Page images
PDF
EPUB

mèche allumée; les belles avenues des Champs-Elysées servaient de camp à la cavalerie; les places publiques transformées en immenses bivouacs étaient couvertes de feux, autour desquels se passaient des scènes de désordre et d'ivresse. Le peuple consterné contemplait dans un morne silence ce triste spectacle, tandis que quelques indignes Français, qu'on pouvait supposer à leur costume appartenir aux hauts rangs de la société, s'abandonnaient aux manifestations d'une joie honteuse et fraternisaient avec l'ennemi qu'ils saluaient comme en 1814 du nom de libérateur. Bientôt l'insolence du vainqueur, enhardie par l'impunité, alla jusqu'à vouloir détruire tout ce qui dans nos monuments publics pouvait lui rappeler quelques souvenirs de ses défaites passées; les Prussiens avaient miné le pont d'léna et se préparaient à le faire sauter. Des tentatives furent faites pour renverser de la colonne de la place Vendôme, la statue de Napoléon; les musées furent dépouillés de leurs richesses les plus précieuses, les chefs-d'œuvre de l'art mutilés ou détruits. Pendant ce temps les armées étrangères russes, autrichiennes, germaniques, qui n'avaient point encore franchi la frontière au moment des désastres de la dernière campagne, avaient continué leur marche et poursuivaient l'envahissement de la France, comme si la restauration des Bourbons n'eût pas été le seul but, désormais atteint, que s'était proposé la coalition. Elles assiégeaient les places fortes qui refusaient de reconnaître d'autres ordres que ceux du Roi, et inondaient de leurs colonnes les départements que la guerre n'avait pas encore dévastés. On eût dit que 800,000 hommes sortis de toutes les contrées

de l'Europe, accouraient pour se disputer le butin qui leur avait été promis; chacun voulait sa part des dépouilles de la grande nation, et le plus infime entre ces vainqueurs sans grandeur, ni générosité, venait donner le coup de pied de l'âne au lion abattu.

Cependant, tandis que la fortune publique et les fortunes particulières s'épuisaient pour satisfaire aux prétentions et aux caprices d'un ennemi insatiable, alors que le sang coulait ou sur des échafauds par des jugements iniques ou dans les troubles excités par des fanatiques, à la lueur des incendies et aux cris des mourants, on voyait chaque soir se réunir sur les places puhliques, des troupes de prétendus royalistes qui insultaient à la douleur commune, et célébraient par des danses et des chants leur triomphe sacrilège. Dans les provinces du Midi leurs trophées étaient des cadavres; à Paris, retenus par la présence de l'étranger, ils se contentaient d'immoler à leurs fureurs les fleurs et les arbres des Tuileries, ou de briser les glaces des cafés soupçonnés d'avoir servi de rendez-vous aux réunions bonapartistes pendant les Cent-Jours. Partout le cri de vive le Roi était devenu un signal de vengeance et de destruction. On se demandait avec effroi d'où sortaient ces hommes étrangers à tout sentiment de pudeur et d'honnêteté, et si une horde de cannibales avait à la suite de l'étranger tout à coup envahi la France. Telles furent les saturnales qui présidèrent à la seconde Restauration; la première s'était opérée avec calme et modération, la seconde ne s'établit que sur des ruines et sur des cadavres : on conçoit qu'un peuple généreux en ait gardé un long souvenir.

Le ministère du 24 juillet ou plutôt le duc d'Otrante, qui en était l'âme, fit tous ses efforts, on lui doit cette justice, pour arrêter autant que le permettait l'arrogance de l'étranger et l'influence du parti royaliste, ce torrent de maux, qui menaçait d'engloutir le pays tout entier. On lui a reproché, avec raison, sans doute, d'avoir apposé sa signature à des listes de proscription où se trouvaient inscrits des hommes honorables pour lesquels il avait professé lui-même des sentiments d'amitié et d'estime et qu'il savait garantis par un des articles de la capitulation qu'il avait conclue avec l'étranger en lui livrant les portes de Paris; mais il n'avait pas été le maître de résister aux exigences d'une faction qui ne respectait pas l'autorité du Roi luimême, et il avait cru rendre un assez grand service en faisant réduire à un petit nombre de noms, qui, d'après la déclaration du Roi, ne pourrait être augmenté sous aucun prétexte, les listes originales qui ne comptaient pas moins, a-t-il assuré, de trois mille proscrits. Enfin le Roi avait dit dans sa proclamation de Cambrai « Je promets, moi qui n'ai jamais promis en vain, l'Europe entière le sait, de pardonner aux Français égarés tout ce qui s'est passé depuis le jour où j'ai quitté Lille au milieu de tant de larmes, jusqu'au jour où je suis rentré dans Cambrai au milieu de tant d'acclamations. Fouché, qui avait dans tous ses rapports recommandé l'oubli et la clémence, comme le seul moyen de rendre durable l'œuvre de la Restauration à laquelle il s'était dévoué au risque de se faire accuser de trahison par les partis contraires, pouvait croire que les listes du 24 juillet étaient plutôt une vaine sa

