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III. - ROLE DU MÉDECIN

IL Y A 40 ANS ET AUJOURD'HUI

il

Il y a quarante ans, alors que j'étais étudiant,

y avait dans la famille un seul médecin ; c'est lui qui mettait au monde les enfants, c'est lui qui recueillait le dernier soupir des vieillards. On ne le considérait pas comme un homme qui vient faire une visite et que l'on paye; c'était un ami, un confident des peines et des joies; il suivait la famille pendant plusieurs générations, la voyait grandir et se développer; ce n'était pas seulement un médecin, c'était, ainsi que l'a désigné Lasègue, le medicus familiaris. Quand l'un des membres de la famille était atteint d'une affection réclamant l'inBROUARDEL. La Profession médicale

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tervention d'un médecin spécialiste, c'était le médecin de la famille qui le choisissait, il accompagnait le malade à la consultation ou assistait à la visite. Comme il connaissait les antécédents héréditaires et personnels de son client, il lui était facile, avec l'aide du médecin spécialiste, de formuler un traitement rationnel.

Ce type de médecin de famille, si bien étudié par Balzac (1), a presque disparu.

Aujourd'hui ce n'est plus le médecin qui choisit le spécialiste, c'est la famille qui le lui impose.

Que de fois n'arrive-t-il pas que le malade va trouver le médecin, non pour lui demander une consultation, mais seulement pour réclamer le nom et l'adresse d'un bon spécialiste?

Assez souvent je reçois des lettres de personnes habitant la province qui m'avertissent, que, venant à Paris et souffrant d'une maladie quelconque, elles seraient désireuses que je leur envoie l'adresse d'un médecin spécialiste, et si je leur réponds que c'est à leur

(1) Balzac, Les Parents pauvres.

médecin habituel de leur donner ce conseil, elles me font l'une des deux réponses suivantes : « Ce à quoi je tiens avant tout c'est que mon médecin ignore cette maladie, sans quoi dans ma commune tout le monde le saurait », ou : « Je n'ai pas de médecin habituel. »>

Certes, il est nécessaire qu'il y ait des spécialistes, c'est une conséquence inéluctable des progrès scientifiques. La médecine devient une science tellement vaste, qu'il est non seulement difficile, mais impossible d'en connaître d'une manière suffisante toutes les branches ; il est certaines spécialités qui sont elles-mêmes tellement complexes, que c'est à peine si une seule personne peut en connaître toutes les parties. Prenez l'ophtalmologiste; il devra être neurologiste, chirurgien et physicien.

Cependant si j'admets la nécessité des spécialistes, je pense qu'il est non moins nécessaire que l'exécution du traitement qu'ils prescrivent soit surveillée par le médecin de famille.

Je puis rapporter deux exemples de la singulière conception que le public a de la médecine.

Il y a quelque temps, un Monsieur fort intel

ligent, ancien élève de l'Ecole polytechnique, vient me demander l'adresse d'un médecin spécialiste, pour son fils qui souffrait de douleurs de tête; au cours de la conversation, j'appris que ce jeune malade, qui avait quelque lenteur de digestion, était soigné pour son estomac par un spécialiste ad hoc et que, comme il présentait une légère exostose du tibia, il recevait les soins d'un chirurgien. Le père voulait en outre l'adresse d'un spécialiste pour les céphalées de croissance, survenant chez un jeune homme d'une quinzaine d'années.

Il y a trois ou quatre jours, je reçus la visite d'un autre Monsieur, qui, lui aussi, m'amenait son fils, atteint d'une éruption banale du cuir chevelu, pour laquelle il était allé consulter quatre spécialistes pour la peau. Aucun des quatre docteurs ne lui avait prescrit identiquement le même traitement, bien que tous aient certainement diagnostiqué la même affection. Le père, muni de ces ordonnances, a fait exécuter celle qui lui a le mieux convenu et soigne luimême son fils, sans aucune surveillance médicale.

Il est un nombre considérable de personnes

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qui voltigent ainsi de spécialiste en spécialiste, et reçoivent en même temps les soins de deux, trois et même quatre médecins, qui ignorent leur singulière collaboration. Les malades ne se doutent pas un instant que la multiplicité des traitements suivis, chacun pris isolément étant cependant bon, peut causer un grand préjudice à la santé ; et qu'une médication, pour être efficace, doit être une et bien coordonnée.

La situation que je viens d'exposer, en prenant Paris pour type, est identique dans les autres grandes villes.

Pour les petites localités, il commence à en être de même. Le malade, grâce aux facilités des communications, ne se contente plus de l'avis du médecin de la commune qu'il habite, il va consulter à la ville et profite même de son déplacement pour visiter successivement plusieurs médecins le même jour, quitte à ne suivre aucun des traitements prescrits.

Dans un article retentissant, M. Brunetière a proclamé la faillite de la science; je n'entrerai pas en discussion avec cet éminent académicien, mais nous pouvons hautement affirmer que la

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