Page images
PDF
EPUB

pirs et les gémissements s'emparent de mon cœur, et m'excitent à prononcer des paroles tristes et lugubres. Mais je ne sais comment formuler mon élégie, et sur quel sujet arrêter ma douleur. Ainsi pleurerai-je mon jeune et infortuné roi chassé par les complots des méchants, et précipité ignominieusement du trône avant le terme de la mort, ou bien, moi-même, dont la tête a été dépouillée de sa couronne glorieuse ? Pleurerai-je le patriarche, cet autre père d'une sagesse supérieure, et toujours éclairé par une saine raison; qui dispose toutes choses dans leur ordre, et qui, tenant, pour ainsi dire, les rênes des événements, sait encore refréner les langues médisantes; ou plaindrai-je mon sort, moi chétif, abandonné de l'Esprit saint et réduit à la dernière extrémité? Pleurerai - je sur celui qui m'a engendré, source vivante d'enseignement, qui versa sur nous des flots de justice, dans lesquels l'impiété a été submergée; ou bien répandrai-je des larmes sur moi, être languissant et flétri, parce que je n'ai pu me désaltérer à la fontaine de la doctrine? Plutôt, mes pleurs ne seront-ils pas pour les malheurs actuels de ma patrie, et pour les infortunes qui lui sont réservées ?

« Qui s'associera à mon affliction en compatissant à ma peine; et qui m'aidera à inscrire ces choses dans les annales de l'histoire?

« Lève-toi, Jérémie, lève-toi, et que ta voix prophétique fasse entendre ses plaintes sur tous les maux que nous avons soufferts, et sur ceux qui nous affligeront. Rappelle-nous, comme le fit Zacharie jadis en Israël, que de faux pasteurs se sont levés dans la nation.

« Les vartabieds ou docteurs sont ignorants, épris d'eux-mêmes, et rapportant tout honneur à leurs personnes. Ils ne sont point appelés par Dieu; c'est l'argent et non le SaintEsprit qui les fait élire; ils aiment l'or, ils sont envieux, s'éloignent de la mansuétude dans laquelle Dieu habite; et, transformés en loups, ils déchirent leur troupeau.

« Les religieux sont hypocrites, pleins d'ostentation, désireux des vanités, et plus épris de la passion de la gloire que de l'amour de Dieu.

« Les dignitaires sont orgueilleux, oisifs, paresseux, et discourant vainement; ils détestent les enseignements des docteurs, et se livrent au trafic ou au jeu.

« Les disciples sont lents pour apprendre, et prompts a enseigner, avant d'avoir la vue de la science divine.

« Les orateurs sont superbes, turbulents; ils ont des paroles sonores; ils sont infatigables, acerbes, méchants, et ils frustrent l'orphelin de son patrimoine.

« Les soldats sont sans loyauté, avides d'un faux honneur, détestant les armes, paresseux, aimant la volupté, intempérants, pillards, et livrés au brigandage.

"Les princes sont rebelles, volant ceux qui volent; rapaces, d'une avarice sordide; ils ravagent les provinces, se plaisent dans le mal, et, avec cela, ils ont le cœur de vils esclaves.

« Les juges sont iniques, menteurs, faux et faciles à séduire; ils ne savent pas distinguer le droit ; ils sont inconstants et disputeurs, et sans commisération, comme sans pudeur aucune.

« Et quel sera le châtiment de ces crimes, sinon que Dieu détourne ses regards et change pour nous la nature des éléments? Le printemps devient sec, l'été est pluvieux, l'automne ressemble à l'hiver, et l'hiver est rigoureux, rempli de tempêtes et démesurément long. Les vents, terribles par leur violence, sont chargés de maladies; les nuées recèlent la foudre et la grêle; les pluies tombent sans utilité hors de leur saison. L'air est dur et brumeux; les eaux débordent inutilement, sans qu'on puisse les retenir. La terre est stérile; ses races décroissent, et elle est bouleversée par les tremblements. Ajoutez à tous ces maux la discorde universelle, suivant qu'il a été dit : « Les impies ne goûteront pas la paix. »

