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» Personne n'obligera les soldats à marcher contre le droit, à marcher contre cette Assemblée. L'armée n'obéira qu'aux chefs dont elle est habituée à suivre la voix. Mandataires de la France, délibérez en paix. »

C'était une épée qui s'offrait au pouvoir législatif, pour combattre le pouvoir exécutif. C'était une rancune qui se mettait au service des terreurs et des haines parlementaires. Ces paroles prononcées avec une âpre précision furent accueillies par de longs applaudissements, partis surtout des bancs de la gauche.

Le ministre de l'intérieur repoussa, au nom du gouvernement, la leçon donnée à des conspirateurs qui ne pouvaient se trouver là où était le pouvoir exécutif. Il déclara que le gouvernement n'avait donné ni motif, ni prétexte aux accusations qui venaient de retentir à la tribune. L'auteur des interpellations, M. Desmousseaux de Givré, se montra satisfait de ces explications. Mais M. Piscatory reprit les interpellations en son nom personnel, et ramena la question à ce point unique : « Le discours prononcé par le Président de la République contient-il, oui ou non, une phrase injurieuse pour l'Assemblée? Contient-il, oui ou non, la phrase que plusieurs témoins croient avoir entendue? » A cette question, M. Léon Faucher se contenta de répondre er deux mots : « Le discours du Président de la République a été publié ce matin dans le journal officiel; le gouvernement n'en reconnaît pas d'autre. » A la même question, posée encore plus catégoriquement par M. Desmousseaux de Givré, M. Léon Faucher ne répondit que par un silence absolu. A ce moment, les interpellations n'avaient plus d'objet. M. Piscatory s'empressa de tirer l'interprétation que l'on devait attacher aux paroles et au silence du ministre. Ces paroles et ce silence avaient le même sens et la même portée. Il en résultait que si une phrase imprudente avait été prononcée à Dijon contre l'Assemblée, cette phrase était retirée, désavouée, réparée autant qu'elle pouvait l'être. M. Piscatory concluait en proposant à l'Assemblée de passer immédiatement à l'ordre du jour. L'Assemblée, sans plus tarder, prononça l'ordre du jour à une immense majorité (3 juin).

Le discours de Dijon désavoué par M. Léon Faucher n'était-il

qu'une velléité aventureuse, qu'une faute politique, ou bien fallait-il y voir un nouveau jalon habilement posé dans le chemin qu'avait ouvert le message du 31 octobre? C'est ce que l'avenir ne tarderait pas à montrer.

Disons tout de suite que la troisième délibération sur le projet de loi organique de la garde nationale ramena cette discussion irritante sur la question de l'obéissance passive qui avait récemment passionné l'Assemblée. Cette fois ce ne fut plus incidemment, avec circonspection, et en s'autorisant avec plus ou moins de raison des paroles d'un homme illustre en même temps sur le champ de bataille et à la tribune, que se produisit la doctrine contraire à la soumission sans réserve, à la discipline sans examen. Le droit du soldat à discuter les ordres qu'il reçoit, à les apprécier nonseulement au point de vue de leur conformité avec les lois du pays, mais encore avec le contrôle individuel de la conscience, fut soutenu avec une netteté d'accent, une énergie de conviction qui émurent d'autant plus l'Assemblée que cette opinion hardie, dangereuse, était présentée par l'un des membres de l'opposition dont la modération habituelle, le caractère loyal et conciliant s'étaient le mieux concilié l'estime de tous les partis, par M. Arnaud (de l'Ariége).

Toutefois, ces justes sympathies ne pouvaient couvrir les principes funestes que développait l'orateur; et après l'avoir écouté avec une patience qu'aucun autre n'eût obtenue, la majorité dut se résigner à lui retirer la parole, sur la proposition du président, pour frapper de son blâme une théorie qui n'allait à rien moins qu'à autoriser l'armée à délibérer, même au moment où on lui. commande de franchir la frontière.

