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>> Il est encourageant de penser que, dans les dangers extrêmes, la Providence réserve souvent à un seul d'être l'instrument du salut de tous, et, dans certaines circonstances, elle l'a même choisi au milieu du sexe le plus faible, comme si elle voulait, par la fragilité de l'enveloppe, prouver mieux encore l'empire de l'âme sur les choses humaines, et faire voir qu'une cause ne périt pas lorsqu'elle a pour la conduire une foi ardente, un dévouement inspiré, une conviction profonde.

» Ainsi, au xye siècle, à peu d'années d'intervalle, deux femmes obscures, mais animées du feu sacré, Jeanne d'Arc et Jeanne Hachette, apparaissent au moment le plus désespéré pour remplir une sainte mission.

» L'une a la gloire miraculeuse de délivrer la France du joug étranger; » L'autre inflige la honte d'une retraite à un prince qui, malgré l'éclat et l'étendue de sa puissance, n'était qu'un rebelle, artisan de guerre civile.

>> Et cependant, à quoi se réduit leur action? Elles ne firent autre chose que de montrer aux Français le chemin de l'honneur et du devoir, et d'y marcher à leur tête.

>> De semblables exemples doivent être honorés, perpétués. Aussi suis-je heureux de penser que ce soit l'empereur Napoléon qui, en 1806, ait rétabli l'antique usage, longtemps interrompu, de célébrer la levée du siége de Beauvais.

>> C'est que, pour lui, la France n'était pas un pays factice, né d'hier, renfermé dans les limites étroites d'une seule époque ou d'un seul parti: c'était la nation grande par huit cents ans de monarchie, non moins grande après dix années de révolution; travaillant à la fusion de tous les intérêts anciens et nouveaux, et adoptant toutes les gloires, sans acception de temps ou de cause. >> Nous avons tous hérité de ces sentiments, car je vois ici des représentants de tous les partis ; ils viennent avec moi rendre hommage à la vertu guerrière d'une époque, à l'héroïsme d'une femme.

>> Portons un toast à la mémoire de Jeanne Hachette. »

L'instinct jaloux de la démocratie comprenait et redoutait ce calme confiant, cette marche lente et persévérante vers un but fortement marqué. Si les colères des républicains poursuivaient les utopistes de la restauration monarchique, leurs terreurs n'avaient qu'une cause sérieuse : l'Empire.

Il y parut lorsque, dans les premiers jours de juillet, la police découvrit un nouvel atelier clandestin du Comité central de résistance. Le bulletin n° 12, prêt à paraître, menaçait bien les fauteurs de révision et exhortait le peuple, si on déchirait la Constitution, à en ramasser les lambeaux pour bourrer ses fusils; mais ses fureurs allaient surtout à Louis Bonaparte, ce misérable jongleur affilié aux jésuites, crétin stupide et tétu, s'apprêtant à faire une Saint-Barthélemy de patriotes.

M. de Tocqueville, cependant, avait achevé son rapport sur la proposition de révision. Il le lut le 8 juillet à l'Assemblée.

Le ton et l'esprit général de ce grave document, écouté au milieu d'un silence et d'un recueillement inusités, était de nature à ne satisfaire complétement et à ne blesser profondément aucun des partis parlementaires. Conciliant et modéré dans la forme, il n'était absolu que sur un point, le respect de la Constitution et de la légalité.

Organe du vœu d'une révision totale, l'éminent rapporteur expliquait nettement le sens de cette formule en déclarant que le but de la commission avait été de n'imposer aucune limite à l'exercice de la souveraineté nationale, et de laisser à l'Assemblée constituante la pleine et entière liberté de ses votes.

Mais, dans les considérants qui précédaient les conclusions du rapport, le rapporteur n'avait pas gardé la même réserve et la même impartialité que dans ces conclusions elles-mêmes.

On y remarquait ces phrases singulières.

