Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE V

Des réquisitions ou contributions en argent.

§ I.

Cas dans lesquels les contributions en argent sont autorisées

Les contributions en argent étaient autrefois imposées aux villes et aux populations pour les racheter du pillage (1). La guerre s'étant civilisée aujourd'hui, on n'a plus de droit de piller ni encore moins celui de détruire sans nécessité; il ne peut donc plus être question de racheter ce prétendu droit (2). Aussi faut-il invoquer un autre ordre d'idées pour justifier de nos jours l'usage des contributions en argent.

La guerre pouvant être considérée comme une sorte de procès d'où ressort le droit du vainqueur, il est naturel, a-t-on dit, que le vaincu en supporte les frais: les contributions en argent sont donc un prélèvement anticipé que l'occupant exerce sur le montant de l'indemnité stipulée à la fin de la guerre (3).

Læning va même beaucoup plus loin. Suivant lui : « les contributions en argent se présentent comme un moyen de faire plier un adversaire opiniâtre. Telle est la contribution de guerre extraordinaire de 25 francs par tête qui a été imposée, en décembre 1870, dans les départements occupés. Il est vrai qu'officiellement on a encore motivé cet impôt sur ce qu'il devait couvrir les frais de l'entretien effectif des troupes, mais il n'est pas douteux qu'en première ligne il n'ait eu pour but de pousser les habitants à désirer la paix, et de

1. Vattel, livre III, chap. IX, § 165; Martens, Précis du Droi des gens, tome II, § 280, no 4; Klüber § 251.

2. Comp. Bluntschli, Droit international codifié, règle 654, § 1.

3. Massé, le Droit commercial dans ses rapports avec le Droit des gens, t. I, § 151; Vidari, loc. cit., p. 150.

réagir contre la politique de Gambetta, qui consistait à continuer la lutte jusqu'à l'extrémité. En augmentant ainsi les charges de la guerre, on voulait, dans les futures élections pour l'Assemblée nationale qui aurait à décider de la conclusion de la paix, porter à choisir des adversaires du parti de la guerre à outrance, et à renverser la dictature de Gambetta. Le moyen était extraordinaire, mais la situation ne l'était pas moins..... Il est vrai que des contributions de ce genre pèsent aussi sur ceux des habitants qui sont hors d'état d'influer sur la politique de leurs gouvernants. Mais tel est en général le caractère de la guerre, que l'innocent y est frappé comme le coupable. On pouvait craindre encore que la contribution ainsi décrétée ne dégénérât en rigueur injuste contre la population paisible et ne fût abusivement appliquée. Cependant, prise en soi, elle ne pouvait être considérée comme contraire au droit des gens (1). »

Ni l'une ni l'autre de ces opinions, la dernière surtout, ne nous paraissent fondées.

On peut objecter, en effet, à la première que, malgré toute présomption, l'occupation n'est pas le signe infaillible de la victoire, et l'envahisseur exerce prématurément un droit qui ne lui appartiendra peut-être jamais (2). » En second lieu, l'indemnité de guerre doit retomber sur la collectivité entière, sur l'État; les contributions en argent frappent au contraire seulement certaines localités ou régions, c'est-à-dire les particuliers. « La théorie est donc », comme l'estime M. Calvo, « en contradiction flagrante avec le principe qui établit que la guerre n'est dirigée que contre l'État, et non contre les sujets pris isolément. De même que l'ennemi n'a pas le droit de contraindre ces derniers à combler les vides de ses cadres et à entrer à son service, de même il ne saurait exiger qu'ils lui fournissent l'argent nécessaire pour continuer la guerre. L'expérience a d'ailleurs démontré que cet abus de la force ne servait qu'à exaspérer la population et à envenimer les guerres (3). »

L'opinion formulée par Loning se justifie encore moins. << Le droit des gens ne permet pas qu'on fasse des contributions en argent un

1. Læning, loc. cit., Revue de Droit international, 1873, p. 107.

2. Manuel de Droit international à l'usage des officiers de l'armée de terre,p. 128. 3. Calvo, § 223; commandant Guelle, loc. cit., t. II, p. 209; Bluntschli, règle 654, 1.

moyen de pression sur les habitants du territoire envahı, pour les amener à désirer la paix et déterminer ainsi l'adversaire à se soumettre plus vite : ce serait là un procédé injuste et barbare qu'aucune considération ne saurait excuser (1). »

Comme le constate très justement M. le commandant Guelle (2): << Il n'y a dans le système de Loening que de mauvaises raisons au service d'une mauvaise cause, et il est regrettable de voir un jurisconsulte faire intervenir le droit des gens en pareille matière. Si l'on pouvait contraindre les habitants à désirer la paix par les souffrances qu'on leur impose, il n'y aurait pas de mauvais traitements qui devraient leur être épargnés. Pourquoi ne pas admettre du même coup le meurtre, le pillage, les incendies, les ôtages, le système serait alors bien plus efficace. >>

L'article 41 du projet de Déclaration de la Conférence de Bruxelles nous semble, à l'inverse des deux opinions qui précèdent, avoir sagement limité et prévu les cas d'emploi des contributions en argent en les autorisant « soit comme équivalents pour des impôts ou pour des prestations qui devraient être faites en nature, soit à titre d'amende. »

Le Manuel des lois de la guerre sur terre de l'Institut de droit international a reproduit les mêmes principes dans son art. 58 ainsi conçu: « L'occupant ne peut prélever des contributions extraordinaires en argent, que comme équivalent d'amendes ou d'impôts non payés ou de prestations non livrées en nature. » Le Manuel de droit international à l'usage des officiers adopte également cette doctrine. Après avoir en effet admis (2e partie, titre I, chap. II, Droits de l'occupant en matière pénale, p. 91), les peines pécuniaires ou amendes, il s'exprime en ces termes (même partie, titre IV, chap. III. Réquisitions, p. 129): « Des contributions en argent ne peuvent être perçues légitimement que pour les besoins des troupes, ou pour les besoins du pays envahi. Dans le premier cas, c'est un équivalent des prestations que l'occupant est fondé à lever: au lieu des vivres ou des objets qui lui font défaut, il réclame le versement d'une somme en bloc, qui lui permet de se procurer directement les fournitures né1. Manuel de Droit international à l'usage des officiers de l'armée de terre, p. 128 et 129.