[ocr errors]

Les rois dominent avec despotisme et cruauté; ils aggravent les impôts,

et promulguent des lois intolérables. Les préfets sont exacteurs et sans pitié. Les amis sont traîtres, et les ennemis puissants. La bonne foi, dans cette vie trompeuse, est devenue vénale; de tous côtés, les bandes des ennemis nous attaquent; les maisons sont renversées, les propriétés spoliées; les chefs sont chargés de chaînes et jetés en prison; les hommes libres sont traînés en exil, et les souffrances du peuple ne peuvent se compter. Les villes sont incendiées; la famine, les maladies et la mort, sous toutes ses faces, nous environnent. La piété est oubliée, et cependant l'enfer nous me

[merged small][ocr errors][merged small][merged small]

La littérature d'un peuple est, à proprement parler, l'expression de sa société; c'est elle qui nous révèle ses pensées intimes, ses mœurs, ses habitudes, la force native de son génie. Elle est la forme mobile que revêt au dehors le principe intellectuel qui l'anime et la vivifie; et, de même que les traits de la physionomie, les gestes, les poses, et tous les actes extérieurs dévoilent ordinairement l'état habituel de l'âme dans la personne, ainsi la forme du style, son ton et sa couleur, le genre des sujets traités avec préférence, tout cet ensemble, en un mot, nous fournit des données certaines et suffisantes sur le caractère et la nature d'une société.

Maintenant, si le peuple arménien est né à la vie intellectuelle en recevant la lumière de l'Évangile, s'il doit au christianisme sa civilisation, son progrès dans les sciences et dans les arts, nul doute que sa littérature ne reproduise l'application de cette loi invariable de l'esprit humain. Or, c'est ce qu'il nous est facile de démontrer.

En effet, parmi toutes les littéra

(*) Moïse de Khoren, liv. 11, ch. 68.

tures de l'Orient, et nous pourrions dire du monde civilisé, aucune ne présente un caractère aussi tranché et aussi exclusif que la littérature arménienne; c'est qu'elle ne commença qu'avec le christianisme. Car, les anciens monuments historiques et poétiques, conservés soit dans les livres écrits, soit dans les chants populaires dont parlent ses premiers historiens de l'ère chrétienne, furent détruits par l'effet d'un zèle trop ardent qui voulait préserver les nouveaux convertis des principes et des erreurs du magisme.

La culture intellectuelle de l'Arménie païenne devait être peu développée; car si elle avait eu quelques productions d'un mérite supérieur, elle les aurait probablement conservées, comme l'ont fait les Grecs et les Latins. Ses historiens ne nous apprennent-ils pas effectivement que saint Mesrob composa l'alphabet vers le milieu du cinquième siècle? Et le nom d'Illuminateur donné au premier patriarche saint Grégoire, dit suffisamment qu'avant lui, ce pays manquait des lumières de la foi et de la science.

Une autre preuve qui vient à l'appui de cette considération, est la direction exclusivement chrétienne qu'a conservée l'esprit littéraire de ce peuple; et certainement, s'il avait eu une autre littérature païenne, des traces en resteraient empreintes dans les livres de quelques-uns de ses écrivains, qui n'auraient pas tous renoncé spontanément et simultanément à un passé qui vivait encore dans leur souvenir.

Nous croyons donc que l'esprit littéraire de l'Arménie est proprement sorti des entrailles du christianisme; et nous avouons que, si, en se tenant aussi fermement dans la foi ou l'ordre divin, il s'était hasardé dans les premiers siècles à entrer quelquefois dans l'ordre humain, par lequel nous entendons la philosophie spéculative, la poésie épique ou dramatique, et les sciences, ses productions auraient beaucoup gagné en variété et en originalité; et, de plus, cette concentration perpétuelle de toutes les facultés in

tellectuelles sur des matières purement religieuses et théologiques, n'aurait pas fait naître autant de querelles et de disputes, que nous avons reconnu dans l'histoire religieuse de ce pays, être la cause des maux politiques qui affligèrent ce royaume, et de la décadence intellectuelle qui s'y manifesta plus tard.