Si, par suite de cette anxiété publique, dans l'absence de tout autre candidat connu, peut-être par suite de l'action illégitime des partis ou du pouvoir lui-même, une élection inconstitutionnelle avait lieu, qu'arriverait-il ? Croit-on que l'unique conséquence d'un pareil fait fût l'abolition d'un article de la Constitution? Est-ce que quand un peuple a brisé de ses propres mains une partie de sa loi fondamentale, il n'a pas virtuellement aboli tout le reste, et réduit en poussière la fabrique entière de son gouvernement? Non : la Constitution tout entière serait renversée, renversée par une impulsion soudaine, par un effort irréfléchi, sans qu'il restât debout aucun pouvoir légitime qui eût le droit de rien édifier à sa place. Et qu'est-ce que la Constitution, Messieurs, quelque imparfaite qu'on la suppose? Avons-nous besoin de le dire? c'est la légalité, c'est le droit. La Constitution non pas légalement changée, mais violée et renversée, tout est permis, tout peut être essayé, tout est possible. Le droit politique n'est plus nulle part; la seule et dernière image qui nous en restait a disparu. La France est de nouveau livrée aux caprices de la foule et aux hasards de la force.

Qui pourrait penser et qui oserait dire que l'Assemblée Nationale, gardienne du droit, dût souffrir tranquillement qu'on entraînât de nouveau, sous ses yeux même, la nation vers cette carrière de révolutions et d'aventures? L'Assemblée Nationale tient de la Constitution toute sa puissance, elle est par elle le premier pouvoir de l'Etat, et rien sans elle. Son devoir, le sentiment de sa responsabilité, son intérêt, son propre honneur, l'obligent à la défendre. L'Assemblée pourrait-elle tolérer que les agents du pouvoir exécutif, détournant les forces que la Constitution met dans leurs mains pour un autre usage, préparassent et favorisassent des candidatures inconstitutionnelles? Et si par malheur ils le tentaient, cela ne conduirait-il pas inévitablement à la lutte ouverte et violente des deux grands pouvoirs ?

Déjà, dans le sein de la commission, M. Odilon Barrot avait protesté contre l'évidente partialité du rapport. Déclarer, avaitil dit, que l'Assemblée sera tenue de prendre telle ou telle mesure contre tel ou tel parti, dans la prévision de tel ou tel événement, ce n'est pas là notre mission. Il n'est que trop à craindre que la lutte s'engage entre les pouvoirs; mais la prévoir et la régler à l'avance ne serait-ce pas la provoquer? Qui pourrait dire où serait le devoir si par malheur la question venait à se poser entre le salut du pays et le droit de révision de la lettre de la Constitution? Annulerez-vous six millions de suffrages? Qu'on résiste au pouvoir s'il se livre à des manœuvres coupables, cela est bien mais résistera-t-on à un parti qui prendrait les proportions du pays lui-même. D'ailleurs, il y a ici une question de compétence. Ce n'est pas à nous de déclarer ce qu'il y aura à faire en 1852.

Il y avait peut-être aussi quelque chose de trop absolu dans ce tableau tracé par le rapporteur des conséquences d'un échec de la révision: «Il faut, disait-il, que tout le monde comprenne qu'une tentative légale pour réformer une constitution donne à celle-ci, quand elle échoue, une consécration nouvelle. Tant qu'on a pu avoir légalement la pensée que la Constitution serait révisée, on a pu songer à la changer ou même se préparer à faire ce qu'elle ne permettait pas encore. Du jour où cette espérance n'est plus permise, il ne reste plus qu'à se soumettre à ses prescriptions et qu'à lui obéir, car la Constitution, c'est la seule légalité, c'est le seul droit politique que nous connaissions aujourd'hui en France; en dehors d'elle, il n'y a plus que des révolutions ou des aven

tures. >>

En résumé, le rapport disait assez clairement le statu quo est mortel; la révision, si elle se fait, est dangereuse; mais elle est sans doute impossible.

Au rapport de M. de Tocqueville était joint un rapport de M. de Melun (du Nord) sur les pétitions révisionistes. Le total des pétitions envoyées à l'Assemblée jusqu'au 1er juillet était de 13,524, et le total des signatures, croix et adhésions de 1 million 123,625. Ce dernier chiffre se décomposait ainsi qu'il suit : Signatures légalisées et non légalisées, 1 million 21,161; croix

et adhésions, 102,464. Sur le nombre total, il y avait pour la révision, 741,011 signatures, croix et adhésions; pour la révision et la prorogation, 370,511, et pour la prorogation seule, 12,103. Les signataires de pétitions inconstitutionnelles demandant soit une révision immédiate de la Constitution par l'Assemblée, soit la prorogation des pouvoirs du Président actuel, ou exprimant d'autres vœux inconstitutionnels, étaient au nombre de 42,000.