2. Commandant Guelle, loc. cit., t. II, p. 211.

cessaires. Dans le second cas, c'est un équivalent des impôts que l'occupant est autorisé à percevoir. >

Nous n'avons pas à nous occuper ici des contributions imposées à titre d'amende ou levées à la place des impôts. Les amendes sont en effet exigées comme réparation ou punition pécuniaire, en cas d'infraction aux lois de la guerre; quant aux contributions perçues au lieu d'impôts, elles sont levées en vertu du droit de souveraineté de l'occupant pour l'aider à subvenir aux frais d'adininistration du pays, au maintien de l'ordre public et de la vie sociale. Il ne s'agit pas là de réquisitions. Il en est différemment des contributions en argent imposées à la place de réquisitions en nature. Elles ont le même but, le même fondement que ces dernières. Elles diffèrent uniquement par l'objet, ce sont de véritables réquisitions portant sur de l'argent au lieu de frapper sur des denrées, vivres, etc. Comme pour les réquisitions en nature, l'armée ennemie les impose en dehors de toute idée de souveraineté, et alors même qu'il n'y aurait pas occupation, au sens juridique du mot.

§ II.

Légitimité des contributions en argent quisitions en nature: leur emploi ; leur légitimité.

levées à la place de réobjections soulevées contre

Les contributions en argent seront imposées à la place de réquisitions en nature, d'abord quand les objets ou denrées nécessaires à l'armée manqueront dans la ville ou le territoire occupé. La contribution fournira alors l'argent avec lequel on se procurera, à côté ou plus loin, les choses indispensables. M. le général de Voigts-Rhetz prévoyait cette hypothèse à la Conférence de Bruxelles, dans les termes suivants : « Une armée arrive dans une ville riche et demande un certain nombre de bœufs pour sa nourriture. La ville répond qu'elle n'en a pas. L'armée serait donc obligée de s'adresser à des villages souvent pauvres où elle prendrait ce qu'il lui faut. Ce serait une injustice flagrante. Le pauvre paierait pour le riche. Il n'y a donc pas d'autres expédients que d'admettre l'équivalent en argent. C'est, du reste, le mode que les habitants pré

fèrent. D'ailleurs il n'est pas admissible qu'une ville qui ne peut pas payer en nature soit dispensée de payer en argent. » M. de Lansberge, délégué des Pays-Bas, ayant demandé si la ville ne pourrait pas faire elle-même la réquisition nécessaire M. le général de Voigts-Rhetz répondit que dans la pratique c'est manifestement impossible. Une armée arrive dans la nuit pour partir le lendemain. Elle doit être nourrie; la ville ne peut pas le faire; l'occupant avec l'argent qu'il perçoit en hâte ira dans les campagnes environnantes prendre ce qu'il faut et paiera au moyen des sommes fournies par la ville. A la paix, la ville présentera son reçu ; elle dira: j'ai payé tant pour telle chose; c'est une avance que j'ai faite. Voilà la marche régulière; pas un officier n'en voudrait suivre une autre et s'exposer à être jugé pour avoir laissé manquer l'armée des choses indispensables (1). »

Les contributions en argent peuvent encore être imposées à la place des réquisitions, même si le territoire occupé possède des denrées nécessaires à l'armée. Celle-ci peut en effet manquer d'argent pour effectuer des achats amiables. Les sommes ainsi réunies permettront de passer ces conventions. L'argent prélevé sur le pays y rentrera donc d'une autre manière, et les achats pratiqués ne feront pas fuir la denrée comme les réquisitions en nature. Les approvisionnements se renouvelleront, on verra renaître les transactions et le commerce local, on obtiendra des résultats plus complets et plus certains. Les contributions exercées à la place de réquisitions générales, c'est-à-dire frappant une certaine étendue de territoire, produiront surtout ces heureux résultats, particulièrement si les réquisitions qu'elles remplacent avaient frappé des détenteurs spéciaux (blé, farine, cuirs, draps, etc.) (2).

1. Protocole XVI, séance de la commission, 20 août 1874, loc. cit. p. 219. 2. Voici comment s'exprime à ce sujet M. l'intendant Cretin, loc. cit., p. 348: « La contribution en argent, si elle est frappée avec modération, n'arrête pas, comme la réquisition, le travail national. Si, dans une manufacture de drap, par exemple, vous requérez au fur et à mesure les produits fabriqués sans les payer, vous ne tarderez pas à voir la production se ralentir et même s'arrêter complètement.- Si vous vous bornez à réclamer du même industriel, sous forme de contribution en argent, une part raisonnable de ses bénéfices, il sera au contraire poussé à travailler davantage pour réparer la brèche faite à sa caisse, d'autant mieux qu'il aura l'espoir de réaliser sur vous des bénéfices qui compenseront en partie ses déboursés. La contribution en argent frappe ainsi surtout les capitaux oisifs et improductifs. C'est l'intérêt de l'armée et du pays qu'il en soit ainsi. »

« PreviousContinue »