Le caractère de l'esprit arménien ainsi défini, nous dessinerons à larges traits le tableau de sa littérature, dont l'histoire présente surtout trois époques plus remarquables, séparées les unes des autres par un intervalle à peu près égal. Ces époques furent le cinquième, le douzième et le dix-huitième siècles.

Les premiers essais littéraires du peuple arménien, semblables à ceux de tous les autres peuples enfants, furent de simples hymnes ou des chants lyriques en l'honneur des héros. Longtemps ils se sont conservés dans la mémoire du peuple, et surtout des montagnards, toujours plus fidèles à garder les traditions, comme si les masses imposantes et immobiles de la nature qui les environnent les habituaient eux-mêmes à ne rien changer dans leurs mœurs, leurs croyances et leurs souvenirs. Ces poemes primitifs étaient plutôt le jet brut et spontané de la nature, que l'œuvre de l'art. La culture intellectuelle du peuple était nulle comme sa civilisation. Les lumières de la science grecque s'étaient arrêtées à ses frontières, et il fallait nécessairement les franchir pour prendre quelque teinture des lettres. Aussi, de tous les points de cette partie de l'Asie, les jeunes gens affluaient aux écoles de Césarée, de Constantinople, d'Alexandrie et d'Athènes.

Saint Grégoire, emporté miraculeusement loin de son pays, comme nous l'avons raconté, était resté à Césarée; et là, il avait puisé les principes de la science en même temps que ceux de la foi. Se regardant comme suscité de Dieu pour annoncer à l'Arménie la parole de l'Évangile, il était venu la convertir. Son éloquence bouleversa la face de ce royaume, et l'ignorance du

paganisme disparut avec ses superstitions. Les écoles qu'il fonda devinrent un foyer radieux de toutes les connaissances humaines. Agathange écrit la vie du saint Illuminateur, et celle du roi Tiridate, dont il est le secrétaire. Zénobe, disciple de saint Grégoire, raconte ses missions apostoliques au pays de Daron.

Mais la langue arménienne était encore si rude et si peu façonnée aux lois du style, que les écrivains employaient de préférence les langues syriaque ou grecque. Les caractères propres à la transcription étaient syriaques. Il fallait que saint Mesrob inventât le nouvel alphabet qui sert encore présentement aux Arméniens, et qu'il emprunta partiellement à quelque alphabet d'un idiome inconnù ou perdu de l'Asie Supérieure.

Nous jetterons ici en passant quelques observations sur la nature et le caractère de la langue arménienne. Certains auteurs, préoccupés d'une vanité nationale trop ridicule, ont prétendu que la langue parlée par Noé, à sa descente de l'arche, était la langue arménienne. C'était dire en même temps que leur idiome était l'idiome primitif, puisque le patriarche devait avoir traditionnellement conservé la langue de ses premiers pères. Adam, dans le paradis terrestre, aurait donc parlé arménien ? Il est inutile de s'arrêter ici à démontrer combien cette prétention est peu soutenable. D'abord il est philosophiquement impossible de constater aujourd'hui quelle était la langue du premier homme, surtout lorsqu'on s'appuie, comme nous, sur la tradition qui suppose l'homme, père du genre humain non déchu, élevé à un si haut degré d'intelligence, et tellement supérieur dans sa connaissance de Dieu et de l'univers, qu'il n'aurait pu, après sa chute, balbutier la langue qu'il parlait précédemment. Mais, sans entrer dans cet ordre de considération, que le lecteur pourrait avec raison considérer comme mystique ou supernaturaliste, ainsi que disent les Allemands, nous nous contenterons de dire que, d'après nos re

cherches propres, nous sommes arrivés à reconnaître :

