxelles de ses illustres hôtes, complétait le spectacle. Un bal au Wauxhall, précédé d'un splendide feu d'artifice, termina la soirée.

Les jours qui suivirent l'entrée du Premier Consul dans le chef-lieu du département de la Dyle, furent consacrés à visiter tous les établissements d'utilité publique. L'hôtel de ville, l'hôtel des monnaies, les musées, les hôpitaux, les manufactures, les fabriques, les plus simples ateliers, recommandés par quelques innovations heureuses, furent successivement honorés de sa présence, et partout il laissait ceux qui l'approchaient, émerveillés de ses connaissances variées, de son aptitude à tirer d'immenses effets des causes les plus simples, des inépuisables ressources, enfin, de son génie

La pièce se nommait la Joyeuse entrée; elle avait été composée par M. de Jouy, depuis membre de l'Académie française, attaché alors à la préfecture de Bruxelles, comme on le verra plus loin.

organisateur. On voyait avec étonnement cet homme extraordinaire, dont tant de peuples attendaient l'arrêt de leur destinée, s'informer avec curiosité des détails. les plus vulgaires, entrer avec intérêt dans les explications les plus étrangères en apparence à ses occupations habituelles et prodiguer d'utiles conseils ou des encouragements éclairés à toutes les industries qui pouvaient contribuer à la gloire ou à la prospérité du pays. Dans les riches manufactures de draps, dont les progrès successifs étaient l'un des plus beaux titres de l'orgueil national, il s'était montré au courant de tous les procédés de la fabrication, et à ceux qui en témoignaient quelque surprise, il avait rappelé que les filles de Charlemagne employaient, dit-on, plusieurs heures par jour à travailler la laine sur des métiers venus de Flandre, alors que ce genre d'industrie était à peine connu du reste de l'Europe. Il avait visité ensuite les ateliers de carrosserie des frères Simon, renommés à cette époque, sur tout le continent, par l'élégance des formes, la légèreté et la solidité de leurs produits, et qui seuls pouvaient soutenir la concurrence avec tout ce que la mode avait eu jusque-là l'habitude d'emprunter à l'Angleterre; il avait fait chez eux d'importantes commandes pour sa maison et pour celle de Mm Bonaparte. Mais une industrie pour laquelle il avait montré un intérêt tout particulier, et qu'il s'était plu à encourager par des rémunérations d'une munificence aussi large qu'éclairée, était celle de la fabrication de dentelles, spécialité qui appartenait depuis longtems à la Flandre, et dont les produits, pour la richesse et l'élégance du dessin, pour le goût et la perfection du travail, n'avaient

à craindre de rivalité ni sur le continent ni de l'autre côté du détroit. Dans les ateleliers de Mme V..., il s'était fait montrer les ouvrières qui avaient exécuté un riche voile de dentelles, du travail le plus merveilleux, que des jeunes filles, appartenant aux premières familles de la ville, avaient présenté à Mme Bonaparte à son entrée dans Bruxelles, et leur avait laissé, par ses encouragements et ses libéralités, des témoignages non équivoques de sa satisfaction. Cette action très-simple, et qui du reste était dans ses habitudes, amena entre le Premier Consul et Mme Bonaparte une petite scène qu'il ne sera pas hors de propos de rapporter ici, pour mieux démontrer ce que nous avons dit plus haut de la variété des connaissances de cet homme prodigieux, et des grandes vues qui dirigeaient toutes ses actions, même les plus indifférentes en apparence. Comme, de retour à l'hôtel de la préfecture où le Premier Consul avait fixé sa résidence, Mae Bonaparte s'entretenait avec les personnes qui l'avaient accompagnée dans cette visite, de la rare perfection des objets qui venaient d'être étalés sous leurs yeux, et de la munificence vraiment princière avec laquelle le Premier Consul avait encouragé des travaux qui semblaient ne s'adresser qu'aux classes supérieures de la société Ce n'est pas sous ce point de vue seulement, dit Bonaparte, qu'il faut considérer cette fabrication, mais sous le rapport de l'occupation qu'elle procure à une partie notable de la population, dont les moyens d'existence sont bornés aux travaux sédentaires. Ce que j'estime surtout dans ce genre d'industrie et ce qui le rend précieux à mes yeux, c'est qu'il est uniquement exercé par des femmes;

il en occupe plus de neuf ou dix mille dans la seule ville de Bruxelles, qui trouvent dans ce travail les moyens de se nourrir, de se vêtir et d'élever leur famille. Une seconde considération qui doit lui mériter les encouragements de tout administrateur éclairé, c'est que la matière première se recueille sur les lieux mêmes et dans les départements réunis, et que ses produits empruntent leur valeur presque tout entière de la maind'œuvre. En effet, de toutes les industries inventées par le génie de l'homme, il n'y en a peut-être pas une qui produise de plus importants résultats avec de plus faibles moyens. En voulez-vous la preuve, continua le Premier Consul, en se tournant vers Mme Bonaparte qui le regardait avec étonnement, voyez plutôt ce voile qui vous a été offert hier par les jeunes filles de la ville, et que vous avez cru payer généreusement par un de vos plus gracieux sourires, savez-vous sa valeur? Il ne vaut pas moins de cent cinquante à deux cent mille francs!... Eh bien! il a coûté au fabricant en déboursé de matière première douze à quinze francs tout au plus; et comme chacun se récriait sur l'exactitude d'une telle appréciation, Mon Dieu! dit le Premier Consul, le calcul est bien simple et chacun de vous peut le vérifier :

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Une livre de lin qui n'occupait pas sur pied plus de deux mètres carrés de surface, et qui s'est vendue en herbe dix ou douze francs au plus, peut, après avoir été filée, s'élever au prix de 2,400 fr. Il entre une once environ de ce fil dans un tissu de dentelles qui se vend, prix courant, 3,000 fr. Ainsi la main-d'oeuvre dans ce genre de fabrication, avec une quantité de matière pre

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