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CHAPITRE VI.

LA RÉVISION.

Inauguration du chemin de fer de Dijon, ovation populaire, discours officiel, discours vrai ; est-ce une déclaration de guerre, interpellations, la doctrine de l'obéissance raisonnée, M. Changarnier protecteur de l'Assemblée; désaveu, ordre du jour; encore l'obéissance passive. M. Baze élu questeur, la loi des clubs. Commission de révision, discussion dans les hureaux, les opinions diverses, nomination des commissaires. La société du Dix Décembre et M. Carlier, proposition d'enquête parlementaire, ordre du jour. Séances orageuses, l'agglomération lyonnaise, M. Pelletier, discours abominable. Les cinq propositions de révision, nouvelle rédaction de la proposition de Broglie, sou adoption, amendement Charamaule écarté, M. de Tocqueville nommé rapporteur. Voyage du Président de la Ré. publique; inauguration du chemin de fer de Poitiers, une municipalité républicaine, le Président recommandé à la générosité des citoyens, discours habile du Président, confusion des républicains, le vrai peuple; la démagogie à Châtellerault, discours conciliant; discours de Beauvais, foi du Président en lui-même ; Louis-Napoléon Bonaparte et le douzième bulletin du Comité de résistance. Rapport de M. de Tocqueville, la révision totale; prévision d'une candidature inconstitutionnelle, protestation de M. Odilon Barrot; la Constitution sera-t-elle consacrée par un vote contraire; la révision nécessaire est impossible. Rapport de M. Melun (du Nord) sur les pétitions révisionnistes, un million et demi de signataires; manœuvres du gouverne ment, le mouvement national. Ouverture des débats sur la révision; M. Dupin, appel à la modération; M. de Falloux, la France des révolutions; MM. Payer et de Mornay; M. le général Cavaignac, la République de droit divin; M. Coquerel, le gouvernement de l'Evangile ; les orateurs de la Montagne, M. Lagrange condamné au silence, M. Grévy, M. Michel (de Bourges), la monarchie calomniée ; M. Berryer, apologie admirable de la monarchie, la France n'est pas républicaine, les dangers de la réélection; fin de la semaine de tolérance, M. Victor Hugo, scandale, indignation de l'Assemblée, châtiments; M. Dufaure, résignation et légalité; M. Odilon Barrot, argumentation solide; clôture du débat; la révision repoussée; alliances étranges, Les pétitions révisionnistes, M. Baze, ordre du jour portant

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blâme contre le ministère, les ministres resteront; autres hostilités, M. Pradié et la responsabilité, les princes exilés sont-ils éligibles. L'Assemblée se proroge, chances restées à la révision; valeur du remède; l'Assemblée d'un côté, le pays de l'autre ; forte position du Président de la République. Sur le seuil même de cette grande discussion parlementaire, un incident assez grave vint encore animer les passions parlementaires. Le Président de la République inaugurait la section du chemin de fer de Paris à Lyon, comprise entre Tonnerre et Dijon (1er juin). L'empressement, l'enthousiasme des populations rurales accourues au-devant du prince ne peut se dire. Elles étaient groupées, nombreuses, compactes; autour des plus minces stations, elles couvraient les tranchées, les talus. Elles n'avaient pas été attirées par quelque solennité officielle, car le convoi passait devant elles sans s'arrêter, rapide comme la foudre. Ce qui les avait appelées de toutes parts, c'était moins le chemin de fer que le neveu de l'Empereur. L'ovation populaire du 10 décembre se retrouvait là tout entière, avec ses espérances transparentes, avec ses vœux à peine déguisés. Les cris de Vive l'Empereur! Vive Napoléon! accompagnèrent jusqu'à Dijon le Président de la République.

