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je le puis dire, pour entrer à ce service; mais tant que le corps de Condé a subsisté, je ne l'ai jamais voulu, et, à la paix, il eût été trop tard. Aujourd'hui l'intimité des deux cours, française et autrichienne, me ferait désirer un autre service, de préférence : voilà donc à quoi se réduit ma passion pour le service autrichien, le plus désagréable assurément qui puisse exister en temps de paix. Si mon grand-père voulait écouter l'évidence ou la raison, il verrait que la suite constante de ma conduite prouve clairement que je n'avais pas le désir d'entrer à ce service; mais il reconnaîtrait aussi qu'il a eu tort, étant obligé à servir dans leur armée et de se conformer aux ordres de leurs généraux, de leur témoigner haine et mépris, comme très impolitiquement il l'a fait pendant tout le cours de la guerre. Assurément, je ne défends pas leur perfide système; mais ils en sont aujourd'hui les premiers punis, et il y a à espérer que, quand ils seront en état, ils chercheront à se relever, ainsi que l'Europe entière, de la profonde humiliation dans laquelle ils l'ont entraînée.

Il est une autre raison que vous me donnez, cher papa, pour attendre encore : c'est celle que vous désirez que nous prenions un parti ensemble, si la paix ne change pas notre sort. Oh! pour celle-là, c'est la meilleure de toutes; et, si vous me donnez l'espérance que vous en prendrez un, à coup sûr j'attendrai patiemment; car mon unique vœu serait de vous voir rentrer dans la carrière militaire. Car, cher papa, que faire autre chose? Vivre le reste de nos jours bourgeoisement dans quelque grande ville, mangeant notre modique pension, ignorés du reste du monde, et, comme le voudrait la République, morts civilement ? J'avoue que cette existence pour nous deux me

1. La mort civile était prononcée contre les émigrés, notamment dans le tit. I du décret du 28 mars-5 avril 1793.

paraîtrait peu honorable. Pour mon grand-père, il est d'un âge à avoir besoin de repos, et d'ailleurs il a fait tant qu'il a pu faire. Il faut l'imiter, je crois. Ce sont ces réflexions qui me donnent pour le militaire le goût un peu exagéré que vous me trouvez. Sans doute nous pourrions mener une vie plus douce, plus agréable; mais, puisque les circonstances nous ont privés de nos autres avantages, je crois qu'il est indispensable de profiter de la chance d'avantages que l'on n'a pu nous enlever, la voie de l'honneur. Toujours nous rallier aux drapeaux du Roi, quand il en aura; et tant qu'il n'en aura pas, faire parler de nous en bien, là où l'on voudra de nous. Et pour cela, il faut bien entrer, pendant la paix, à un service étranger, afin d'y être employé pendant la guerre, et bien vite le quitter, si notre cause avait besoin de nous. Je ne crois pas que le gouvernement anglais nous refusât la continuation de notre pension, si nous n'entrions pas au service d'une Puissance leur ennemie; et, dans ce moment, il n'y en a aucune qui le soit. Au reste, ce serait dans le temps une affaire à traiter d'avance avec eux. Excusez, cher papa, ces longues digressions, et croyez toujours à la déférence d'un fils qui vous aime, pour les avis ou conseils que vous lui donnerez.

Est-il donc vrai qu'il est question de Malte pour mon grand-père? Tous les papiers ne parlent que de cela. Dans ce cas, que ferait-il? et que feriez-vous ?

Oui, sûrement, j'aimerais de tout mon cœur ma petite sœur. Daignez me donner quelques détails sur elle; parlez-lui de moi; embrassez-la de ma part et accoutumez-la à m'aimer aussi. N'est-ce pas elle que vous avez eue de

1. Adèle, dont les véritables prénoms étaient Adélaïde-Charlotte-Louise, née en 1780, était, comme on sait, fille d'une danseuse de l'Opéra, M. Michelot.

Michellot, et cette dernière n'est-elle pas à Londres, où vous la voyez souvent? Personne ne m'a encore parlé d'elle que fort en l'air; ainsi je suis fort ignorant sur cet article. Vous m'avez appris la mort de Vibraye 1: je ne la savais point. J'ai beaucoup vu sa malheureuse femme en Autriche : elle n'était rentrée que pour avoir le bonheur de le revoir. Que je la plains! C'est une digne et vertueuse créature.

Je ne vous parle ni du concordat ni de toutes les platitudes du Saint-Père. Je gémis, avec tout ce qui a âme et délicatesse, de voir ainsi avilir la majesté de notre religion par l'organe d'un indigne ministre. Nous nous attendons à quelque train en Alsace, où l'arrivée d'un évêque jureur, que l'on annonce, fait la plus désagréable sensation 2; mais je doute que l'on ait assez d'énergie pour dire : Nous n'en voulons pas. On est grand homme à bon marché, quand on l'est comme Bonaparte. Rien ne lui résiste, pas même Dieu, qui lui cède beaucoup de ses prérogatives en ce moment. C'est le règne des méchants. Nous aurions besoin de quelque grand miracle. Il est malheureux d'en être réduit là pour ses ressources.

