Page images
PDF
EPUB

pouvoirs; sur l'inconvénient de la permanence accordée à l'un, et de la trop courte durée assignée à l'autre. On aurait pu se tromper sur la conclusion à tirer de ces prémisses, si l'orateur n'avait pris soin de la tirer lui-même. M. Odilon Barrot, comme M. Dufaure, conclut formellement pour le maintien de la République; mais une différence essentielle à signaler entre les deux orateurs, c'est que M. Dufaure s'accommodait de la République actuelle, tandis que M. Odilon Barrot se prononçait pour une République réformée, améliorée, aussi peu semblable que possible à la République présente.

M. Odilon Barrot fit, avec une honnêteté profondément émue, appel au bon sens, au patriotisme de tous les partis. Puis, s'attaquant à la principale objection faite contre la révision: Eh quoi! dit-il, toute une société aura reconnu des vices radicaux, viscéraux, dans la Constitution, et elle sera tenue en échec parce qu'une chance pourra s'ouvrir à la réélection de M. le président actuel! Soyons plus sûrs de nous-mêmes, soyons plus sûrs de la nation; mais au surplus, si ces chances-là vous paraissent si certaines, songez-y, Messieurs, refuser la révision de la Constitution par cette seule raison, ce serait faire un bien grand rôle à celui que vous écarteriez ainsi !... Quelques-uns qui demandent l'entière révision de la Constitution la demandent dans l'intérêt d'un seul homme, contre un seul homme. Moi, je demande la révision dans l'intérêt de mon pays, pour faire sortir de nos nouvelles institutions tout ce qu'elles peuvent donner de sécurité et de grandeur.

Le débat fut clos sur ce discours. L'Assemblée passa immédiatement au vote sur la résolution rédigée par M. de Broglie.

Un seul amendement, dont l'auteur était M. Charamaule, avait été proposé. Il consistait, on se le rappelle, à dire que le vœu de la révision était émis « dans le but d'améliorer et de consolider les institutions républicaines. » Mais cet amendement n'étant pas appuyé, ne fut pas même mis aux voix.

Le scrutin eut lieu dans la forme la plus solennelle et la plus lente, avec la double formalité du vote à la tribune et de l'appel nominal. En voici le résultat :

Le nombre des votants n'avait jamais été aussi considérable :

il était de 724. Lamajorité des trois quarts, exigée par l'article 111 de la Constitution, était de 543. 446 voix se prononcèrent en faveur de la révision; 278 voix se réunirent dans le sens contraire. - La proposition n'ayant pas réuni la majorité des trois quarts était rejetée (19 juillet).

Le scrutin dénonça des alliances étranges, des accouplements de noms monstrueux. M. Thiers, M. Piscatory, M. Dufaure, M. le général Changarnier se rencontraient dans un même vote avec MM. Nadaud, Raspail et Lagrange. L'état-major de l'ancien parti de l'ordre était fourvoyé.

A part quelques excentricités regrettables, quelques explosions de passion politique, cette lutte si impatiemment attendue n'avait été qu'un duel froid, compassé, dont le résultat était connu à l'avance. Indiscret interprète d'une pensée commune, M. de La Rochejaquelein l'avait dit dès les premiers jours: c'est une partie perdue. Sûre de sa victoire, la Montagne avait ménagé ses forces et s'était donné le facile mérite d'une modération relative. Sauf M. Victor Hugo qu'elle avouait à peine et M. Raspail, enfant perdu, qu'elle n'avait pu empêcher de glorifier indiscrètement le 15 mai, elle avait envoyé à cette passe d'armes ses orateurs les plus courtois, et M. Pascal Duprat avait pu, sans exciter ses murmures, vanter « la parole divine » de M. Thiers.

Le 21 juillet, l'Assemblée avait à statuer sur les pétitions révisionistes. L'animosité tracassière de M. Baze et l'amitié maladroite de M. Larabit faillirent amener une crise nouvelle.

M. Baze attaqua M. le ministre de l'intérieur avec une acrimonie singulière. Accumulant des reproches puérils fondés sur l'action des préfets, sur la part prise par les juges de paix, les maires et les gardes champêtres au pétitionnement, M. Baze chercha à s'aveugler et à aveugler l'Assemblée elle-même sur l'importance de ce mouvement immense qui avait réuni près d'un million et demi de citoyens.

M. Baze avait proposé un ordre du jour motivé ayant pour but d'infliger un blâme formel au ministère. Cet ordre du jour était ainsi conçu :

« L'Assemblée, tout en regrettant que, dans un grand nombre » de localités, contrairement à son devoir, l'administration ait.

» abusé de son influence pour exciter les citoyens au pétition»nement, ordonne le dépôt des pétitions au bureau des rensei>gnements. >>>

M. Larabit proposa de substituer les mots « quelques localités >> aux mots « un grand nombre de localités » employés par M. Baze.

Le scrutin s'ouvrit aussitôt sur cette proposition ainsi amendée. Le nombre des votants était de 653; 333 voix se prononcèrent pour l'ordre du jour motivé; 320 voix se réunirent dans le sens contraire. L'Assemblée avait donc adopté l'ordre du jour motivé à la majorité de 13 voix.

Cette manœuvre, qui tendait à faire voir une vaste intrigue dans une manifestation solennelle de l'opinion, pouvait-elle dénaturer les faits, effacer les chiffres? Non, sans doute, pas plus que le vote sur la révision ne changeait le sentiment du pays, pas plus que la majorité légale ne supprimait la majorité réelle.

Il restait toujours ces deux faits plus de 1 million 400,000 citoyens avaient pétitionné pour la révision, et 526 seulement contre; 446 représentants avaient voté pour la révision et 278 contre. Où était la majorité?