Le maire de Dijon se fit l'interprète des sentiments de ces masses sympathiques, en mettant aux pieds du prince, héritier du nom qui porta le plus haut la gloire de la France, la reconnaissance de la nation qui, sans doute, disait-il, « saurait, dans l'exercice de sa souveraineté, trouver la meilleure expression de sa reconnaissance. »

Le Président de la République avait à ses côtés le président de l'Assemblée nationale, trois de ses vice-présidents et deux de ses secrétaires, le ministre de l'intérieur et plusieurs autres ministres. Il répondit :

«Je voudrais que ceux qui doutent de l'avenir m'eussent accompagné à travers les populations de l'Yonne et de la Côte-d'Or. Ils se seraient rassurés en jugeant par eux-mêmes de la véritable disposition des esprits. Ils eussent vu que ni les intrigues, ni les attaques, ni les discussions passionnées des partis ne sont en harmonie avec les sentiments et l'état du pays.

» La France ne veut ni le retour à l'ancien régime, quelle que soit la forme qui le déguise, ni l'essai d'utopies funestes et impraticables. C'est parce que je suis l'adversaire le plus naturel de l'un et de l'autre qu'elle a placé sa confiance en moi.

>> S'il n'en était pas ainsi, comment expliquer cette touchante sympathie du peuple à mon égard, qui résiste à la polémique la plus dissolvante et m'absout de ses souffrances.

» En effet, si mon gouvernement n'a pas pu réaliser toutes les améliorations qu'il avait en vue, il faut s'en prendre aux manoeuvres des factions qui paralysent la bonne volonté des Assemblées comme celle des gouvernements les plus dévoués au bien public. C'est parce que vous l'avez compris ainsi, que j'ai trouvé dans la patriotique Bourgogne un accueil qui est pour moi une approbation et un encouragement.

» Je profite de ce banquet, comme d'une tribune, pour ouvrir à mes concitoyens le fond de mon cœur. Une nouvelle phase de notre vie politique commence. D'un bout de la France à l'autre, les pétitions se signent pour deman der la révision de la Constitution. J'attends avec confiance les manifestations du pays et les décisions de l'Assemblée, qui ne seront inspirées que par la seule pensée du bien public.

>> Depuis que je suis au pouvoir, j'ai prouvé combien, en présence des grands intérêts de la société, je faisais abstraction de ce qui me touche. Les attaques les plus injustes et les plus violentes n'ont pu me faire sortir de mon calme.

Quels que soient les devoirs que le pays m'impose, il me trouvera décidé à suivre sa volonté. Et, croyez-le bien, Messieurs, la France ne périra pas dans mes mains. >>

Ce discours produisit sur l'Assemblée une émotion profonde et qui s'expliquerait difficilement si l'on s'en tenait au texte officiel publié par le Moniteur. Mais ce n'était un mystère pour personne que ce texte avant d'être livré à l'impression avait subi des retranchements importants. On citait notamment une phrase qui contenait contre le pouvoir législatif d'amères récriminations. M. le Président aurait dit que « si l'Assemblée lui avait donné son concours pour les mesures de répression, elle le lui avait refusé pour toutes les mesures de bienfaisance qu'il avait conçues dans l'intérêt du pays. »

M. Léon Faucher avait repris précipitamment la route de Paris pour empêcher que ces paroles ne fussent reproduites dans le journal officiel, et l'un des membres du bureau de l'Assemblée avait protesté du geste contre l'esprit qui les avait dictées.

Ces nouvelles tombèrent comme un coup de foudre sur l'Assemblée. La Bourse baissa, on se vit à la veille d'une crise. C'est une déclaration de guerre, disait-on; c'est une témérité injusti– fiable.

Des interpellations étaient inévitables: elles eurent lieu dans

la séance du 3 juin; mais l'impatience de l'Assemblée n'en attendit pas même le moment et les susceptibilités parlementaires éclatèrent d'abord au milieu d'un débat entièrement étranger à l'objet des interpellations.

