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ques observations qui répondaient parfaitement à la gravité des circonstances et au sentiment universel. Il recommanda aux partis de faire preuve de modération et de retenue, de s'écouter patiemment les uns les autres, de se montrer par leurs qualités plutôt que par leurs défauts, «< afin d'apparaître aux yeux du pays qui les épie et qui devra les juger, sous des couleurs plus propres à le rassurer qu'à lui inspirer des craintes pour un avenir entrevu avec anxiété. >>

Cet appel fut entendu pendant les premières séances et tous les côtés de la Chambre firent assaut de réserve et de mesure.

M. de Falloux parla le premier, en faveur de la révision totale. L'éminent orateur porta un jugement élevé, impartial sur la situation où trois années de République avaient conduit la France. Toutes les objections que le projet avait soulevées, il les discuta avec une grande puissance de bon sens, avec une grande sagacité politique.

A la différence des légitimistes qui demandaient, avec M. de Larochejaquelein, que la révision de la loi du 31 mai précédât la révision de la Constitution, M. de Falloux voulait que la révision de la Constitution précédât la révision de la loi du 31 mai. Qu'est-ce en effet, disait-il, que la loi du 31 mai, sinon la seule garantie que les entraves de la Constitution aient permis de chercher contre les abus et les dangers du suffrage universel? La Constitution revisée, et les obstacles qu'elle oppose à l'amélioration du suffrage universel une fois levés, il est évident que la loi du 31 mai n'a plus d'objet. Les garanties incomplètes et contestées qu'elle donne à la cause de l'ordre seront naturellement remplacées par les garanties plus complètes et plus étendues que donnera la Constitution réformée et améliorée. Sur le fond des choses, point d'équivoque, point de réticence; M. de Falloux se prononça pour la révision totale contre la révision partielle ; nonseulement il posa, mais il trancha nettement, catégoriquement la question entre la monarchie et la république. Quelles sont les chances de la république? Est-il vrai que la république soit le régime qui nous divise le moins? M. de Falloux expliqua spirituellement le seul sens raisonnable et vrai qu'il fût possible d'attacher à ce mot fameux, si souvent commenté.

La république ce n'est pas le régime qui nous divise le moins, c'est le régime qui nous permet de demeurer divisés; c'est bien différent. C'est le régime qui nous permet de rester divisés les uns vis-à-vis des autres, loyalement, honorablement, commodément; commodément aujourd'hui, demain peut-être

non.

Eh bien! c'est là un avantage dont nous avons joui trois ans ; c'est assez, n'en abusons pas.

Ce régime, qui nous divise le moins, c'est celui qui ruine la France, c'est celui qui annule toutes ses forces, c'est celui qui condamne le grand parti de l'ordre à encourir la responsabilité d'une radicale et invincible impuissance; c'est le régime qui condamne notre pays, non-seulement à l'immobilité, mais à la léthargie, à cette sorte d'état dans lequel on conserve encore assez de perception pour voir que l'on creuse votre fosse et que l'on coud votre linceul, mais pas assez pour pousser le cri ou faire le mouvement qui vous sauverait. Voilà l'état que nous devons au régime qui nous divise le moins.

Eh bien! cet état ne peut pas durer pour un peuple sans devenir mortel; c'est la léthargie. Et, on le sait, pour la léthargie, il faut le réveil ou la mort.

Ce qu'il y eut de plus instructif et de plus affligeant dans ce discours, ce fut le tableau tracé par l'éloquent orateur des résultats que ces divisions fatales ont produits sur les destinées de notre pays, sur la situation matérielle, politique et morale de la France. On eût voulu pouvoir douter de ces résultats si tristes, si blessants pour notre fierté nationale; mais comment douter des chiffres? Cette éloquente peinture de notre décadence, esquissée à grands traits, avec une loyale tristesse, produisit une vive impression sur l'Assemblée.

Au point de vue matériel, politique, la révolution n'a pas cessé de faire perdre à la France et de faire gagner à l'Europe. En quelques mots, ce qu'il y a de moins passionné au monde, la statistique, vous mettra en un instant sous les yeux ce que je crois qu'il est important que vous envisagiez.

