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niaires d'un ordre moins élevé que ceux de l'armée dont dépend le salut d'une nation. La nécessité militaire absolue justifie donc pour nous le droit d'angarie (1).

Il va sans dire qu'une indemnité sera due aux intéressés: elle comprendra au moins le salaire du service forcé qui aura été rendu. Il serait équitable de payer également le dommage qu'a pu causer l'interruption du voyage (2), mais l'usage ne paraît pas aller jusque

là.

On a demandé que l'indemnité fût préalable (3); nous nous rangeons volontiers à cet avis si le paiement est possible; mais nous estimons que, dans le cas de nécessité, le requérant, placé dans l'impossibilité de payer au moment de la réquisition, pourra néanmoins exercer le droit d'angarie, sauf à indemniser les ayants droit ultérieurement et à bref délai.

Nous pensons aussi, malgré les controverses soulevées à cet égard, que les belligérants pourraient, en présence d'une nécessité impérieuse et inévitable, requérir les marchandises neutres chargées sur les bâtiments ancrés dans les ports et rades maritimes de leur propre Etat et de celui de l'État occupé (4). C'est en définitive l'exercice d'un droit de préemption donnant au belligérant sur tout autre la préférence de l'achat forcé constituant la réquisition, achat forcé qui devra être suivi de paiement immédiat ou dans le plus bref délai possible.

Si l'indemnité due pour le droit d'angarie et de préemption n'avait pas été payée avant la clôture des hostilités, elle serait poursuivie par les représentants de l'État neutre sur l'État qui aurait exercé la réquisition. Il ne saurait rejeter la prétention des intéressés, s'il est vainqueur, en les invitant à se retourner contre l'État vaincu. Qu'il fasse supporter l'indemnité à son adversaire en la mettant au nombre des frais résultant de la guerre à rembourser, soit; mais la question

1. Sic, Féraud-Giraud, loc. cit., § 50; Calvo, § 1277. Massé reconnaît le jus angariæ comme un droit consacré par l'usage, mais dont on ne peut trouver le fondement dans le droit primitif des nations (le Droit commercial dans ses rapports avec le droit des gens. Tome I, § 329). Heffter (§ 150, 4°) l'admet en cas de nécessité urgente. Contra. Hautefeuille, Droits et Devoirs des nations neutres, titre XIV.

2. Sic Massé, loc. cit., § 330. - Hautefeuilie, loc. cit., titre XIV.

3. Calvo, § 1,277.

. Calvo, §§ 2792 et suiv.; Ortolan, Règles internationales et Diplomatie de lu mer, t. II, p. 41.

est limitée entre les belligérants; elle demeure étrangère aux neutres dont le seul débiteur est le requérant qui ne peut, sans l'assentiment du créancier, se substituer un autre débiteur.

Notons pour terminer, en dépit des contradictions existant sur ce point, que le droit d'angarie ou d'usage du navire n'entraîne pas celui de le détruire. C'est donc à tort que des publicistes ont confondu ces deux droits et que la Prusse a fait de même au cours de la guerre avec la France. Dans le courant du mois de décembre 1870, six bâtiments anglais chargés de charbon avaient été saisis à la hauteur de Duclair près Rouen, et coulés à l'embouchure de la Seine pour barrer la passe aux canonnières françaises. En lui-même et si les nécessités de l'attaque et de la défense nécessitaient cet expédient, le procédé, malgré sa dureté, était correct. Mais pourquoi dans la correspondance échangée à ce sujet, entre les deux États, la Prusse s'est-elle prévalue d'un droit d'angarie? Quel rapport pouvait-il y avoir entre le droit de se servir d'une chose et celui de la détruire? Dans une lettre du 25 janvier 1871, adressée au représentant de la Prusse à Londres, pour être communiquée à lord Granville, le comte de Bismarck reconnaissait le droit des sujets anglais à indemnité. La Prusse avait voulu tout d'abord laisser la charge du paiement à la France, et M. de Bismarck insistait à ce sujet, le 8 janvier 1871, dans une entrevue à Versailles avec M. Odo Russell. Il confirmait ainsi la réponse faite par le préfet prussien à la suite du protêt que lui avait adressé, le 19 décembre 1870, le propriétaire des navires coulés. Mais l'Angleterre et la Prusse convinrent, en fin de cause, que cette indemnité ne pouvait être imposée à la France.

On peut conclure de ce précédent la reconnaissance de ce principe, qu'en parcil cas l'indemnité est due par l'auteur du dommage. Bien que l'hypothèse ne soit pas celle du droit d'angarie, elle nous semble constituer pourtant un argument en faveur de l'opinion émise tout à l'heure par nous, que dans l'exercice du jus angariæ, l'indemnité, dans les rapports des réquisitionnés et de l'État requérant, est dû par celui-ci et non par l'autre État s'il est vaincu.

CHAPITRE VII

Procédés employés pour les réquisitions dans la guerre de 1870-1871.

Nous avons déjà cité, à l'occasion, la manière dont certaines réquisitions avaient été exercées par les Allemands dans la guerre de

1870-1871.

On les a accusés de nombreuses exactions, les unes exagérées ou inexactes, les autres fondées. Il nous a paru tout particulièrement intéressant de rechercher comment ont été exercées les réquisitions dans la ville de Versailles où se fixèrent, après l'investissement de Paris, le roi de Prusse, le Prince royal, le maréchal de Moltke, le général de Roon, ministre de la guerre, le comte de Bismarck et de nombreux princes allemands. Il semble que les habitants de cette ville devaient être protégés contre de trop grandes exigences par la présence de ces autorités, qui pouvaient être facilement informées des demandes exagérées, les blâmer et en prononcer la réduction. L'autorité requérante paraissait, pour le même motif, devoir être amenée forcément à modérer la rigueur qu'il lui était facile de montrer dans des localités livrées à son pur arbitraire, ou servant de résidence à des hôtes moins haut placés. La conduite des Allemands à Versailles peut donc servir facilement de critérium pour les juger d'une manière générale dans les départements occupés.

