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DÉCONVENUE DE TARGET

Dans le fauteuil académique
Monsieur Target dogmatisait;
Dans le fauteuil patriotique
Monsieur Target catéchisait.
Entre les deux est chu le bon apótre.

Or, voici comme advint le cas :

Le bon goût tira l'un, le bon sens tira l'autre;
Voilà monsieur Target à bas.

Target était un de leurs plastrons de prédilection; ils le turlupinent sur tous les tons, même le ton héroïque :

Je chante ce lourdaud, président de la France
Et par droit de Manège et par droit d'importance,
Qui, par six mois de brigue instruit à présider,
Servit les factieux, et crut les commander,
Surpassa Chapelier, et Lefranc, et Tonnerre,
Et fut des enragés la trompette et le père.

Maître Target régnait, et sa cloche incertaine
Des deux partis rivaux lui méritait la haine.

Ce n'était plus Target charmant son auditoire,
Dès l'enfance au barreau fameux par sa mémoire,
Dont Treilhard et Camus redoutaient les progrès,
Et qui de la Bazoche emporta les regrets,
Quand Paris, étonné de son esprit suprême,
De Louis à ses pieds posa le diadème.

Tel braille au second rang qui s'enroue au premier :
Il devint plat sonneur d'illustre basochier, etc., etc.

Rien de plaisant comme le récit des couches de Target mettant au monde la Constitution de 89;

nous reproduirons quelques scènes de cette petite comédie il y a de la gaieté et de la malice, et pas trop d'ordures.

:

Parturiet Target, nascetur ridiculus pft.

Le 4 février, pendant le discours du pouvoir exécutif, on s'était aperçu que maître Target avait fait quelques grimaces; son petit œil bleu céleste avait pris une teinte citron; l'incarnat de ses lèvres s'était altéré; le petit bout de son oreille paraissait moins couleur de rose qu'à l'ordinaire. M. le comte Charles Malo de Lameth, le grand fureteur de l'Assemblée nationale, ayant attentivement observé maître Target, s'écria : « Vive la nation! vive le bon peuple et les bonnes actions! Monseigneur Target va accoucher de la Constitution! » Cette phrase excita un enthousiasme général; les souverains de la gauche du président et la nation des tribunes firent éclater leur joie avec des transports si bruyants, que M. le président, qui avait pris une sonnette de chaque main, en cassa six avant de parvenir à faire faire silence.

Les grimaces de maître Target augmentant à vue d'œil, il fut, par l'ordre de M. le président, porté par les six secrétaires sur un lit de misère placé au bas du bureau.

Une estampe qui est en tête du volume représente cette scène bouffonne. On lit au dessous : Les douleurs de Target, ou les travaux d'Hercule.

Les Apôtres donnent eux-mêmes, de cette charge, à la suite de l'introduction de la troisième version, une description que nous abrégeons.

L'estampe représente l'intérieur du ci-devant Manége, aujourd'hui salle de l'Assemblée nationale. Les bais, les noirs et les pies qu'on y faisait manœuvrer ci-devant, ont fait place aux enragés, aux aristocrates et aux impartiaux.

M. Target est dans les douleurs de l'enfantement. Il est gros d'un fœtus formé de quarante-huit mille bras et jambes, de quatrevingt-trois yeux et de deux tètes, dont une très-grosse et une trèspetite. Aussi il est dans des souffrances inexprimables; sa position l'indique autant qu'il a été possible à l'artiste de le rendre ses jambes, ses bras, sa bouche, tout porte l'empreinte de son malaise; et dans une contraction totale de ses muscles, ses deux yeux se sont trouvés de niveau dans leur orbite, ce qui ne leur était jamais arrivé. On attend avec inquiétude que cet embryon paraisse au grand jour, parce que les trois prophètes Sièyes, Thouret et Chapelier, qui ont beaucoup travaillé à faire cet enfant-là à M. Target, ont prédit qu'il deviendrait une fort jolie demoiselle, nommée mademoiselle Constitution; qu'elle serait si aimable et si douce, que tous les princes voisins se battraient pour se disputer sa main. Il y a cependant un point qui a embarrassé les papas de la pouponne : c'est cette seconde petite tête qu'ils lui ont mise sur les épaules, sorte de superfétation qui se nomme, suivant les grands anatomistes, monarchie héréditaire. Mais les chirurgiens consultants, reçus aux écoles de chirurgie le 6 octobre dernier, ont promis qu'ils avaient une recette pour faire passer cette difformité, si elle grossissait trop ; on commen cerait par ne plus lui donner de nourriture, et puis avec la pierre infernale on achèverait la scarification.

M. le duc d'Aiguillon, en sage-femme, est aux pieds de la malade; il déploie son tablier avec une grâce qui lui est particulière; il attend le précieux fruit de la conception de M. Target. Un jupon de pinchinat, un casaquin d'indienne, un fichu de Masulipatan, des bas de coton de Siam, des souliers à double couture et un joli bonnet de Marly noué sous le menton, lui donnent une tournure infiniment agréable, et l'on semble voir par sa dextérité qu'il n'y est point du tout étranger.

