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in corpore sano. Le médecin, en agissant sur le corps, agit aussi sur ce qu'on appelle l'esprit, sur le moral; en agissant sur l'esprit, il agit aussi sur le corps... De nombreux problèmes moraux et même sociaux se posent à lui dans la pratique de sa profession; il a souvent de redoutables responsabilités à assumer. Il est pour beaucoup de familles un conseiller dans mille situations délicates. Il fréquente les milieux sociaux les plus cultivés en même temps qu'il se dévoue aux plus pauvres; il doit avoir reçu luimême la plus haute culture morale, si l'on ne veut pas qu'il soit réduit à n'être plus aux yeux des familles qu'un industriel, un exploiteur de la vie et de la mort. La médecine n'est-elle pas ou ne devrait-elle pas être la science appliquée au dévouement? Il ne s'agit pas de savoir si le grec ou le latin sont ou ne sont pas nécessaires pour comprendre les termes de médecine; quelle misérable façon de voir les choses par leurs plus petits côtés ! Il s'agit, encore un coup, de savoir si la culture la plus haute convient aux missions les plus hautes, aux missions philanthropiques, et si la Société n'a pas le droit, pour garantir

ses propres membres contre l'exploitation des charlatans et << morticoles », d'imposer à ses médecins la meilleure éducation littéraire et philosophique. Cette éducation est d'ailleurs le seul moyen de contrôle que le public ait à leur égard : je ne puis vérifier la valeur technique du médecin de ma famille ; que l'Etat établisse donc les garanties de sa valeur sociale et, par une conséquence inévitable, professionnelle.

<< Un correspondant m'écrit que le médecin perd son autorité s'il ne sait pas le latin, comme le curé de sa paroisse; cette considération me touche peu; grec et latin ne valent que comme des instruments de culture intellectuelle; mais ce qui est vrai, c'est que le médecin perd son autorité et son action sur les familles, si l'on ne sait pas qu'il a reçu la plus haute éducation littéraire et philosophique.

L'expérience confirme-t-elle ces remarques? En France, sous l'Empire, on avait créé la bifurcation des études, une branche menait au baccalauréat és lettres, l'autre au baccalauréat ès sciences, celui-ci ouvrait la porte des Facultés de mécine. Quelques années après cette organisation,

les études médicales faiblirent, et sur l'avis des Facultés et un rapport de Denonvilliers au Conseil supérieur de l'instruction publique on revint sur cette disposition et le baccalauréat és lettres fut de nouveau exigé. Remarquez que dans le système de la bifurcation, pour acquérir le baccalauréat des sciences, on devait faire des études latines, en commun avec les «< littéraires ». La quatrième forme du baccalauréat proposé n'en comporte plus trace. Cette expérience est ancienne, seuls les médecins de ma génération peuvent s'en souvenir. Mais elle est confirmée par les résultats plus récents d'une tolérance accordée dans des conditions beaucoup plus favorables en apparence à la culture exclusivement scientifique.

Au Comité de l'enseignement médical du ministère, nous avons accordé la dispense du baccalauréat ès lettres, non pas aux bacheliers ès sciences, mais aux licenciés ès sciences, c'est-àdire à des jeunes gens qui avaient conquis ce grade par un travail d'une durée moyenne de trois ans et après qu'ils avaient subi des examens difficiles.

D'une façon générale, leurs études médicales ont été inférieures à celles de leurs camarades.

L'inverse s'est produit pour les étudiants en médecine, licenciés ès lettres, ou licenciés en droit, et comme tels dispensés du baccalauréat ès sciences. Presque tous ont été de brillants élèves.

M. le professeur Dastre, à qui, il y a quelques années, j'exposais mes préoccupations, voulut bien confirmer mes opinions par l'exposé de sa propre histoire. Élève de l'École normale, il en sortit muni de tous les diplômes scientifiques. Il ajoutait «<Lorsque j'ai quitté l'École normale et abordé les études médicales, je suis resté deux ans avant de comprendre ce que l'on voulait m'enseigner. Quand je sortais de l'hôpital, je me prenais à regretter de n'avoir rien appris. » Habitué à suivre une méthode dans laquelle les faits sont logiquement enchaînés les uns aux autres, M. Dastre se trouvait désorienté par cette autre méthode qui s'impose aux médecins, étudier un malade en lui-même, passer à un second malade qui n'a aucun rapport avec le précédent, et peut-être ne retrouver que quelques semaines, quelques mois après, un troisième malade comparable, mais non semblable à l'un des précédents.

C'est par ces comparaisons successives, accumulées chaque jour, pendant des années, que se fait l'esprit médical.

L'importance de la culture littéraire la plus élevée n'a pas échappé à des savants qui n'étaient pas médecins.

Les premières Écoles réales supérieures furent instituées en Prusse il y a cinquante ans. Liebig écrivait à cette époque: « A partir du jour où l'éducation allemande va être transformée, où au lieu de faire perdre aux jeunes gens plusieurs années en études stériles, on les mettra en rapport avec la réalité, on les initiera aux choses de la nature qui tiennent à la vérité plutôt qu'à la fantaisie, il se fera une révolution dans l'intelligence allemande et elle conquerra le premier rang en Europe. >>

Trente ans plus tard, quatre ans avant sa mort, Liebig écrivait: << J'ai dit que l'éducation par les choses naturelles convenait seule aux jeunes gens qui doivent se vouer à la science. L'expérience m'a enseigné ceci : les élèves venant des Écoles réales dans mon laboratoire sont, pendant la première année, supérieurs à ceux des gym

BROUARDEL.

La Profession médicale

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