Il s'agissait d'un projet tendant à attribuer le traitement de légionnaire aux officiers, sous-officiers et soldats de la garde républicaine qui avaient été décorés en juin 1848. M. le général Gourgaud avait, à cette occasion, appelé la sollicitude de l'Assemblée sur la position de plusieurs soldats du 14° régiment de ligne, qui avaient été blessés et mutilés, le 24 février, à l'attaque du Château-d'Eau. Ces soldats ayant été admis à la retraite avant d'avoir reçu la croix de la Légion d'honneur, ne pouvaient, aux termes de l'ordonnance de 1814, avoir droit au traitement de légionnaire. L'amendement présenté par l'honorable général avait pour but de les faire jouir de ce traitement par une exception spéciale de l'ordonnance.

C'était là une question toute d'humanité et de justice. Ainsi l'avait entendu M. le général Gourgaud. La gauche le comprit autrement, elle crut y voir un acte politique, une sorte de condamnation de la révolution de février. M. Madier de Montjau porta à la tribune les protestations de son parti. Il déclara que, prêt à voter des secours tacites et modestes pour les malheureuses victimes d'un devoir mal compris, il ne pouvait leur décerner des faveurs exceptionnelles. L'orateur de la gauche ne s'en tint pas là; il fit remonter ses attaques à l'ordonnance en vertu de laquelle ces militaires avaient été décorés, et jusqu'au ministre qui l'avait contresignée. Ce ministre était M. Baroche. Comment se pouvait-il que lui qui s'était fait l'accusateur de M. Guizot et de ses collègues, le promoteur des colères populaires et l'instigateur des révolutionnaires de 1848, eût distribué des récompenses à ceux qui avaient défendu les uns et combattu les autres ?

A cette question posée par M.Madier de Montjau, la réponse ne se fit pas attendre. En signant la mise en accusation d'un ministère dont ils blâmaient la conduite, les membres de la dernière Chambre des députés faisaient un acte constitutionnel, mais ils ne prêchaient pas la révolte; ils n'appelaient pas le peu

ple aux armes et ils avaient pu, sans être taxés de contradiction, exprimer des sympathies pour ceux qui étaient morts en défendant leur consigne et en remplissant leur devoir. M. Baroche borna là ses explications; il ne crut pas devoir repousser un autre reproche que lui avait adressé M. Madier de Montjau, celui d'avoir fait de l'ordonnance du 7 janvier une manœuvre parlementaire destinée à rallier au ministère une partie de l'Assemblée à la veille de la lutte qu'il se proposait d'engager contre le général Changarnier. L'honorable général lui-même, dans quelques paroles très-applaudies de la majorité, vint hautement avouer sa coopération à cette mesure prise, dit-il, sur sa proposition trèsinstante.

Dégagé de ces personnalités, le débat fut transporté sur un terrain plus large, mais aussi plus brûlant: M. de La Rochejaquelein, sous-amendant la proposition de M. Gourgaud, demanda que le bénéfice de cette proposition fût étendu aux officiers et soldats décorés depuis le 27 juillet jusqu'au 9 août 1830. Il paraissait impossible de contester la légitimité de cette demande. La Constitution, s'écria M. Dupin, déclare que la force armée est obéissante et ne doit pas délibérer. L'obéissance aux chefs, la fidélité au drapeau, telles sont les premières conditions de la discipline, telles sont aussi les véritables traditions de l'honneur militaire. L'Assemblée repoussait donc la théorie des baïonnettes intelligentes, bien que M. Charras l'eût placée sous le patronage du général Foy.

Mais, derrière ces généralités, s'agitait la question du moment. M. Charras avait poussé le principe à ses dernières conséquences, afin de pouvoir demander ce que devraient faire les soldats si leurs chefs, donnant l'exemple de la trahison, les conduisaient à l'attaque des pouvoirs constitués.

M. le général Changarnier dévoila le véritable sens de toute cette casuistique militaire. « L'armée, s'écria-t-il avec quelque emphase, l'armée, profondément pénétrée du sentiment de ses devoirs, du sentiment de sa propre dignité, ne désire pas plus que vous de voir les misères et les hontes des gouvernements des Césars, alternativement proclamés ou changés par des prétoriens en débauche.

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