L'évêque d'Autun soutient la malade dans ses bras pastoraux; il l'anime, il l'exhorte à la patience; il lui parle du Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob; il lui fait envisager l'union, la paix et la concorde, suivies du calme et de la tranquillité, qui seront le résultat du grand œuvre qui s'approche. Mais le pauvre accouchant souffre

d'autant plus qu'il était habitué à faire faire sa besogne par un autre.

M. Malouet joue de l'harmonica pour tâcher d'adoucir le travail; il exécute la fameuse romance de M. Mounier qui commence par ces mots : Fidélité, constance, et il y joint quelques variations par M. de Clermont-Tonnerre.

M. Bergasse est derrière M. Malouet. Il rit des efforts du révérend père constituant. Il a sa trompette sous son bras; mais, craignant de ne pouvoir pas en faire entendre le son harmonieux et doux au milieu des cris et des grincements de dents du malade, il s'apprête à se retirer pour ne pas être témoin du résultat du grand œuvre, et il se tient à l'écart par prudence et par raison.

On avait cherché longtemps un lit de misère pour y étendre M. Target: M. de Virieu avait proposé pour cela son bureau des dons patriotiques; mais des raisons qu'il est inutile de détailler ont fait préférer les marches du bureau des secrétaires.

Nous revenons au récit.

M. le comte Mathieu de Montmorency, n'écoutant que son enthousiasme, voulut adresser au peuple un discours touchant sur le grand événement dont il allait être témoin. Il parut à la tribune, et s'écria : « Oui, Messieurs, ce grand jour..... La nation..... dans ce grand jour..... Le patriotisme..... » L'abbé Sieyès, son précepteur, le voyant grimper là sans sa permission et sans que son thème fût fait, lui cria en colère : « Taisez-vous, petit garçon ; attendez-moi donc. » Il prit son soufflet, et l'ayant placé à l'antipode de la bouche de M. le comte Mathieu, ce jeune souverain fit alors un très-beau discours, mais où cependant personne n'entendit rien.

Pendant qu'il pérorait, maître Target était dans les grandes douleurs; il hurlait, il aboyait; il remuait ses petits bras, il remuait ses petites jambes; sa petite perruque était tombée dans les bras de l'évêque d'Autun, qui le soutenait par derrière et lui recommandait le courage et la patience, suivis du calme et de la tranquillité. Ce digne prélat était là tout posté pour circoncire

l'enfant, et M. Emery, placé à côté de lui, lui expliquait comment cela se ferait.

Au milieu de cette scène attendrissante, dont je regrette bien que le pouvoir exécutif, sa femme et son petit garçon n'aient pas été témoins, M. le baron de Menou, cet excellent patriote, qui commence à être assez bien rétabli des chutes qu'il a faites en voulant monter au fauteuil de la sonnette, se mit à crier : « Français votre bonheur est encore dans le ventre de monseigneur Target; mais il va en sortir. Jurons de maintenir ce grand œuvre, et de lui être à jamais fidèles! » - «Jurons! jurons ! » répétèrent toutes les tribunes et les jacobites. « Mais, Messieurs, disait M. de Toulouse-Lautrec, né nous pressons pas : j'ai uné très-grandé idée dé l'embryon conçu dans le sein de M. Target, jé respecté fort tous ses pétits papas, MM. Thouret, Desmeuniers et compagnie; mais il pourrait arriver par aventuré qué cet enfant ne fût pas bien constitué; qu'il fût, par exemplé, ou borgné, ou boiteux, et qué nous eussions lé malheur dé lé perdré dans pu dé temps : alors il nous faudrait uné nouvellé conception de M. Target, el nous savons, par cé qué nous a coûté cellé-ci, qu'il né l'a pas bien facile. Né nous pressons pas. J'aimé beaucoup les petits enfants; mais je suis vieux, et j'aimé aussi les vieilles gens : le bon vieillard qu'on appelé la Monarchie mé plaisait assez, quoiqu'un peu cassé. »

On n'écouta point ce paladin raisonneur; et la motion de M. le baron de Menou ayant été appuyée par M. Dillon, curé du VieuxPousanges, il fut décrété, à une très-grande majorité, que tous les députés viendraient à la queue leu leu, pendant le travail de maître Target, jurer sur son ventre de maintenir sa progéniture, sans savoir si elle serait mâle ou femelle, grande ou petite, forte ou faible, noire ou blanche.

Cette opération se fit très-décemment, et par appel nominal. M. Fricot parut le premier; vint ensuite M. Lanusse, M. Bouche et M. l'Anon. A ceux-ci succéda M. de Lafayette, conduit par M. Bailly, et M. l'archevêque de Vienne par M. l'archevêque de Bordeaux. Cette procession dura trois heures, et maître Target en souffrit beaucoup : quelques aristocrates, et entre autres l'évêque

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