Voici le résumé des populations des cinq grandes puissances de l'Europe en 1789 et en 1848.

En 1789 la France avait 27 millions d'habitants; en 1848 elle en a 35 millions.

La Prusse avait 6 millions; en 1848 elle en a 16.

L'Angleterre avait 14 millions; en 1848 elle en a 29.
L'Autriche avait 28 millions; en 1848, elle en a 39.
La Russie avait 33 millions; en 1848, elle en a 70.

La France, pour ne prendre que les deux points extrêmes, de 1789 à 1848, la France a gagné 7 millions d'habitants; de 1789 à 1848, la Russie a monté de 33 millions à 70.

Cela vous explique la situation de l'Europe vis-à-vis de chacune de nos révolutions; cette situation est une profonde anxiété et une double délibération

entre deux intérêts contraires. Au point de vue monarchique, l'Europe est profondément émue, profondément alarmée; il n'y a pas de révolution qui n'ait son écho dans toutes les capitales et dans la même proportion que je viens de faire voir de 1814 à 1848, les faits parlent. L'Europe est donc profondément émue, au point de vue monarchique; mais, au point de vue de la jalousie et de la concurrence nationale, elle est profondément satisfaite.

Ce qui fait que les cabinets vont d'hésitation en hésitation, et de fluctuation en fluctuation depuis quarante ans, c'est qu'il y a toujours le sentiment monarchique qui dit: Sois affligé, et le sentiment national qui dit: Sois satisfait; tu subis une crise, mais tu en sortiras et tu y laisseras beaucoup moins que la France, ton ancienne rivale; entre en relation avec toutes les révolůtions; travailles-y même s'il le faut !

M. Payer attaqua la révision dans l'intérêt de la République. M. de Mornay la combattit dans l'intérêt de la monarchie.

Après eux M. le général Cavaignac monta à la tribune. Dans un discours long et pénible, l'honorable général reproduisit son dogme de la nécessité, de l'inviolabilité de la République. Selon lui, la République était le gouvernement naturel et imprescriptible de l'homme, le gouvernement imposé par le ciel ou par la raison humaine à tous les peuples qui veulent vivre libres. Il était de ceux qui, après avoir établi la République au nom de la volonté nationale, eussent voulu supprimer la volonté nationale au profit de la République. Il mettait le gouvernement de son choix au-dessus de l'opinion publique, au-dessus de la discussion, au-dessus du suffrage universel. Restait à savoir si le pays, qui n'a pas voulu passer cette prétention à la monarchie, voudrait la passer à la République. La monarchie, au moins, était le gouvernement historique et traditionnel du pays; elle était contemporaine de notre nationalité française; elle se liait aux premiers âges, aux nobles souvenirs, aux glorieuses destinées de notre vieille patrie; elle avait partagé pendant quatorze siècles sa bonne et sa mauvaise fortune; à ce titre, la monarchie était excusable d'invoquer ce droit divin, ce droit antérieur et supérieur qu'elle répudiait aujourd'hui devant le principe nouveau de la souveraineté nationale. Mais revendiquer le droit divin, le droit antérieur et supérieur de la République, de la République née le 24 février, de cette forme de gouvernement qui ne s'impatronise en France que par la violence, qui ne dure que par l'anarchie et qui glisse dans le sang jusqu'au despotisme, n'était-ce pas se jouer à

la fois des droits du bon sens et de ceux de l'opinion publique ?

Le lendemain, 15 juillet, M. Coquerel défendit le projet de révision avec une passion républicaine qui n'excluait pas des sympathies nombreuses et divergentes. Après un éloge de la République, qu'il déclarait être « le vrai gouvernement de l'Evangile, » après un témoignage de regret adressé à la monarchie-constitutionnelle, et une profession de vive reconnaissance pour le Président de la République, l'orateur protestant annonça, tout désolé qu'il fût de cette perspective, la réélection du prince Louis-Napoléon Bonaparte comme inévitable. Il engagea donc l'Assemblée à se résigner et à voter la révision, si elle ne voulait pas courir la chance d'une réélection inconstitutionnelle.