Adieu, cher papa; je vous aime de tout mon cœur : n'en doutez jamais, je vous prie. Bien des choses au bon Philibert 3 je l'aime encore plus depuis que vous m'avez dit qu'il vous est resté fidèlement attaché.

(Arch. nationales.)

JI.

ENGHIEN A MARANS

[Vers le 25 avril 1802 4.]

Je ne vous dirai qu'un mot, mon cher, étant très pressé

1. Hurault de Vibraye.

2. Pierre Saurine, évêque constitutionnel des Landes, venait d'être nommé au siège de Strasbourg par arrêté du 9 avril 1802.

3. Médecin du prince de Condé.

4. On remarquera, à la fin de ce billet, une allusion à une lettre de

par une occasion. J'ai reçu votre lettre et je vous en remercie. J'espère que vous avancez vos affaires et que vous en êtes content. Je vous souhaite réussite et prompt départ. Mandez-moi si vous êtes satisfait du pays que vous habitez. Vous ne direz pas, aujourd'hui, que je n'avais pas raison dans ma dernière lettre; je suis sûr que vous êtes à présent de mon avis. Votre adresse est-elle toujours la même? Mandez-le-moi, afin que je vous écrive bientôt plus au long.

Je ne pense pas encore à m'éloigner d'ici; ainsi vous m'adresserez toujours ici jusques à nouvel ordre. Nous ne pouvons plus cependant parler de tout comme autrefois. Je vous dirai cependant, parce que cela vous fera plaisir, que l'on a été sensiblement affecté là-bas du départ général; ce qui prouve que l'on verra revenir avec plaisir. On me dit cela avec détail, et l'on vous nomme. Parlezmoi de ce que l'on vous a dit, quand vous avez pris congé. Adieu; votre ami pour la vie.

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Je ne me permettrais, cher papa, aucune réflexion à la lettre que j'ai reçue de vous relativement au désir que j'ai d'entrer à un service étranger, si deux choses, dans les réflexions que vous y faites, ne m'avaient affecté sensiblement.

La première vous paraissez craindre que, dans ce cas, je ne me trouve exposé à servir dans une guerre contre mon Roi et contre le parti où vous seriez. Eh! comment

Bourbon parlant du départ de M. de Marans. Comme Bourbon était resté trois mois sans écrire à Enghien, et que la dernière lettre qu'il venait de lui adresser était du 9 avril, on peut supposer que le billet à Marans est postérieur à la réception de la lettre de Bourbon du 9 avril, et peut ainsi être daté approximativement du 25 avril.

pouvez-vous, cher papa (vous qui me connaissez), me croire capable d'une telle bassesse, d'un tel crime? Il faut que vous n'ayez pas réfléchi, en traçant ces lignes, indignes de l'opinion que vous ne pouvez pas ne pas avoir de moi, qu'il me serait très facile, n'importe comment, de quitter sur-le-champ le service d'un souverain qui s'allierait contre mon Roi légitime et contre une cause que j'ai fidèlement servie, je crois, et servirai toujours de même, soyez-en bien parfaitement sûr. Mais quand on ne peut la servir, cette cause; quand le peu de force ou de sang que mon faible individu a à offrir pour cette cause ne peut, dans le moment, être d'aucune utilité au rétablissement de l'ancien ordre de choses; quand il est évident que, s'il reste un espoir, c'est de l'intérieur seul qu'il peut naître un jour; il est au moins indifférent, et il peut être avantageux pour la cause, que je conserve une place dans l'opinion publique et dans l'estime des Français. Et ce n'est qu'en servant le premier souverain qui fera la guerre, ce n'est qu'en me tirant de la nullité où nous plonge tous de force la paix générale avec la France, que je puis entrer dans une carrière que vous avez recherchée, parcourue avec avantage, et du résultat de laquelle vous vous disposez à jouir aujourd'hui. Mais, moi, je suis trop jeune, j'ai trop peu par-devers moi, pour songer à jouir; il me faut acquérir. Il est impossible que vous ne voyiez pas comme moi sur ce point-là.

La seconde raison que vous me donnez, cher papa, pour me détourner de mon projet, c'est que les d'Orléans n'ont pas embrassé le même plan. A coup sûr, ce serait une raison pour que j'y tienne davantage; car je ne veux leur ressembler ni les imiter en quoi que ce soit. Et vous me pardonnerez si j'ai été, non pas humilié, car je ne le mérite pas, mais affecté sensiblement que vous me pro

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