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INTRODUCTION

La justice politique du Directoire, après le coup d'État du 18 fructidor, se traduisit sous deux formes principales : la juridiction sommaire des commissions militaires pour les émigrés rentrés, la déportation pour les prêtres. En 1893, la Société d'histoire contemporaine m'a chargé de publier un recueil de documents inédits dont la majeure partie concernait les commissions militaires ; édité sous les mèmes auspices, le présent volume est consacré tout entier à la déportation ecclésiastique.

La loi du 19 fructidor an V contenait les deux articles suivants :

Art. XXIII.

La loi du 7 de ce mois, qui rappelle les prétres déportés, est révoquée.

Art. XXIV. Le Directoire Exécutif est investi du pouvoir de déporter, par des arrêtés individuels motivés, les prêtres qui trouble raient dans l'intérieur la tranquillité publique.

Ces deux articles forment la base légale de la persécution directoriale.

1. 18 FRUCTIDOR. Documents, pour la plupart inédits, recueillis et publiés pour la Société d'histoire contemporaine, par VICTOR PIERRE. Le général Hoche. Lettres de Mathieu Dumas au général Moreau. Le coup d'État. La déportation. Les commissions militaires. Paris, in-8, Alphonse Picard, 1893.

J'en ai exposé ailleurs le mécanisme et les résultats 1. J'ai donné les noms des déportés à la Guyane, en indiquant le sort de chacun d'eux; j'ai distribué par départements les mille à onze cents prêtres internés à la citadelle de l'ile de Ré et les deux cent cinquante de l'ile d'Oléron, ainsi que ceux, en moins grand nombre, qui furent laissés à Rochefort. Ces longues listes étaient empruntées aux Archives du ministère de la marine, toutes officielles par conséquent; je n'ai ni à y revenir, ni à recommencer, même avec une autre distribution, une publication déjà faite.

Aujourd'hui, il s'agit de montrer, par la production de ses actes authentiques, le rôle, si j'ose dire, personnel du Directoire dans les poursuites qui amenèrent tant de déportations. De même qu'on a fait sortir des Archives les jugements des tribunaux révolutionnaires, de même j'exhume la multitude de ces arrêtés au bas desquels chaque Directeur apposa tour à tour sa signature. Au risque de monotonie, je les donne tous, sans exception: pour qu'on puisse les juger, il n'est permis ni de les mutiler ni de les choisir. Les plus vagues formules ont suffi: en les lisant, on croit avoir sous les yeux ces lignes non moins sommaires et non moins uniformes par lesquelles Herman ou Dumas condamnaient, en l'an II, des groupes de soixante personnes, appartenant aux conditions les plus diverses. Pendant vingt-deux mois, de vendémiaire an VI jusqu'à la fin de prairial an VII (22 septembre 1797-18 juin 1799), ces discussions et ces signatures d'arrêtés de déportation occupèrent les instants, pour ne pas dire les journées du Directoire, et la première chose dont il y ait lieu de s'étonner, c'est que, chargés de tant d'intérêts au dehors et au dedans, ces dépositaires du pouvoir suprême aient prodigué tant d'heures à ces minutieuses et interminables œuvres de police.

On ne trouvera dans ce recueil que les arrêtés émanés du

1. LA TERREUR SOUS LE DIRECTOIRE, histoire de la persécution politique et religieuse après le coup d'État du 18 fructidor, par VICTOR PIERRE, d'après des documents inédits, Paris. 1887. in-8. Retaux, éditeur.

Directoire; mais, quelque large place qu'ils y tiennent, ils sont loin de représenter la totalité des arrêtés en vertu desquels s'exerça la déportation. Le Directoire s'était déchargé d'une partie de ses attributions sur les administrations centrales, c'est-à-dire de département, ou même sur les administrations municipales; toutes les fois qu'il y avait infraction à des lois positives, c'est-à-dire à toutes ces lois de persécution qu'avait fait revivre l'abrogation de la loi du 7 fructidor an V, ces administrations prononçaient d'office et sans en référer, au moins obligatoirement, au pouvoir central; celui-ci, sans abdiquer son droit sur ces mêmes cas, se réservait ceux où, sans violer aucune loi et même en étant en règle avec toutes, les ecclésiastiques avaient pu encourir la qualification de prêtres <«< turbulents ou perturbateurs. » Ces arrêtés des administrations centrales ou municipales, j'ai dû les écarter; je n'aurais pu les donner au complet, et, d'ailleurs, le soin de les publier ne relève-t-il pas de l'érudition locale, plus compétente et mieux informée ?