La Montagne, pour garder une attitude plus digne dans le débat, avait interdit la parole à un de ses orateurs les plus excentriques, M. Lagrange; elle ouvrit la tribune à un de ses orateurs les plus habilement compassés, M. Grévy.

Après lui, la parole inculte et quelque peu emphatique de M. Michel (de Bourges) porta une sorte d'animation dans le débat. Son discours trop long, scindé en deux séances, mais vigoureusement et largement étudié, entreprit de démontrer la supériorité politique du gouvernement républicain sur le gouvernement monarchique; il accusa la monarchie d'être incompatible avec les conquêtes les plus précieuses de notre siècle, avec les grands principes de liberté, de justice et d'égalité que la révolution de 1789 a semés dans le monde ; il essaya une audacieuse apologie de la Convention, qu'il exalta aux dépens des monarchies qui ont gouverné la France après elle. Une de ses prétentions, les plus hardies fut d'établir que le gouvernement monarchique était impuissant à régler d'une manière équitable et libérale les rapports du capital et du travail. A la République seule il attribuait le pouvoir et la volonté de résoudre cet important problème. Au reste, se séparant de M. le général Cavaignac, M. Michel (de Bourges) admit que la République pouvait être discutée, et cela par cette raison, peut-être un peu présomptueuse, que, dit-il, « nous avons la prétention d'être la raison même. >>

Dans le jugement qu'il avait porté sur les derniers gouverne

ments monarchiques, c'est contre celui de la Restauration que l'orateur républicain avait montré le plus de violence et d'amertume. M. Berryer se chargea de la défendre, et avec elle le principe monarchique lui-même.

Tout ce que la raison a de force et d'énergie, tout ce que l'histoire a de lumières, tout ce que le patriotisme a d'élans généreux et d'émotions pathétiques, M. Berryer le réunit pour montrer que le salut de notre pays est dans le retour au principe de ce gouvernement national et traditionnel qui a fait, pendant quatorze siècles, la puissance, la grandeur et la gloire immortelle de la France. Tout ce qu'il trouva dans son âme et dans son esprit de convictions ardentes, l'orateur y fit appel pour établir que la Ré- publique est incompatible avec le génie, les intérêts, les souvenirs, les mœurs de notre patrie, avec sa situation en Europe et dans le monde, avec ses intérêts politiques, avec ses intérêts sociaux, avec les intérêts sacrés de la religion, de la famille et de la propriété. Cette profession de foi n'avait rien, au reste, qui pût offenser les partisans de la souveraineté nationale et de la liberté constitutionnelle. Si l'éloquent orateur avait la religion de la monarchie, il n'en avait pas la superstition. Dans son programme, le principe monarchique était inséparable des grands principes consacrés par la révolution de 1789. Il croyait que l'avenir de la monarchie et du gouvernement représentatif est dans l'alliance indissoluble de l'un avec l'autre.

Une des prétentions de M. Michel (de Bourges) avait été de prouver que les partisans de la monarchie qui ont adopté les principes de 1789 étaient de vrais républicains, des républicains sans le savoir et sans le vouloir. M. Berryer répondit, on va voir avec quelle grandeur de conviction et d'éloquence :

Je le connais, ce peuple, il ne cédera pas à ces excitations funestes; il recueillera ses souvenirs (il en a de récents!); il interrogera les souvenirs de ses pères, il comptera ce qu'il a eu de misère, ce qu'il a eu de souffrance, ce qu'il a eu d'égarement, de honte, quand vous avez été ses maîtres, quand il a obéi à la voix de ces enfants du doute qui prétendent être la raison elle-même !

Et nous, nous, mes amis, nous! Il serait vrai de dire que, nous aussi, inévitablement emportés sous le joug impérieux de ces principes et de leurs conséquences, malgré nous, sans le vouloir, sans le savoir, nous dit-on, nous serions pareils à eux ?... Et pourquoi? Parce que nous ne sommes pas des insensés ? parce que nous reconnaissons le travail des temps, les progrès, les changements

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