Aussitôt leur arrivée dans cette ville (19 septembre 1870), des demandes considérables de réquisitions de toute nature affluèrent à la mairie (1). Dans une réclamation adressée au Prince royal contre les

1. Sur les cartes dont les officiers étaient pourvus; la ville était indiquée comme ayant d'ailleurs une population de 48.500 habitants, chiffre supérieur de 10,000 à la quantité normalc. (V. Délerot, Versailles pendant l'occupation, p. 21.) Les faits que nous rapportons sont relatés dans cet ouvrage et reposent pour la plupart sur des pièces originales recueillies avec le plus grand soin par le maire de Versailles, M. Rameau, qui les avait remises pour être classées à M. Délerot, bibliothécaire de la ville. Celui-ci en a tiré une chronique qui n'est pas sans intérêt pour l'histoire de certaines parties de la guerre de 1870-1871.

charges énormes imposées à la ville, le maire écrivait, le 21 octobre 1870, que depuis le 22 septembre précédent, « il était requis chaque jour de la ville les quantités suivantes, qui certainement dépassaient de beaucoup les besoins journaliers des soldats logés dans son enceinte 800 quintaux de viande, 1.200 quintaux de pain, 270 quintaux de riz, 70 quintaux de café, 40 quintaux de sel, 20.000 litres de vin, 900 quintaux d'avoine, 50.000 cigares (1).» Versailles n'ayant pu fournir qu'une partie des quantités exigées, l'intendance allemande avait émis, le 18 octobre, la prétention de lui faire supporter le paiement en espèces de la valeur des objets non fournis, du 22 septembre au 8 octobre, c'est-à-dire, en dix-sept jours, une somme de 632.404 fr. 23, soit une somme de 38.000 francs par jour environ, qui, ajoutée aux 25.000 francs de dépenses quotidiennes déjà supportées, formait un total de 63.000 fr. par jour : le revenu journalier de la ville dans les années les plus prospères n'était que de 2.500 francs.

Le tableau des déficits rédigé par l'intendance allemande ne tenait compte ni des 716.000 cigares saisis dans le magasin de tabac de Versailles dès l'arrivée des troupes, ni de la grande quantité d'avoine trouvée par elles dans les magasins de l'État. On semblait oublier que, pendant ces dix-sept jours, la ville avait épuisé absolument ses approvisionnements de sel et de riz, livré tout ce qu'elle avait de bétail sur pied, tout ce que les boulangeries avaient pu fabriquer de pain, et fourni la quantité énorme pour elle de 176.360 litres de vin. Heureusement le Prince royal fit remise de la somme réclamée, à la condition que Versailles continuerait à approvisionner régulièrement les troupes des quantités de pain et de vin que la ville avait livrées jusqu'alors (2).

La multitude des réquisitions verbales et des personnes qui, aussitôt la ville occupée, prétendaient avoir le droit de les exercer avait mis le maire dans l'obligation de réclamer contre ces abus, dès le 21 septembre. Il avait été convenu, à la suite de son entrevue avec le colonel de Gottberg, remplaçant pour la circonstance le Prince royal:

1° Que désormais les réquisitions de nourriture seraient toutes

1. Délerot, loc. cit., p. 134. ?. Délerot, loc. cit., p. 134.

réunies dans un magasin central où la ville ferait porter tous les matins les quantités de vin, de viande, de riz, de sel, de pain, de café, jugées nécessaires par l'intendance allemande pour l'entretien des troupes; que les habitants logeant des soldats n'auraient plus en conséquence à fournir les aliments, mais seulement à préparer les denrées et vivres apportés du magasin central par les soldats;

2o Que les réquisitions diverses de détail, qui comprenaient le bois, la chandelle, et en général tout ce qui pouvait être, pour un motif quelconque, utile aux troupes d'occupation, devaient être soumises, comme condition indispensable d'exécution, au visa du commandant de place.

Mais, en ce qui concerne la nourriture, le plus souvent le soldat trouvait que les provisions provenant du magasin étaient insuffisantes, et il forçait l'habitant à lui faire un nouveau repas quand il les avait déjà consommées. De cette façon, la ville fournissait en masse et les habitants continuaient à livrer en détail. Il ne fut jamais possible à la municipalité d'obtenir l'autorisation de poser des affiches rédigées dans les deux langues, et faisant connaître officiellement que les habitants n'étaient plus obligés de fournir des vivres aux soldats allemands.

Quant aux autres réquisitions, « le visa de la commandanture », comme on disait alors, était apposé par des sous-officiers et des soldats qui l'accordaient à tout venant, sans le moindre contrôle, sans le moindre examen. « Depuis le matin huit heures jusqu'au soir, de tous les corps campés à Versailles et dans les environs, de toutes les maisons de la ville occupées par des généraux, par des princes, par des officiers, par des soldats, par des ambulances, continuèrent à arriver sans interruption des porteurs de bons de réquisition qui, l'injure et la menace à la bouche, exigeaient la fourniture de tout ce qu'eux-mêmes avaient jugé bon de demander, au gré de leur caprice, depuis les matelas et les gros meubles jusqu'à la cire à cacheter. << Presque tous, afin de prévenir et de rendre inutiles les diminutions qu'ils présumaient devoir être faites par la mairie, avaient adopté comme règle de demander toujours une quantité de fournitures beaucoup plus considérable que celle dont ils avaient réellement besoin. Le visa et le timbre du général commandant de place, une fois apposés sur ces réquisitions, en consacraient officiellement les

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