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poussa la prise en considération. C'était demander le maintien absolu du système actuel de protection et de prohibition.

M. Thiers, dans un but transparent, adressa, à cette occasion, plutôt à ses électeurs de la Seine-Inférieure qu'à l'Assemblée, un discours en faveur de la protection absolue. Il y a, en effet, en économie comme en politique, deux systèmes exclusifs patronant, l'un la liberté sans limites, l'autre la restriction partout et toujours.

Selon l'une de ces écoles, l'application, en Angleterre, des théories du libre échange repose moins sur des principes que sur des nécessités. La liberté du commerce n'a été pour la politique anglaise qu'une machine de guerre, un moyen d'assujétir les autres peuples à son monopole commercial. Aux canaux immenses de la production incessamment engorgés, il faut incessamment des débouchés nouveaux. La Grande-Bretagne ne peut vivre que par la consommation étrangère. Cette dépendance seule, disent les écrivains de cette école, est la source de ces théories économiques habilement recouvertes d'un vernis philanthropique et, comme on dit aujourd'hui, humanitaire.

Des faits importants viennent à l'appui de cette opinion. Par. exemple, en 1837 et 1838, la tonne de houille apportée à Marseille par les bâtiments anglais valait 45 fr. Aucune concurrence n'existait à cette époque. Ce prix si élevé d'une matière qui est devenue comme le pain de l'industrie excita les efforts de la spéculation nationale. La Grand'Combe fut créée. Depuis lors et successivement, le prix de la tonne de houille descendit à 25 fr. Mais, et c'est ici l'argument de l'école protectioniste, pendant que le prix de la houille s'abaissait ainsi en France par l'effet de la concurrence nationale, il restait à ce même chiffre de 45 fr. dans les pays où l'Angleterre n'a aucune concurrence à redouter, à Livourne, par exemple, où le fret est environ le même que pour Marseille.

Le fond du libre échange, conclut l'école de protection, ce n'est donc pas le meilleur marché des produits, mais un prix de monopole au profit des industries plus puissantes.

Le défaut de l'école rivale, c'est l'esprit de système absolu qui ne tient aucun compte des différences de position, de sol, de

race. Est-il possible, en effet, d'imaginer une économie politique universelle applicable à Paris comme à Londres, à Saint-Pétersbourg comme à New-York. Ce serait dire que partout les intérêts sont les mêmes. L'Angleterre, encombrée de ses propres richesses, aura-t-elle les mêmes lois commerciales que la Turquie à l'industrie naissante. Evidemment le libre échange considéré comme théorie absolue est une idée anglaise, un fait anglais.

Le dernier mot de cette polémique, économique nous semble devoir être cherché dans les résultats commerciaux eux-mêmes. Ouvrons, par exemple, les Annales du commerce extérieur, et nous trouverons dans la correspondance des consuls des renseignements d'une haute gravité. On y déclare, presque à chaque page, que, si nos articles de goût et de luxe sont préférés sur les marchés étrangers, nous ne pouvons soutenir la concurrence pour les marchandises à bas prix, qui forment la consommation la plus générale dans tous les pays.

Examinons entre autres un rapport sur le commerce de la France avec le Chili : nous y surprendrons les détails de la lutte engagée entre l'Angleterre, l'Allemagne et la France sur ce grand marché de l'Amérique du Sud. Parmi toutes les espèces de marchandises, nous y avons conquis la fourniture, toujours assez restreinte, des articles de mode ou de luxe destinés à l'usage des classes riches; mais nous avons dû laisser à nos concurrents la fourniture, bien autrement considérable, des articles communs et à bas prix qui conviennent aux classes les plus nombreuses de la population. Nos draps fins continuent à être préférés; mais, pour les draps ordinaires, nous perdons du terrain, tandis que les Anglais, les Belges et les Allemands en gagnent tous les jours. Les tissus de laine mélangés de coton y sont d'une consommation très-usuelle, et c'est encore là un commerce qui est entre les mains des Anglais et des Allemands, et nous n'importons que quelques beaux articles d'une vente très-limitée, tandis que nos concurrents répandent sur le marché des masses de tissus à bas prix, propres à l'habillement des classes laborieuses. Pareille chose a lieu pour les soieries. Nous importons seuls, à Valparaiso, les belles et riches soieries; mais les Anglais et surtout les Allemands rivalisent avec nous dans les produits ordinaires.

Or, si nous supprimions les droits qui protégent nos industries, n'arriverait-il pas dans notre marché intérieur ce qui se passe sur nos marchés extérieurs? Les marchandises qui sont consommées par les masses, et dont la fabrication constitue la plus forte partie du travail national, ne seraient-elles pas fournies par l'étranger?

Mais est-ce à dire qu'il faille protéger même les industries qui sont assez fortes pour se passer de protection? Est-ce à dire que le dégrèvement successif de matières premières, telle, que la houille, le bois, le fer, la laine, le cuivre, ne serait pas infiniment désirable pour la France, en présence d'une industrie étrangère affranchie de tous droits et dont il est impossible de soutenir la concurrence? Des industriels de premier ordre, MM. Jean Dolfus de Mulhouse et M. Henriot de Reims, des armateurs distingués, M. de Conninck du Havre, des chambres de commerce, entre autres celle de Marseille, pensent que la France n'a qu'à gagner à entrer dans la voie de la réforme des tarifs.

