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grets que son âge' ne lui permit pas de lui offrir un siége au Sénat conservateur, où sa place, disait-il, était marquée, et dont il cherchait à relever le rôle secondaire, que semblait lui avoir attribué la nouvelle constitution, par la valeur des hommes qu'il appelait à en faire partie. Le Premier Consul lui donna ensuite le choix entre un portefeuille ministériel, un siége au conseil d'État, ou, si le séjour de Paris n'avait rien pour lui d'obligatoire, l'administration supérieure de l'un des quatre principaux départements de la République, lui laissant la liberté de le désigner lui-même. M. de Pontécoulant n'aimait point la responsabilité que le pouvoir ministériel entraîne; d'ailleurs, tout en professant pour le général Bonaparte la plus sincère admiration, il savait que, sous un tel homme, un ministre devait être moins un conseiller éclairé qu'un instrument dévoué; qu'il fallait faire abstraction de toute initiative pour suivre aveuglément les impulsions reçues, et qu'enfin Bonaparte, comme l'a dit l'un de nos plus spirituels écrivains2, était un de ces génies supérieurs que, pour son honneur comme pour la dignité de son caractère, il valait mieux servir de loin que de près. Son choix fut donc à l'instant fixé, et, en rentrant chez lui, il trouva, avec une lettre très-flatteuse du Premier Consul qui lui annonçait toutes les espérances qu'il fondait sur le concours de ses talents dans les fonctions difficiles qui allaient lui être confiées, sa nomination à l'importante préfecture du département de la Dyle.

1 M. de Pontécoulant n'était âgé que de trente-cinq ans à cette époque, et le minimum d'âge pour entrer au Sénat était fixé à quarante ans. * Voyez Souvenirs contemporains, par Villemain, t. II.

Cette mission exigeait non-seulement des connaissances administratives très-étendues dans un pays nouvellement réuni à la France, et où tout était à organiser, mais il fallait encore un tact éclairé, une prudence consommée, une surveillance infatigable, pour faire accepter la domination française dans ces contrées où les classes inférieures avaient rêvé un moment une complète indépendance, et où les classes aristocratiques regrettaient hautement la domination autrichienne. Toutes ces qualités, M. de Pontécoulant les réunissait à un point très-remarquable, et les heureux résultats obtenus par l'habile administrateur du département de la Dyle, furent bientôt cités comme exemple aux préfets des autres départements réunis. On avait affecté à l'hôtel de la préfecture les bâtiments qui avaient servi de résidence aux archiducs gouverneurs de l'ancien Brabant, et qui, augmentés de quelques constructions modernes, forment encore aujourd'hui le palais du roi des Belges. Dans ce splendide espace, le nouveau préfet put déployer tout le luxe qui était dans ses goûts et qu'il croyait d'ailleurs indispensable pour établir un nouveau gouvernement dans un pays qui conserve encore sous ce rapport quelque souvenir de l'ostentation espagnole. Me de Pontécoulant, cette même dame dont on a pu apprécier le courage et la présence d'esprit au milieu des terribles scènes de la Terreur, et que le premier soin de M. de Pontécoulant avait été de s'attacher par des liens indissolubles au retour de sa première proscription, faisait les honneurs des salons de la préfecture avec un tact parfait et une urbanité pleine de grâces. Je n'ai connu personne qui ait jamais apporté dans les relations sociales plus de

bienveillance et d'agrément ; son principal mérite dans le monde consistait à savoir faire valoir et mettre en relief l'esprit des autres, talent rare qu'elle recommandait souvent à la jeunesse, car, disait-elle avec beaucoup de sens, il n'est personnage si médiocre ou insignifiant qu'on le suppose, dont, avec quelque adresse, on ne puisse tirer pour soi-même instruction ou profit. Sa maison était ouverte à tout ce que le département offrait de supérieur par les talents, par les services, par la naissance ou par les lumières; c'était comme un terrain neutre où tous les partis abdiquaient en entrant leurs inimitiés, et où les rangs n'étaient marqués que par les agréments qu'on y apportait par son esprit ou par son mérite. On y voyait chaque soir le célèbre prince de Ligne, connu dans toute l'Europe par les charmes de sa conversation, la finesse de ses bons mots, l'à-propos de ses réparties, et qu'on aurait pu croire Français de naissance, sans une légère teinte de rudesse dans son accent et de raideur dans sa démarche qui trahissaient son origine germanique. Le duc -d'Arenberg', issu d'une des plus illustres et des plus