Pour l'étude des commissions militaires, les documents étaient dispersés comme au hasard dans les cartons des Archives; on ne les rencontrait qu'isolément, soit à Paris, soit ailleurs. Il n'en est pas de même des arrêtés de déportation. Ils sont classés par ordre chronologique dans quatre cartons de la série F7 (4371, 4372, 4373, 4374), mêlés seulement à d'autres actes du Directoire, tels que fermetures de cercles constitutionnels, suspensions ou suppressions de journaux, ordres d'arrestation, etc., et quelques lois ou décrets d'intérêt général. La presque totalité des arrêtés, à quelques unités près, ne concerne que des prêtres et des religieux; j'ai reproduit ceux qui frappent quelques laïques, à cause de leur petit nombre 1. On peut dire que la déportation fut l'arme spéciale employée contre les prêtres; en adoptant le titre : La Dépor

1. J'en relève huit; six hommes: Aiguier, p. 231; Bernard, p. 339; Cazati, p. 165 et 299; Porta, p. 47; Raynaud, p. 340; Saint-Aubert, p. 47; deux femmes: Christine Aiguier, p. 231, et Marie Rannel, p. 392. Cependant, les laïques ont payé un tribut plus large à la déportation; on en trouve une

tation ecclésiastique, je ne fais donc que me conformer à la réalité des choses.

Cette publication se divise en deux parties: la première, de beaucoup la plus considérable, est consacrée aux ARRÊTÉS DE DÉPORTATION ; j'ai rassemblé dans la seconde, sous le titre de RAPPORTS D'ARRÊTÉS, la série de ceux par lesquels le Directoire rétracta quelques-unes de ses premières décisions.

PREMIÈRE PARTIE

LES ARRÊTÉS DE DÉPORTATION

$ Ier

ARRÊTÉS INDIVIDUELS ET ARRÊTÉS COLLECTIFS

Par le texte de l'article XXIV de la loi du 19 fructidor : « Le Directoire est investi du droit, etc., » on voit que le gouvernement central avait, en cette matière, attiré à soi tous les pouvoirs. Le ministère de la police générale recevait les dénonciations, organisait les poursuites, procédait à des instructions sommaires, le tout comme à huis clos, ne prêtant l'oreille qu'à ses agents, la fermant aux réclamations comme aux contradictions. Sur cette information sans contrôle, le Directoire prononçait la déportation, signait les arrêtés, assumant le rôle de tribunal suprême, unique, universel. Aux administrations centrales il abandonne les faits qui tombent sous le coup d'un texte positif; il se réserve tout ce qui est d'appréciation, c'est-à-dire l'arbitraire.

Cependant, cet article, qui consacrait l'arbitraire, semblait y mettre une limite en exigeant que les arrêtés fussent « individuels et motivés. » Est-il besoin de justifier cette prescrip

cinquantaine à la Guyane, une centaine à l'île de Ré, une cinquantaine à l'île d'Oléron. On lira, p. 357, un arrêté de déportation contre Lambercier, ministre protestant; c'est le seul.

tion? C'est la condition de toute justice. Le Directoire passa outre, et, dès les premiers arrêtés, il tourna la loi qu'il s'était faite à lui-même. L'arrêté du 2 vendémiaire (p. 1) contre Richard, des Vosges, il le fera reproduire textuellement quinze fois contre autant d'individus : affaire d'expéditionnaire. Chacun de ces arrêtés était, à la lettre, individuel; mais, donnant des motifs identiques, pouvait-il passer pour motivé contre chacun? Il était sans doute bien difficile, vu le nombre des prêtres qu'on voulait frapper, de formuler contre chacun d'eux une imputation spéciale et personnelle; il eût fallu, au préalable, une information trop longue pour la hâte des proscripteurs ou de leurs agents. Que faire ? On recourait à un texte vague et paré de métaphores comme personne, pas même les victimes, n'était admis à le contrôler, il était toujours assez bon.

A ces arrêtés, qui n'avaient d'individuel que le nom, succédèrent bientôt des arrêtés franchement collectifs, c'est-à-dire dans lesquels une formule unique et identique embrassait une série plus ou moins nombreuse d'individus. Par arrêté collectif, illégal par conséquent, je n'entends pas celui qui comprenait trois, quatre ou cinq prêtres, mais avec des motifs particuliers à chacun d'eux ; extérieurement, il n'avait pas la forme légale, mais, au fond, il était régulier puisqu'il attachait un motif spécial à la condamnation de chaque déporté. L'arrêté vraiment collectif est celui qui étend la même inculpation, toujours vague et insaisissable, à de vraies listes d'individus : ainsi les 99 prêtres de Maine-et-Loire (p. 159); les 39 du Mont-Blanc (p. 56) ; les 32 de l'Orne (p. 111); les 27 du Finistère (p. 98); les 15 des Côtes-du-Nord (p. 38), etc. Il n'y a qu'un mot pour désigner ces condamnations en bloc, et l'histoire révolutionnaire nous le suggère : ce sont de véritables fournées. La Belgique, récemment annexée, en souffrit plus que toute autre partie du territoire; encore ces arrêtés,

1. Ainsi, p. 50, contre Pillon, Bellot, Hayes de la Sorière, Lebout et Aumont (Sarthe); ou, p. 146, contre Ballin, Pichard et Leroy (idem).

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