Premièrement, que la grammaire arménienne repose sur les mêmes bases que la grammaire grecque, et a des rapports frappants surtout avec la grammaire sanskrite, où le tableau des déclinaisons, conçues comme celles de l'arménien, nous présente la coincidence remarquable du cas instrumental, et où nous trouvons encore le même système numérique des noms de nombre, dont plusieurs sont identiques pour le son et pour l'écriture. Secondement, que l'arménien procède comme le sanskrit et le grec dans la composition des mots, mettant toujours le nom de dépendance devant celui de qui il dépend, et donnant seulement au dernier la désinence grammaticale.

le grec. Seulement nous croyons qu'il ne forme pas, parmi les idiomes de l'Orient, une classe à part, et que la race du peuple qui le parle doit être toujours soigneusement distinguée de la race sémitique, avec laquelle elle n'a aucun rapport de langage. La communauté d'origine d'une langue avec une autre ne détruit en rien son mérite et sa perfection_relatives. Personne ne doute que le latin ne soit frère du grec; et cependant a-t-on moins d'admiration pour la langue du peuple romain?

douceur du grec, à cause de ses aspirées et de ses sifflantes dont elle est plus prodigue, elle n'est pourtant pas dure à l'oreille dans la bouche d'un Arménien.

Que si nous apprécions à présent le mérite intrinsèque de la langue arménienne, nous reconnaîtrons, avec les savants Villefroi et Saint-Martin, qu'elle a tous les avantages d'une langue portée à un haut degré de développement par une culture intellecTroisièmement, enfin, et cette troi-tuelle variée et ancienne. Sans avoir la sième observation est un fait matériel constaté par les nombreux travaux de la science moderne, que chacun peut vérifier, que, dans l'arménien, se trouve un certain nombre de mots communs au sanskrit, au persan et au grec, qui ne sont point des mots empruntés postérieurement, parce qu'ils expriment des objets de première nécessité, en ce qui tient à la vie religieuse ou sociale du peuple. L'on peut ajouter encore que l'ordre et la construction de la phrase arménienne ressemblent parfaitement à la marche de la proposition grecque, qu'elle peut imiter dans ses tours et même ses irrégularités avec une fidélité si heureuse, que les traductions arméniennes sont un calque exact des originaux grecs, et nulle autre langue ne possède à un plus haut degré cet avantage.

Nous ne prétendons pas dire, pour cela, que l'arménien soit une langue moins ancienne qu'aucune de celles de la famille indo-germanique, à laquelle nous le rattachons, ni qu'il ait été formé comme un patois avec les débris de l'une d'elles ou de toutes ensemble. Non: l'arménien est une langue propre, comme le sanskrit, le persan et

On demande ordinairement si telle langue est plus riche que telle autre, et peut-être à tort; car ce qui fait proprement la richesse d'une langue est le génie de l'homme qui l'emploie; et, sous ce rapport, toutes les langues sont également riches, c'est-à-dire, susceptibles d'exprimer toutes les pensées de la raison et les sentiments du cœur. Que si l'on entend par richesse le matériel des mots, nous dirons qu'en ce sens, l'arménien est inférieur au chinois et à l'arabe. Cependant, comme la comparaison de son dictionnaire avec un lexique grec prouve qu'il a pour chaque mot un synonyme correspondant qui le traduit avec exactitude, on ne peut l'accuser d'indigence, ou, du moins, cette pauvreté est bien supportable.

L'alphabet arménien se compose de trente-huit lettres. Les trente-six premiers caractères furent formés au quatrième siècle; les deux derniers ne furent ajoutés aux autres que vers le douzième siècle.

[merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small][ocr errors][merged small][merged small][ocr errors][merged small][ocr errors][merged small][merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small][ocr errors][merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][subsumed][subsumed][merged small][subsumed][merged small][merged small][ocr errors][ocr errors][merged small][merged small][ocr errors][ocr errors][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small]
« PreviousContinue »