Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE II.

M. de Pontécoulant prend place au Sénat.

Rôle attribué à ce premier Corps de l'Etat dans les constitutions impériales; mutisme auquel il est condamné. — Le comte de Pontécoulant dégoûté du vide de ses fonctions, se décide à accompagner en Turquie le général Sébastiani, nommé ambassadeur de France près la Sublime-Porte. Mission spéciale qui lui est confiée par l'Empereur. Il prend sa route par Venise, Vienne et Bucharest. Il s'embarque à Kilia, petit port, situé sur la mer Noire, à l'embouchure du Danube. Aspect de Constantinople en sortant du Bosphore de Thrace. Portrait de Sélim III, qui occupait à cette époque le trône du Grand-Seigneur. Ses efforts pour introduire des réformes dans ses États. Son penchant pour la France et son admiration pour Napoléon combattus par l'ascendant de ses ministres. Conduite prudente du général Sébastiani. Changement subit survenu dans la politique européenne; à l'instigation de l'Angleterre, la Prusse et la Russie déclarent la guerre à la France. - Le général Sébast ani décide le sultan Sélim à se déclarer en sa faveur et à contracter avec l'Empereur Napoléon un traité d'alliance offensive et défensive. La Turquie déclare la guerre à la Russie avec toute la solennité d'usage, l'étendard de Mahomet est déployé dans la mosquée et promené avec pompe dans les rues de Constantinople. L'Angleterre, inquiète de la prépondérance de l'influence française à Constantinople, fait appuyer, par l'envoi d'une flotte à l'embonchure du Bosphore, les remontrances que son ambassadeur a ordre de faire an sultan Sélim.- Le général Sébastiani décide le Divan à répondre avec énergie aux exigences de l'ambassadeur britannique. Préparatifs de résistance; ravitaillement des denx châteaux qui défendent l'entrée du détroit des Dardanelles. L'amiral Duckworth profite d'un vent favorable, franchit de vive force le détroit et entre dans la mer de Marmara. Epouvante que la vue d'une flotte anglaise, sous les murs de Constantinople, répand dans toutes les classes de la population musulmane. — L'amiral fait présenter au Grand-Seigneur l'ultimatum de son gouverneLe général Sébastiani, accompagné de M. de Pontécoulant et de ses secrétaires d'ambassade, se rend auprès du divan, et le décide par son attitude éner gique à une défense vigoureuse. -Armement des murs de Constantinople sous la direction des jeunes de langue et des diplomates attachés à l'ambassade. — M. de Pontécoulant est chargé de la construction d'une batterie destinée à fermer l'entrée du Bosphore de Thrace. Le sultan Selim visite les ouvrages et fait remettre à M. de Pontécoulant une bourse de séquins en témoignage de sa satisfaction. L'amiral Duckworth perd un temps précieux en pourparlers et négociations inutiles. - Sorti enfin de sa longue inaction, il s'approche des murs de Constantinople qu'il menace d'un bombardement si satisfaction n'est pas immédiatement donnée à son altimatum. - Quelques boulets répondent à cette sommation, et la crainte d'exposer son escadre au feu de huit cents pièces de canon qui hérissent les murs de Constantinople, change tout à coup les résolutions de l'amiral anglais; il se décide à une prudente retraite. Pertes qu'il éprouve en repassant le détroit des Dardanelles remis en état de défense par les ingénieurs français. - Le sultan Selim reçoit en audience solennelle tous les Français qui ont pris part à

ment.

la défense de la capitale de son empire; M. de Pontecoulant, en récompense de ses services, reçoit de ses mains la décoration de commandeur de l'ordre du Croissant. Satisfaction témoignée par Napoleon à la nouvelle de la retraite de l'escadre anglaise et de la délivrance de Constantinople. Mesures qu'il ordonne pour mettre désormais cette capitale de l'empire ottoman à l'abri de toute insulte. Arrivée à Constantinople de plusieurs officiers d'artillerie et de génie, détachés de l'armée de Dalmatie et parmi lesquels on remarque un jeune colonel qui fut depuis le général Foy. M. de Pontécoulant forme le projet de quitter Constantinople pour rentrer en France. Il est retenu par la perte que fait l'ambassadeur de son épouse, morte en couches à la suite des émotions du siége dont elle avait voulu partager les dangers avec son mari et ses compatriotes. M. de Pontécoulant accompagne le général Sébastiani dans une tournée qu'il fait sur les bord de la mer Noire où les médecins l'ont envoyé pour refaire sa santé. M. de Pontécoulant quitte Constantinople; touchants adieux du général Sébastiani; il demande à son amitié de bénir sa fille, orpheline des le berceau, et qui fut depuis la duchesse de Praslin. - Attaque de l'escorte de M. de Pontécoulant par une troupe de brigands dans les montagnes de la Romélie. Arrivée au camp du Grand-Visir qui commande l'armée du Danube. Portrait de ce visir et de Mustapha Baïractar, pacha de Routschouk. Révolution survenue à Constantinople; le sultan Selim III est détrôné par son neveu Mustapha IV et jeté dans un profond cachot. Mustapha Bairactar embrasse en secret le parti de Selim, et jure de le venger; profonde dissimulation dont il couvre ses desseins. Joie que répand dans l'armée du Grand-Visir la nouvelle de la victoire de Friedland et de la marche de Napoléon sur Tilsitt. - M. de Pontécoulant poursuit son voyage et rentre dans Paris le 19 juin 1807.