:

»

[ocr errors]

tisfaction accordée au parti vainqueur et un avertissement salutaire donné aux individus qui s'y trouvaient compris, de s'imposer pour quelque temps un éloignement volontaire, qu'un acte qui serait suivi de mesures rigoureuses et d'exécutions sanglantes. Mais il arriva au duc d'Otrante en cette occasion, comme l'a remarqué justement Benjamin Constant, ce qui arrive toujours à l'autorité qui croit désarmer un parti en lui obéissant : elle l'enhardit et ne le désarme pas. Les hommes qui dominaient pendant les premiers mois de la seconde Restauration avaient réclamé d'abord ces listes comme une mesure purement comminatoire, ils en avaient ensuite poursuivi avec fureur la rigoureuse exécution. Ils s'irritèrent de ce que le ministère ne partageait pas leur violence et de ce que le duc d'Otrante semblait mettre de la mollesse à leur livrer leurs victimes. Ils lui firent un crime des efforts inutiles qu'il avait faits pour rapprocher les partis, calmer les passions, rétablir l'ordre et faire régner la justice. Le rapport qu'il adressa au Roi sur les troubles du Midi, et qu'on peut regarder comme le tableau le plus vrai et le plus énergique qui ait été tracé de la situation de la France à cette fatale époque, devint le signal de sa perte. Tout le parti légitimiste, soulevé en masse, assiégea les marches du trône, en affectant une feinte indignation et des terreurs imaginaires; il rappela que le ministre de la police du roi Louis XVIII avait été un des juges du roi Louis XVI!!! Le duc d'Otrante fut renversé, une mission diplomatique à la cour de Dresde servit d'abord à couvrir la disgrâce et l'ingratitude du Prince, mais elle fut bientôt convertie en un rigoureux exil où il termina

sa vie, méprisé de ceux qu'il avait trompés, abandonné par ceux qu'il avait servis et persécuté par ces mêmes hommes qu'il avait couverts de sa protection dans les discordes civiles. L'histoire, plus impartiale et plus juste, sans approuver les moyens qu'il employa pour atteindre son but, dira qu'en facilitant le retour des Bourbons, et en évitant l'effusion inutile d'un sang précieux à la patrie après l'abdication de Napoléon, il rendit à la France et à l'humanité le service d'un bon citoyen, et peut-être verra-t-elle dans ces avertissements qu'il ne cessa d'adresser au roi Louis XVIII, avant sa rentrée dans Paris et pendant toute la durée de son court ministère, pour lui recommander la clémence, l'oubli du passé, l'abandon de tout projet de vengeance, une ample expiation de ces arrêts sanguinaires que l'ancien conventionnel, dans ses missions dans les départements de la Nièvre et du Rhône, avait jadis revêtus de sa terrible signature.

Le nouveau ministère s'installa dans les derniers jours de septembre. Le duc de Richelieu, nommé ministre des affaires étrangères, en était le chef et la plupart des noms qui le composaient semblaient donner des garanties d'ordre et de bonne administration. Mais bientôt il fut débordé; le duc de Richelieu, caractère loyal, sincère, désintéressé, mais trop faible, dans un moment de crise, pour résister aux passions violentes qui s'agitaient autour de lui, fut entraîné à leur suite et mêla son nom à des actes rigoureux qui attachèrent à son premier ministère une douloureuse célébrité.

Le premier soin du nouveau cabinet, qui prit le nom de cabinet du 6 octobre, fut de réunir les Chambres,

« PreviousContinue »