Ainsi, l'orateur prétendait que le soldat doit refuser de marcher dans une guerre dirigée contre la liberté d'un peuple, et pour qu'on ne se méprît pas sur sa pensée, il cita l'expédition de Rome. Autant valait demander la dissolution de l'armée; or, c'était là le but de M. Arnaud, qui n'admettait aucune différence entre le soldat et le garde national; il leur attribuait mêmes droits et mêmes devoirs. Ainsi chaque soldat, chaque sous-officier, chaque général déciderait, en toute souveraineté, de la justice d'une guerre; et comme son jugement serait irréformable, il déserterait à sa fantaisie !

Le débat ne s'arrêta pas là. M. Charras en ranima toute la vivacité, en rappelant le discours prononcé dans une séance précédente par M. le général Changarnier sur les limites de l'obéissance militaire, et en citant à l'appui du droit d'appréciation qui, à son avis, appartenait, dans une certaine mesure, au soldat, le refus opposé par M. le général Baraguay-d'Hilliers dans les journées de juin 1848, à l'offre qui lui était faite d'un commandement contre l'insurrection.

La discussion, ainsi compliquée d'incidents personnels, reprit le lendemain avec une nouvelle ardeur. Ce fut le tour de l'armée de faire entendre sa voix au nom des droits absolus de la discipline sans lesquels, répétèrent à l'envi M. le général Baraguayd'Hilliers et M. le général Changarnier, comme l'avait déjà fait la veille M. le général Bedeau, il n'y aurait plus d'armée possible.

Le lendemain, l'Assemblée se donna la petite satisfaction d'une autre protestation fort innocente. Il s'agissait de nommer les questeurs. Le bruit avait couru que M. Baze ne serait pas réélu. Le zèle extrême qu'il avait déployé dans l'exercice de ses fonctions avait indisposé contre lui une grande partie de l'Assemblée, et M. le général Lebreton, son compétiteur, paraissait avoir des chances sérieuses. M. Baze fut pourtant réélu; le discours de Dijon lui valut cette faveur. Les antécédents du représentant de Lot-etGaronne, qui étaient la veille des obstacles à sa candidature, étaient devenus tout à coup des titres de recommandation.

Cependant, le même jour, à propos d'une demande d'urgence pour la prorogation de la loi relative à l'interdiction des clubs et autres réunions politiques, M. Pierre Leroux ayant déclaré que si l'Assemblée accordait l'urgence, elle justifierait l'accusation portée contre elle dans la phrase désavouée, l'Assemblée se refusa à sortir de son calme et à ranimer une discussion irritante.

D'ailleurs un débat plus sérieux s'engageait: il s'agissait de nommer la commission chargée d'examiner toutes les propositions de révision.

La discussion dans les bureaux fut vive, passionnée. Les questions les plus délicates y furent abordées; les systèmes politiques les plus opposés s'y montrèrent face à face. Les hommes les plus considérables des divers côtés de l'Assemblée y prirent la parole:

MM. de Broglie, Molé, O. Barrot, de Lamartine, Cavaignac, Passy, Montalembert, Berryer, Falloux, Piscatory, Jules Favre, Michel (de Bourges), Mathieu (de la Drôme), Edgard Quinet, Pascal Duprat, etc.

Toutes les opinions, on le voit, s'y firent entendre et y furent discutées. Les légitimistes de l'extrême droite, les légitimistes purs repoussèrent péremptoirement la révision telle qu'on la proposait. Ils admettaient ce qu'ils appelaient la révision totale, mais ils combattaient énergiquement la révision en tant que se bornant soit à la prolongation des pouvoirs présidentiels, soit à la modification seulement de l'institution républicaine telle que la réclamaient les républicains modérés. Quelques-uns d'entre eux pensaient améliorer la constitution en la ramenant, par le partage du pouvoir législatif entre deux assemblées, à une forme voisine del la monarchie constitutionnelle.