M. Thiers, lui-même, le disait en 1834: « Le système prohibitif qui consisterait à isoler complétement une nation de toutes les autres, pour la faire produire tout ce dont elle aurait besoin, sous prétexte de la soustraire aux étrangers et de ménager à elle seule l'avantage de l'approvisionner, ce système insensé est impossible et n'a véritablement existé nulle part. Une nation qui agirait ainsi, agirait follement; elle s'épuiserait en efforts impuissants pour acclimater les productions du Midi sous le ciel du Nord, celles du Nord sous le ciel du Midi; elle négligerait ce qu'elle sait faire, pour produire mal et chèrement ce que d'autres lui donneraient en abondance et à vil prix; elle trouverait enfin dans cet isolement complet, dans cette interruption de toute relation humaine, l'ignorance et l'appauvrissement d'esprit. Mais il faut que je le répète, ce système qu'on a prêté à certains gouvernements, est désavoué par tous aujourd'hui. >>

On ne saurait mieux dire, et c'est cependant là le système que M. Thiers venait défendre, en accumulant, pour le besoin de cette cause insoutenable, les erreurs économiques et les chiffres de fantaisie.

Exposition universelle. Une éclatante réponse aux calom

nies lancées contre l'industrie française, qu'on représentait comme incapable de marcher seule et sans protection, ressortit de l'exposition universelle faite à Londr es dans le Palais de cristal.

C'était là une idée née en France au milieu des agitations de 1848. C'est au lendemain des luttes civiles, en pleine dictature, que cette conception d'une exposition générale de l'industrie des nations commença à germer. Mais le moment était assez mal choisi pour indiquer à la production universelle pour rendez-vous pacifique ce Paris agité sans cesse par l'émeute, cette capitale d'un pays incertain de l'avenir. Et d'ailleurs où en était alors l'industrie française pour prendre l'initiative d'un mouvement semblable? Ses usines se fermaient par centaines, ses fabriques de luxe mouraient d'inanition, ses artistes, ses ouvriers émigraient en masse à l'étranger.

Déjà onze fois, depuis 1815, la France à qui le monde entier doit l'initiative des institutions utiles au progrès de la société, avait donné le spectacle d'un concours national entre les arts utiles. L'Italie, l'Espagne, la Belgique, la Prusse l'Autriche, la Russie et les Etats Scandinaves l'avaient, tour à tour, suivie dans cette voie féconde, et avaient successivement établi, d'après son exemple, des expositions nationales. L'Angleterre, seule, était restée en arrière. Mais, cette fois, l'Angleterre comprit quel parti elle pouvait tirer de nos discordes. Elle s'empara de cette idée féconde (Voyez plus loin, Grande-Bretagne). La France était devancée elle n'avait plus qu'à accepter la lutte sur un terrain étranger.

Le gouvernement français, pensant que la France allait prendre une large part dans cette lutte industrielle, et qu'elle devait s'y présenter dans les conditions qui conviennent à une grande nation, proposa pour les dépenses de l'exposition de Londres un crédit de 500,000 francs, tant pour les transports des divers objets que pour leur remise au lieu d'exposition, les frais de commissariat, de surveillance, d'inspection et autres dépenses matérielles et imprévues. La commission nommée approuva, par l'organe de M. Benoist d'Azy, les crédits réclamés et proposa un vote d'urgence (25 janvier). Elle proposa, en outre, d'accorder au mi

nistre du commerce et de l'agriculture une somme de 100,000 fr. pour achat d'échantillons, dessins et objets divers, et une somme de 50,000 francs pour subvention à accorder aux ouvriers ou aux contre-maîtres qui seraient autorisés à se rendre à l'exposition de Londres.

La ville de Paris envoya pour son compte, quatre-vingt-six ouvriers environ, et consacra à cet objet une somme de 10,000 fr., à laquelle la chambre de commerce avait ajouté 20,000 fr. Dans les départements, soixante chambres de commerce ou chambres consultatives, répondant à l'appel du gouvernement, aidées par des subsides municipaux ou par des dons volontaires, avaient fait les frais du voyage pour cent soixante chefs ou sous-chefs d'ateliers et travailleurs de tous corps de métiers. Enfin l'Etat, grâce au fonds de 50,000 fr. voté le 27 janvier par l'Assemblée nationale, avait pourvu au complément de la dépense.

Le résultat de cette vaste enquête fut des plus significatifs. On vit d'un côté une fabrique dont tous les efforts tendent vers ce but, d'inonder l'Europe de ses produits, et de l'autre quelques échantillons marqués au coin du goût de chaque nation et plus appropriés à son propre usage qu'à un emploi universel. C'était la première impression qu'on éprouvait à la vue de cette exposition où les Anglais l'emportaient par le nombre et le poids, par l'utilité pratique, tandis que le reste du monde n'y présentait que des spécimens choisis, mais rares.

La France seule, tout en conservant ce monopole du goût que nulle nation ne lui dispute, luttait, pour une foule de produits manufacturés, avec sa rivale si abondamment pourvue de matières premières et si fière de son génie industriel.

Bien que la plupart de nos grands fabricants se fussent abstenus de figurer au Palais de Cristal, bien que la France sortît de la crise de 1848, pour rentrer dans la crise de 1852, bien que les exposants anglais fussent quinze fois plus nombreux que les nôtres et qu'ils fussent chez eux, sur cent soixante-dix grandes médailles, le jury international en attribua cinquante-six à la France.

Et cependant, que de manœuvres avaient été employées pour affaiblir l'éclat de cette victoire !

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