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Or, ces solutions, la loi projetée les met gravement en péril. Elle a, il est vrai, essayé de les sauver par son article 22, sous le nom de Caisses Autonomes; mais il est à craindre que son bon vouloir ne reste stérile pour opérer ce sauvetage.

Les patrons, dit cet article 22, peuvent être dispensés de l'obligation,s'ils affilient, par exemple, leurs ouvriers, du consentement de ces derniers, à une Société de secours mutuels, agréée par décret et assurant des retraites de vieillesse et d'Invalidité au moins égales à celles qu'assure la loi » : or, les retraites d'invalidité doivent être, d'après l'art. 19, majorées jusqu'à concurrence de 200 francs, si la liquidation par suite des versements effectués n'atteint pas cette somme, mais avec une limite maxima de 100 francs pour cette majoration, à laquelle l'Etat concourt à raison de 75 p. 100; le département, de 15 p. 100; la commune, de 10 p. 100.

Quelle sera la procédure pour l'admission à la pension d'invalidité dans ces sociétés de secours mutuels? Si c'est celle que prévoit la loi, elle expose leur équilibre financier à des aléas menaçants et le met à la merci de pouvoirs extérieurs et irresponsables. Si on leur donne, au contraire, la haute main sur ce service, quelles protestations contre cette rigueur de la part de tous ceux qui se réclameront du droit commun, et quels ferments de désagrégation au sein de la mutualité!

D'autre part, qui supportera la majoration de 100 francs, pour compléter,s'il y a lieu, la pension de l'invalide? Si c'est la société de secours mutuels, la charge sera écrasante et surtout indéterminée. On n'a, pour l'invalidité, ni tables, ni barêmes, ni statuts, ni précédents. Ce serait, pour la Mutualité, un saut dans l'inconnu que nul de ses amis n'oserait lui conseiller.

Si, au contraire, la majoration incombe à l'Etat, aux départements et aux communes pour ces retraites mutualistes, comme pour les autres, on fait entrer en scène la grosse question du 41/2 p. 100 garanti aux sociétés du secours mutuels par la loi du 1er avril 1898, pour leurs fonds déposés à la Caisse des Dépôts et Consignations.

Nous aurons, en effet, après la nouvelle loi, affaire à trois taux d'intérêt; celui de 3 p. 100, qui sert de base aux nouvelles retraites obligatoires; celui de 31/2 p.100, qu'attribue aujourd'hui la Caisse nationale de la vieillesse à tous ses clients, notamment aux ouvriers mineurs, en vertu de la loi du 27 juin 1894 (qu'il faudra raccorder avec la loi générale), enfin, celui de 4 1/2 p. 100, conquis par les Sociétés de secours mutuels pour leurs dépôts.

Si l'épouvantail de l'invalidité est épargné aux sociétés de secours mutuels, tout le monde affluera dans leur cadre pour bénéficier du taux de 4 1/2 p. 109. Mais, alors, que deviendra le budget? Déjà, la garantie du taux de 3 1/2 p. 100 doit entraîner pour l'Etat une charge annuelle que, suivant les progrès probables de la baisse du taux de l'intérêt, M. Delombre estimait entre 25 et 100 millions. Que serait-ce donc, s'il ne s'agissait plus de 3 1/2 p. 100, mais de 4 1/2 p. 100?

Dans tous les cas, il est indéniable que la mutualité, malgré le bon vouloir du législateur, ne saurait subir la redoutable aventure de l'assurance contre l'invalidité sans de profondes transformations, dont nul ne peut prévoir la répercussion dernière et l'étendue.

Il est même à craindre qu'elle ne soit atteinte jusque dans son attribution fondamentale des secours contre la maladie, c'est-àdire que beaucoup de ses membres ne puissent supporter à la fois la charge de ses cotisations facultatives et celle des retenues obligatoires de la retraite. Dans ce conflit avec l'Etat, la mutualité libre succomberait, puisque ses ressources seraient taries. L'avenir est donc pour elle menaçant de tous côtés.

Elle a toujours été traitée par les Chambres avec une grande prédilection; elle vient d'obtenir, il y a deux ans,sa charte d'affranchissement, par la loi du 1er avril 1898; elle est en plein développement et à la veille d'un nouvel essor; M. le Président du Conseil lui rendait, il y a quelques jours, un éloquent hommage au banquet de l'Association fraternelle des Chemins de fer. Elle est une des forces vives de la démocratie. Comment pourrait-on aujourd'hui chercher à lui barrer la route, sinon même à l'étouffer, alors qu'on devrait, au contraire, faire appel à son concours pour résoudre le problème des retraites ouvrières ?