Il ne faut pas confondre le duc Louis-Engelbert d'Arenberg, dont il est ici question, avec son frère cadet le prince Auguste d'Arenberg, cidevant comte de La Marck, si connu par ses liaisons avec Mirabeau. Les deux frères, représentant tous deux l'une des plus grandes familles du Brabant, avaient suivi dans la Révolution deux lignes absolument différentes. Le duc Louis Engelbert, l'aîné, après la réunion de la Belgique à la France, continua à habiter Bruxelles, où il était né, et devint sous l'Empire membre du Sénat conservateur. Le prince Auguste, connu pendant la première partie de sa vie passée à la cour de Versailles, sous le nom de comte de La Marck, quitta la France après les événements d'octobre 1791, et se retira à Vienne, où il prit du service dans l'armée autrichienne. Il se refusa continuellement, dans la suite, à toutes les propositions qui lui furent faites de la part de Napoléon, dont la politique était de rattacher à son service toutes les grandes familles des pays conquis, ainsi que celles de France. Le prince Auguste ne revint en Belgique

anciennes maisons princières de l'Europe, presque aveugle, quoique à peine à la fleur de l'âge, assis à une table de whist, à l'aide d'une machine ingénieuse qui passait alors pour un chef d'œuvre de mécanique, y faisait sa partie avec les joueurs les plus habiles. Plus loin, M. de Mérodes, qui fut depuis membre du Sénat impérial, M. de Vilain XIV, tous les noms les plus aristocratiques de l'ancienne Belgique, se mêlaient confusément aux hommes qui s'en étaient fait un par leur mérite personnel ou des services signalés. Parmi ces derniers, on remarquait M. Beytz, commissaire du gouvernement près le tribunal civil, homme recommandable par la science du jurisconsulte et par des connaissances littéraires très-variées; le commandeur de Nieuport, qui avait fait une étude approfondie des sciences abstraites, mais qui sa vait, comme Fontenelle, allier le savoir du géomètre au savoir-vivre de l'homme de bonne compagnie; il y parlait de la pluralité des mondes, ou du calcul des probabilités ', avec MTM la préfète, de bals ou de spectacles avec les dames moins érudites. Enfin, presque chaque soir, dans un coin de ce salon si bien peuplé, on remarquait un petit vieillard, qu'on distinguait d'abord à l'étrangeté de ses manières et de son costume presque oriental. C'était le célèbre voyageur M. d'Arconaty, membre du conseil général du département, homme d'esprit, mais visant à l'effet, et possédé de la manie

qu après les événements de 1814; il mourut à Bruxelles le 26 septembre 1833. Son frère était mort dans la même ville quelques années auparavau, ie 7 mars 1820.

L commandeur de Nieuport avait écrit un traité élémentaire sur cette matière.

de se singulariser. Il avait parcouru presque toutes les contrées du globe, et il intéressait en ce moment ses auditeurs par le récit de toutes les aventures dont il avait été le héros dans une course récente qu'il avait faite en Turquie. Des exilés de toutes les provinces, auxquels la tolérance du régime consulaire avait rouvert les portes de leur patrie, des étrangers de marque, que leurs affaires ou la curiosité attiraient en France, des militaires de tout grade, qui traversaient chaque jour la

1 C'était, à vrai dire, un original plein de bizarreries et possédé de la passion de faire parler de lui par toutes sortes d'excentricités. Sa maison, dans Bruxelles même, ressemblait plutôt à un château des romans d'Anne Radcliffe qu'à l'habitation d'un paisible citadin; on n'y voyait que cloisons mouvantes, trappes et fausses portes; les allées et les grottes des jardins étaient remplies de jets d'eau cachés qui, à un signal donné par le maître du logis, inondaient les malheureux promeneurs, qui n'étaient pas sur leurs gardes. On citait de ce mauvais plaisant des aventures où l'envie de se singulariser avait tourné contre lui-même et mis quelquefois même sa vie en danger. Nous n'en rapporterons qu'un seul, parce qu'il eat beaucoup de retentissement à l'époque dont nous parlons, et qu'un peu de ridicule fut, cette fois du moins, la seule punition de sa détestable manie. Par une prévoyance qui, chez un autre, eût passé pour philosophique, mais qui, chez lui, n'était qu'un nouvel appel à l'attention publique, M. d'Ar... s'était fait construire un cercucil en bois précieux d'un très beau travail; comme un trappiste, il le gardait soigneusement près de son lit dans sa chambre à couch r. Un jour donc qu'il le montrait avec ostentation aux nombreux visiteurs qu'attirait chez lui sa réputation d'originalité, et que l'un d'eux avait paru douter que cette espèce de coffre étroit fût assez vaste pour sa destination, il voulut, pour convaincre les incrédules, s'y coucher tout de son long; mais à peine y était-il installé, qu'un ressort caché ayant fait abaisser le couvercle, il se trouva renfermé hermétiquement sans avoir pu prévoir cet incident. On cherche aussitôt les moyens de le délivrer; mais le cercueil fermait par une serrure dont le propriétaire seul connaissait le secret, et la seule clef qui l'ouvrait avait été oubliée dans un voyage qu'il avait fait quelques jours auparavant à sa campagne, située près de Mons, à dix lieues de Bruxelles. Il fallut envoyer un exprès pour la chercher, et le malheureux M. d'Ar... resta renfermé dans son cercueil pendant sept ou huit heures, jusqu'au retour du messager. On peut penser si cette aventure, qui s'était passée au moment d'une visite officielle et presque sous les yeux du préfet, divertit pendant quelques jours les salons de la ville.

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