Le dernier vote hostile au ministère amena la démission des ministres mais le Président de la République se refusa à la recevoir. Au reste, la majorité surprise en était déjà aux regrets de son vote et elle vit avec satisfaction rester un ministère qu'il eût été bien difficile de remplacer. Rien n'éclairait mieux la situation que ces hostilités haineuses, que ces attaques sans provocation dirigées contre le Président de la République. Elles montraient de quel côté était la force. C'est ainsi que M. Pradié avait cherché par une proposition spéciale, adoptée par le conseil d'État et introduite dans un projet de loi sur la responsabilité, à lier à l'avance les mains du premier fonctionnaire de la République.

A la propósition de M. Pradié, à la résolution assez grave prise par le conseil d'État, on rattachait encore un débat assez curieux qui récemment, avait occupé tout une séance du comité de légis lation. On y était arrivé, d'argument en argument, à reconnaître que les lois d'exil ne frappaient d'inéligibilité aucun des princes

bannis; on n'y avait voulu voir que des mesures de précaution provisoire, n'atteignant en rien la capacité civique, à l'instar des jugements rendus contre les contumaces de juin 1848 ou de juin 1849. C'était là un ballon d'essai, destiné à éclairer la route, à frayer le chemin aux candidatures orléanistes.

Cependant, tous ces derniers efforts avaient épuisé l'Assemblée. Elle se prorogea du 10 août au 4 novembre. La commission de permanence, nommée aux termes de la Constitution, renfermait, outre les membres du bureau, les membres dont les noms suivent: MM. Didier, Changarnier, Dufougerais, Cavaignac, SauvaireBarthélemy, de Montigny, Berryer, Vitet, Poujoulat, de Melun (du Nord), Passy, Druet-Desvaux, d'Ollivier, Gouin, Bernardi, de Montebello, Bocher, de La Tourette, l'amiral Cécile, Rullière, Hubert-Delisle, Boinvilliers, de Kermarec, de Bar, Grouchy.

Les partisans de la révision ne désespéraient pas encore. Bientôt l'opinion publique allait trouver une occasion nouvelle de se manifester par la voix des conseils généraux. M. Odilon Barrot avait réuni, au moment du départ, un assez grand nombre de représentants dans la pensée commune d'employer le temps de la prorogation à seconder ce mouvement. Mais changeraient-ils les dispositions de l'Assemblée elle-même, convertiraient-ils ces représentants du pays qui marchaient au rebours du pays? Cela paraissait peu probable et les bons citoyens s'en désolaient, comme si le vote seul de la révision eût dû sauver la France!

Eh! quoi. La révision votée eût-elle résolu à l'instant toutes les questions pendantes, tranché d'un seul coup le nœud de la situation, rendu possibles ou faciles les solutions proposées par les organes de la presse, ou implicitement contenues dans les manifestations de l'opinion publique ? Non, sans doute; la révision décrétée, ce n'était pas le renversement de la république, la restauration d'une monarchie quelconque. Mais peut-être l'Assemblée y eût-elle gagné d'échapper aux accusations que le pays lançait contre elle dans son malaise. Dans sa douleur, dans ses craintes, le pays accusait, de tous ses maux, celui des deux pouvoirs de l'État qui s'arrogeait dans la Constitution l'autorité souveraine. Peut-être, si la majorité de l'Assemblée nationale eût signalé le mal dans son principe, peut-être n'eût-on plus accusé

de toutes parts que la Constitution. Ce jour-là, il n'y aurait eu ni vainqueurs ni vaincus, les partis seraient restés en présence, avec leurs prétentions diverses; mais, au moins, beaucoup auraient su à qui s'en prendre, et eussent espéré, de la révision, un avenir meilleur.

Au lieu de cela, l'Assemblée s'était montrée impuissante. Elle rentrait dans l'ombre par une prorogation qui ressemblait à une démission collective, et la France se retrouvait devant une pensée énergique, calme, suivie, comprise depuis longtemps par les instincts populaires, et qui leur montrait une chance de salut.

Ainsi s'opérait lentement et d'une manière continue, la séparation du pays et du Parlement. Un des plus vieux soldats, un des plus expérimentés combattants des armées parlementaires, M. Barrot, avait signalé à la Chambre ce mouvement insensible qui entraînait la nation et ses représentants dans deux courants opposés : « Il ne faut pas, disait-il, juger de l'état du pays par nos propres débats; il ne faut pas supposer que la même fièvre politique agite les populations. » Et l'honorable représentant ajoutait, avec un sens profond de l'opinion publique : « C'est une suite inévitable de la permanence qu'à votre insu, malgré tous, vivant dans cette atmosphère des passions politiques, tou- . jours avec les mêmes préoccupations, les mêmes tendances, vos appréciations ne soient plus les mêmes que si vous vous retrempiez pendant un temps plus ou moins prolongé dans la vie commune, dans vos rapports avec vos commettants, dans les habitudes professionnelles, dans cette masse dont vous êtes sortis. Vous cheminez trois ans sous cette influence, pendant que les masses qui vivent, elles, de la vie commune, qui ne font pas de la politique leur préoccupation exclusive et continuelle, qui se retrempent dans leurs travaux, dans les diversions de la famille, dans les communications d'homme à homme, ces masses restent calmes, froides, et conservent leur appréciation des situations et des actes. >>

M. Odillon Barrot touchait là, avec une grande justesse, un des vices si nombreux de cette Constitution, que la Chambre s'obstinait à conserver.

Mais, enfin, la solution désirée paraissait devenue impossible.

« PreviousContinue »