Sauf l'Allemagne, qui est encore seule à pratiquer le système de l'obligation, les autres pays s'orientent vers celui de la liberté. La Suisse, avec son referendum si remarquable du 20 mai 1900, qui a balayé la loi fédérable du 5 octobre 1899 basée sur l'obligation, s'est ressaisie contre son Parlement et a repoussé violemment les projets d'importation germanique en matière d'assurances sociales. En Angleterre, M. Chamberlain concluait hier à l'organisation des retraites par la mutualité. Quant à la Belgique, elle réalise ce principe par sa loi du 10 mai 1900, avec un succès qu'un de ses publicistes distingués qualifiait à bon droit de « foudroyant ». Cette loi a déterminé chez nos voisins et amis un mouvement prodigieux d'enthousiasme, qui a gagné de proche en

proche toutes les couches de la population et qui, d'après un correspondant digne de foi, rappelle les « croisades ». Dans la seule province du Hainaut, on comptait pour les dix premiers mois d'application de la loi, 800 societés nouvelles affiliées à la Caisse des retraites, et 67.000 livrets. Pour l'ensemble du pays, on en est à 5.000 sociétés et à 500.000 affiliations à la Caisse des retraites. Ce sont là des résultats véritablement prodigieux qui font honneur à la Belgique et qui montrent la puissance de l'initiative privée, lorsque l'Etat, loin de l'entraver ou de l'étouffer, sait la lui provoquer et lui venir en aide.

En France, les solutions libérales qu'on peut opposer avec confiance à l'obligation sont celles qui reposent sur des caisses patronales, sur les sociétés de secours mutuels et sur les syndicats agricoles1. Ces derniers représentent une force qui est loin d'avoir donné toute sa mesure et qui pourrait notamment résoudre avec succès ce problème de la Mutualité rurale, qui paraît décidément insoluble par l'obligation.

L'agriculture est, en effet, l'écueil du système obligatoire et l'enferme dans un dilemme inextricable. Ce système ne peut pas, d'une part, ne pas comprendre le monde agricole, sous peine de faire crier à l'injustice, et de précipiter la désertion des campagnes; mais, d'autre part, il ne peut pas non plus le comprendre, parce que cette clientèle rurale répugne absolument au formalisme bureaucratique et comminatoire d'une loi d'obligation. A la rigueur applicable dans les grands ateliers, cette loi cesse de l'être pour ces semi-propriétaires et semi-ouvriers, pour ces métayers, ces journaliers, qui forment le fond de la population agricole et qui ne sauraient accepter ni les exigences de comptabilité ni les sanctions rigoureuses que prévoit ce projet.

C'est là le châtiment et l'impuissance de ces grands projets d'obligation, qui veulent couler toutes les situations les plus diverses dans le même moule et courber tout un pays sous leur niveleuse uniformité. Seule, la liberté a la souplesse et l'élasticité nécessaires pour adapter les solutions à l'infinie variété des cas particuliers, en même temps qu'elle trempe le ressort moral au lieu de l'énerver, qu'elle ménage les finances du pays au lieu de

(1) Pour alimenter ces institutions de prévoyance, M. Cheysson a montré tout le parti qu'on pourrait tirer des aubaines en dehors du salaire (produit de la participation aux bénéfices et surtout bonis des sociétés coopératives de consommation). Ces derniers bonis assureraient largement le service des retraites en dehors des prélèvements sur le salaire.

les écraser, et qu'elle épargne à l'Etat ces ingérences dans la vie privée, qui sont pour lui une source inévitable d'embarras, de suspicion et d'impopularité.

En résumé, M. Cheysson conclut que la question de l'obligation n'est pas mûre; qu'il faut, avant de l'aborder, procéder aux enquêtes et aux statistiques nécessaires; mais qu'en attendant, et pour ne pas aboutir à une négation en face de l'attente anxieuse du pays, il convient d'élaborer deux lois une d'assistance pour les invalides et pour les vieillards dans le besoin; l'autre, d'assurance facultative, avec un large concours de l'Etat, à l'exemple de la loi belge.