M. de Pontécoulant avait retrouvé au palais du Luxembourg, où siégeait le Sénat, ses anciens collègues de la Convention, Boissy-d'Anglas et Lanjuinais, avec lesquels il avait livré à l'anarchie et à l'esprit révolutionnaire de si furieux combats, au nom de la justice et de la vraie liberté. Hélas! ces deux divinités tutélaires n'étaient guère plus respectées sous le nouvel empire qu'elles ne l'avaient été aux plus mauvais jours du règne de la terreur, mais les temps étaient changés. Les Français, toujours épris de l'éclat et de la gloire, semblaient accepter avec enthousiasme le joug qui leur avait été imposé par une main victorieuse, et ils se résignaient à servir sous un maitre qui avait forcé l'Europe entière à reconnaître la suprématie de la France. Ce n'étaient pas là, sans doute, les institutions sages et modérées que M. de Pontécoulant et ses amis avaient rêvées à l'aurore de la

révolution, mais quelques-uns des principes de 89 avaient survécu du moins au naufrage des libertés publiques : l'abolition des priviléges, l'égalité devant la loi, l'exacte division des pouvoirs, le respect de la propriété, la liberté de conscience, enfin l'égale admissibilité des citoyens, sans distinction de rang ou de naissance, à tous les emplois, de même qu'ils étaient appelés à contribuer également aux charges de l'État et à participer à sa défense, paraissaient des conquêtes désormais acquises sans retour à la nation française, et si bien consacrées que tout gouvernement, quelle que fût sa forme et son origine, qui voudrait désormais s'établir chez elle d'une manière durable, serait obligé de les reconnaître et de les respecter.

Le prestige de la fortune de Napoléon, qui alors atteignait à son plus grand éclat, avait d'ailleurs tellement fasciné tous les yeux, que celui qui aurait tenté d'en signaler le danger et d'en prévoir le triste retour, eût passé pour l'un de ces rêveurs incorrigibles que les désordres de la Révolution et les crimes de l'anarchie n'avaient pu ni instruire ni éclairer. M. de Pontécoulant s'en remettant aux événements du soin de faire naître le temps des sages conseils et des avertissements opportuns, que de sinistres pronostics pouvaient déjà faire. présager, se résigna donc à venir prendre sa place dans ce Sénat taciturne, institution bizarre composée avec un soin scrupuleux par le chef de l'État, des hommes les plus éminents et les plus éclairés du pays, pour ne leur demander, au lieu de discussions lumineuses et de conseils salutaires, qu'une approbation aveugle de tous ses actes et une obéissance servile et silencieuse.

Cependant le nouveau sénateur se sentait encore trop d'activité dans l'esprit, pour que la nullité et le mutisme auxquels le condamnaient ses nouvelles fonctions, tout honorables qu'elles fussent, pussent être acceptées par lui avec une complète résignation, et sans un retour involontaire vers les agitations de sa vie antérieure, souvent laborieuse il est vrai, mais toujours si utilement employée pour la chose publique. Depuis longtemps il avait formé le projet d'un voyage en Turquie; outre l'intérêt qui le portait à étudier moins superficiellement que dans les livres une nation qui, singulièrement placée sur les limites de l'Europe et de l'Asie, conservait encore, à cette époque, l'empreinte de ses mœurs originales au milieu de la transformation générale qu'avaient subie celles de toutes les autres puissances du continent, c'était aussi un vou de sa jeunesse, une sorte de pèlerinage consacré dans sa famille qu'il se proposait d'accomplir. L'un de ses oncles, le baron de Pontécoulant, frère du marquis, et, comme lui, officier supérieur aux gardes du corps, avait suivi, sous le règne de Louis XV, M. le comte de Saint-Priest dans son ambassade à Constantinople, et les récits du voyageur à son retour dans ses foyers, les aventures dont il avait été l'un des principaux acteurs', avait vivement excité l'intérêt de son jeune neveu. Aussi M. de Pontécoulant s'était-il promis de compléter par cette course en Orient l'exploration qu'il avait entreprise au début de sa carrière, des principales capitales de l'Europe, aussitôt que les événements politiques et le soin des affaires publiques lui laisseraient

[ocr errors][merged small]

quelques moments de loisir. Une circonstance particulière vint tout à coup hâter et favoriser en même temps l'exécution de ce projet; le général Sébastiani, son ami, au commencement du mois de mai 1806, fut nommé à l'ambassade de Constantinople. Cette mission était plus militaire encore que politique; l'Empereur Napoléon, que les brillants succès de la campagne d'Austerlitz et la paix glorieuse qui en avait été la suite, n'avaient point aveuglé sur les mauvaises intentions de la Russie et sur les obstacles que cette puissance pourrait mettre un jour à ses projets de suprématie européenne, avait senti qu'il serait d'une sage prévoyance de préparer de loin une puissante diversion et de lui créer des embarras qui l'occupassent assez chez elle pour l'empêcher d'entrer dans une nouvelle coalition, si l'Angleterre, par ses intrigues, réussissait à troubler de nouveau la paix qui venait d'être rendue au continent. Napoléon, qui ne négligeait jamais aucun des plus minces détails qui pouvaient contribuer au succès de ses vastes desseins, et qui excellait surtout dans le choix des hommes qui devaient concourir à leur acomplissement, voulait, en envoyant un militaire d'un rang élevé, et qui venait de se distinguer dans la dernière campagne, auprès de la Sublime-Porte, donner non-seulement au Grand-Seigneur une marque du haut prix qu'il attachait à maintenir avec lui des rapports d'estime et de bonne amitié, mais encore lui fournir, en cas de besoin, un guide capable de le diriger dans l'organisation de ses armées et de les mettre en état de lutter, sans trop de désavantage, contre les troupes européennes. L'Empereur Napoléon avait donc résolu de donner à cette mission du général

« PreviousContinue »