Ainsi les défenseurs absolus de la royauté légitime consentaient à la révision au profit de leur principe, sinon non! et on pourrait ajouter que, sauf quelques esprits parfaitement désintéressés, qui croyaient trouver dans la révision une chance de maintenir la paix dans le pays, presque tous n'envisageaient la question qu'à un point de vue singulièrement personnel. Le parti orléaniste s'était également divisé sur la révision. Tandis que MM. de Broglie et Molé la soutenaient avec M. Berryer, la fraction ultra-parlementaire, qui avait suivi M. Thiers dans sa campagne contre le ministère du 10 janvier, s'y déclarait hostile; et si son chef, M. Thiers, avait gardé une réserve dont on s'étonna, MM. Piscatory, de Mornay et Duvergier de Hauranne se prononcèrent contre la réélection du Président de la manière la plus absolue. Toute l'opposition républicaine de gauche et d'extrême gauche resterait hostile à la révision, et cela d'une façon absolue et irrémédiable, jusqu'au rappel de la loi du 31 mai. En résultat, sur quinze membres, la commission nommée en compta neuf favorables à la révision. C'étaient MM. Berryer, de Broglie, de Corcelles, Dufour, de Melun, de Montalembert, Moulin, de Tocqueville et Odilon Barrot, ces deux derniers mettant certaines conditions à leur adhésion et ne prenant aucun engagement absolu. Les neuf avaient été élus par 309 voix. Six membres étaient contraires : c'étaient MM. Baze, Cavaignac,

Charras, Charamaule, J. Favre et de Mornay, élus par 263 võíž.

En somme, la discussion préliminaire et la commission nommée n'avaient pas été favorables à la révision. Et cependant, spectacle étrange! si les esprits étaient divisés sur les différentes solutions proposées, il était du moins un terrain sur lequel ils se retrouvaient tous. Légitimistes, orléanistes, fusionistes, bonapar tistes étaient d'accord pour condamner la Constitution, pour en reconnaître les côtés faibles, les imperfections radicales. Les républicains eux-mêmes ne se montraient pas épris d'une aveugle passion pour cette triste charte de la République. Les explications que donna M. le général Cavaignac dans son bureau ne pouvaient laisser aucun doute à ce sujet. Si l'honorable général et ses amis repoussaient la révision, c'était uniquement parce que la révision était proposée par les partis monarchiques.

Quelques paroles d'une franchise inattendue furent prononcées dans ces séances à huis clos, où les sentiments intimes se déguisaient moins qu'à la tribune.

M. de La Moskowa dit : Si vous ne révisez pas la Constitution, surtout dans l'article 45, la volonté du peuple vous fera violence au scrutin de 1852 et vous forcera, par son suffrage inconstitutionnel, à subordonner la Constitution impuissante à un homme adopté par la faveur publique.

Supprimez la non-rééligibilité, ajoutait M. Larabit, et à l'instant cesse ce mouvement qui se fait dans les masses. Il n'est pas besoin d'une Constituante pour déclarer la rééligibilité. Le peuple, qui est souverain, peut abroger de fait l'article 45 en votant pour le même président. On évite ainsi les, périls qu'offre une nouvelle Constituante, soit pour les républicains, soit pour toute autre opinion. Si on maintient l'article, les bulletins inconstitutionnels, au nombre de 4 ou 5 millions peut-être, ne seront ni refusés ni brûlés, mais envoyés à l'Assembléé actuelle, chargée de vérifier les pouvoirs. Qué ferez-vous? Y aura-t-il un autre nom qui en approche, à plusieurs millions près? Et d'ailleurs que dirait, en face d'une annulation, la nouvelle Assemblée élue, quelques jours après, dans le même esprit qui aurait inspiré la réélection du Président actuel ?

L'Assemblée actuelle, ajoutait M. Larabit, a pèrdu beaucoup

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