Treize jours après, la veille du grand débat sur la révision, un supplément de rapport était devenu nécessaire. Pendant ces deux semaines, le chiffre des signatures et des adhésions opposées à toutes les pétitions s'était élevé à 232,682, ce qui donnait un total de 1 million 356,307 signatures et adhésions. Parmi les signatures et les adhésions nouvellement arrivées, il y en avait 1,350 qui n'étaient pas légalisées. Le chiffre des signatures inconstitutionnelles était beaucoup plus considérable, proportionnellement, que dans les pétitions sur lesquelles le rapport avait été déjà soumis à l'Assemblée. Il s'élevait à 15,000 environ. Elles avaient été presque toutes apposées sur les pétitions qu'avait fait circuler la Société de l'Union commerciale agricole.

Le rapport de M. de Melun (du Nord) signalait les délibérations illégales de conseils électifs qui souvent avaient formulé des vœux favorables au pouvoir; M. le général Cavaignac déclara que jamais, excepté lors de la dernière session, les conseils généraux n'avaient émis de vœux politiques. M. Odilon Barrot réclama trèsvivement contre la part restreinte que les hommes qui avaient conquis le pouvoir au nom de la liberté voulaient faire à cette même liberté aussitôt qu'elle était conquise. Dans son opinion, les luttes et les efforts des partis sont la vie des Etats libres; aussi revendiquait-il le droit de pétitionnement comme une condition essentielle de la liberté. Vous avez établi, dit-il, le gouvernement de l'opinion publique, mais voudriez-vous donc son établissement à la condition que l'opinion publique ne se manifestât point?

A l'occasion d'une autre phrase du rapport qui attribuait le mouvement révisioniste à un sentiment populaire dont on ne saurait

bien apprécier la portée, M. le général Cavaignac dit que le pétitionnement n'exprimait pas un vœu libre et formel du pays. M. Odilon Barrot soutint au contraire que le mouvement lui paraissait vraiment national, et qu'il s'en ferait le défenseur à la tribune devant l'Assemblée.

Le rapporteur terminait, en appréciant la part que l'autorité avait prise au mouvement pétitionniste; il mettait hors de cause l'administration centrale, mais il signalait l'intervention assez fréquente des municipalités et des autorités locales.

Interpellé sur les prétendues manoeuvres du gouvernement, M. Léon Faucher déclara que le gouvernement avait vu avec satisfaction le mouvement de l'opinion publique; mais il avait interdit les délibérations des conseils municipaux qui avaient cet objet; quand les délibérations avaient eu lieu, il les avait fait annuler. Le gouvernement avait de plus refusé d'intervenir dans la direction du mouvement. L'intimidation, l'influence ne s'étaient exercées que du côté des anarchistes, à Paris notamment. En résumé, le gouvernement, dit M. le ministre de l'intérieur, a désiré les pétitions comme pouvant éclairer les pouvoirs; mais il ne les a pas provoquées, et il n'aurait pas pu les provoquer. On ne provoque pas un pareil mouvement : il est national.

N'y avait-il pas, en effet, quelque aveuglement à ne reconnaître que la pression du pouvoir central dans un mouvement qui réunissait 1 million et demi de pétitionnaires dans une même manifestation politique.

Le vrai mot de toute cette agitation, M. de Tocqueville l'avait dit dans le sein de la commission. On a beau crier, avait-il répondu, que le gouvernement a été étranger au pétitionnement; qui de nous a le moindre doute qu'au contraire il y a pris la plus grande part? Sans doute il a trouvé le pays bien disposé; mais il est évident que l'impulsion est venue d'en haut, que la direction est partie de Paris.

Qu'eût fait l'impulsion venue d'en haut, la direction venue de Paris, si le pays n'avait pas été bien disposé?

Le 14 juillet amena le moment solennel et décisif. Les débats s'ouvrirent sur la révision de la Constitution. M. le président Dupin prit le premier la parole pour adresser à l'Assemblée quel

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