M. Cheysson ne doute pas que, mise ainsi en demeure, aiguillonnée et encouragée, l'initiative privée, sous la triple forme de Caisses patronales, de Sociétés de secours mutuels et de Syndicats agricoles, ne réponde à l'appel du pays et ne justifie la confiance de ceux qui ont foi dans son efficacité.

M. André Sabatier ne s'attendait pas, dit-il, à prendre la parole dans cette grave discussion où les enseignements des maîtres de l'Economie Politique sont attendus avec une si légitime impatience. Déjà la Société a entendu l'admirable exposé de M. Delombre et les savantes observations de M. Cheysson; le problème qui est posé devant les Chambres, n'allons-nous pas l'aborder de façon à aboutir à une solution? Sommes-nous voués à une critique stérile, qui blâme les projets en discussion et se détourne de toute œuvre effective. Certes, les observations de M. Delombre sont judicieuses et constituent une étude documentée et lumineuse ; certes, M. Cheysson nous fournit de précieuses objections à l'encontre des méthodes proposées en vue de l'établissement des pensions de retraites. Mais la conclusion à tirer de ces remarquables discours, c'est quant à présent et sauf ce que diront les orateurs à entendre, c'est un aveu d'impuissance, une négation. Est-il possible vraiment qu'avec ses ressources scientifiques, notre Société, en une aussi grave conjoncture, aboutisse à un procès-verbal de carence ?

Faut-il s'en tenir à l'opinion de M. Cheysson qui estime que l'œuvre de la retraite ouvrière peut-être accomplie par la mutualité, la mutualité libre, cela s'entend. Certes, l'orateur est un mutualiste dévoué et d'ancienne date; mais ce n'est pas dénigrer la mutualité que de mesurer son effort et sa portée et de constater que ses limites sont réduites à une assistance très précieuse, certes, mais temporaire, régionale; à côté de quelques groupe

ments exceptionnellement favorisés; que de groupements n'ayant d'autres ressources que la cotisation annuelle de 6 francs par membre et de trop rares aubaines des membres honoraires. Les pensions sont le fait exceptiounel et la plupart du temps, elles sont de 30 et 40 francs. L'effort que réclame la constitution des pensions de retraite, exige d'amples ressources et c'est à l'obligation qu'il faut recourir pour obtenir un fonds alimenté par des cotisations importantes el certaines. M. Cheysson a objecté l'insuffisance des statistiques actuelles. L'accord sur ce point est unanime, mais faut-il donc attendre que les statistiques soient au point pour tenter l'établissement des retraites ouvrières. C'est là un sursis indéterminé. Il est évident que c'est le fonctionnement de la loi qui donnera des statistiques véridiques; alors et alors seulement, il sera possible de connaître le nombre des ayantsdroit, de déterminer la condition de chacun d'eux et d'établir des catégories. En résumé, il paraît désirable à l'orateur que la Société d'Economie politique ne se cantonne pas dans une œuvre de critique pure; il est nécessaire qu'elle apporte à l'étude de cette loi le concours de ses lumières avec la résolution d'arriver à une solution, sinon la loi sera faite en dehors de nous, sans notre collaboration qui peut être si utile; tandis que le pays marche, nous aurions piétiné sur place.

M. Cheysson s'excuse de reprendre encore une fois la parole: mais il ne peut cependant laisser sans réponse le reproche que lui a fait son honorable collègue M. Sabatier, d'aboutir à « un procèsverbal de carence ». Il a dû bien mal s'expliquer et trahir sa propre pensée car il avait voulu, au contraire, après avoir écarté résolument l'obligation, ce qui était la partie négative de son exposé présenter des conclusions très positives sur l'opportunité immédiate de deux lois : l'une d'assistance pour les vieillards et les invalides dans le besoin; l'autre d'assurance avec des encouragements de l'Etat, sur le type de la loi belge, et s'appuyant notamment sur la mutualité.

Quant à la pression de l'opinion publique, qu'on invoque, une société savante ne peut s'astreindre à en suivre passivement les engouements et les exigences irréfléchies. Son devoir et son honneur sont de savoir leur résister, au risque même d'une impopularité passagère.

Ceux qui combattent l'obligation ne peuvent pas davantage admettre qu'on les accuse de ne pas compatir aux souffrances populaires et d'ètre les ennemis de la retraite. Tout autant que

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