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son pays du Morbihan. Persuadé que sa sortie d'Angleterre ne resterait pas longtemps dissimulée, qu'un jour ou l'autre un espion, se dérobant aux mesures d'expulsion édictées contre les Français, avertirait le gouvernement consulaire, il voulait que le regard de la police fût détourné de Paris, et reporté sur la Bretagne par quelques rumeurs sourdes de sa présence ou quelques indices d'agitation. Pour mieux donner le change, il déroutait la plupart de ses propres officiers sur son véritable séjour. La Haye de Saint-Hilaire, et plus tard un autre chef de division, Lepeige dit de Bar, ne furent pas seulement chargés de cette espèce de diversion; ils devaient rendre à Georges un second service, aussi personnel, aussi important, en fournissant un contingent à cette bande qu'il persévérait à vouloir former pour attaquer et combattre le Premier Consul.

Des hommes résolus étaient demandés à cet effet de différents côtés. A Londres, il y avait eu le rêve d'une petite armée de volontaires, arrivant isolément de plusieurs provinces comme au temps de la conjuration d'Amboise, et se dispersant dans Paris, prêts à se grouper sous les officiers bretons. Une fois en France et en face de la réalité, il avait fallu renoncer à une pareille chimère, et reconnaître l'extrême difficulté de découvrir, même en très petit nombre, des cœurs sûrs, énergiques, capables de tous les sacrifices. Aucun n'était espéré de la Vendée, où Georges n'avait jamais eu d'influence. Quelques-uns étaient arrivés de la Bretagne, lassée, rebutée, stérile à son tour, ou de la haute Normandie, sur l'instigation de Raoul Gaillard, qui par son activité et sa connaissance du terrain était devenu le véritable second de Georges: ces recrues, assez peu recommandables, ne dépassaient guère le nombre de six, à la fin de l'année 1803. Il est vrai que dès le début de novembre, les recherches avaient dû être ralenties, l'arrestation de Quérelle, un des premiers débarqués, compromis par des lettres surprises, surtout la capture de De Sol, dont le visage était trop connu pour n'être pas signalé, ayant démontré la faute de réunir à l'avance des Chouans qui ne pouvaient être aperçus à Paris qu'au

péril de leur existence et du secret du complot. Un risque aussi pressant, ajouté à la rareté des hommes, avait amené Georges à peu compter désormais sur les enrôlés de l'intérieur, à faire de ses officiers exilés en Angleterre non plus seulement le noyau solide, mais l'élément presque unique de sa troupe, et à les laisser en sûreté près de Southampton jusqu'à la veille d'agir.

Si jusqu'ici il ne les avait pas appelés, c'est que contrairement à toutes ses espérances, il n'avait pas encore Monsieur auprès de lui. Son obstination à vouloir un combat n'était surpassée que par celle de faire d'un prince le chef militaire de cette lutte désespérée, puis le chef politique d'une contre-révolution royale. Obligé maintenant de s'avouer que Bonaparte était moins haï en France que les émigrés ne l'affirmaient; que l'armée, excitée par la guerre, restait obéissante; qu'à Paris, les cabales de quelques généraux, de quelques sénateurs ou tribuns disparaissaient au milieu d'une popularité plus évidente qu'ailleurs, Georges, au lieu de se décourager, s'était encore plus affermi dans la conviction qu'il fallait tout oser, mais seulement sous les yeux et par les ordres d'un Bourbon. Plus les difficultés étaient grandes, plus cette apparition du prince semblait nécessaire pour les vaincre. Devenu complètement solidaire de Monsieur, il se voyait donc dans l'obligation de l'attendre.

Monsieur attendait de son côté. Avant de disposer de Pichegru, il voulait étre certain que Moreau se prêterait à l'emploi considérable qu'il lui destinait. Comme Lajolais, parti en mai d'Angleterre, restait muet, il fut décidé au mois d'août, peu de jours avant le départ de Georges, qu'un ami de Danican, M. Rochelle de Brécy, irait par la Hollande savoir sur place les raisons de ce silence inquiétant. Le temps s'écoulait en septembre et en octobre, aucune nouvelle n'arriva ni de Lajolais ni de Rochelle. Georges, qui recevait de Monsieur, à de longs intervalles, des lettres aussitôt brûlées, fut alors invité à faire parvenir avec précaution aux oreilles de Moreau quelques propos flatteurs et engageants. Ils passèrent par Fresnières, le secrétaire intime du général, furent écoutés avec

indifférence comme autrefois des ouvertures semblables faites en Allemagne, et obtinrent des réponses vagues et peu satisfaisantes. Ces insinuations inutiles n'étant pas de nature à être renouvelées, Monsieur, comme s'il était peu troublé des dangers courus par Georges, s'efforçait de lui faire prendre patience, et essayait de gagner du temps. Par une concession trop apparente aux vues de Louis XVIII, qui recommandait d'aider l'Angleterre, il faisait de ses loisirs à Londres un usage dont il avait le tort de ne point calculer la publicité. Tantôt il tenait des conseils, où Pichegru parlait sans se découvrir, où Dumouriez, persuadé que le ministère anglais, à l'exemple de Paul Ier, avait besoin de ses conseils, étalait avec complaisance des plans infaillibles, où la discussion tournait et retournait dans le vide; tantôt il se montrait en uniforme à la revue des milices, sans se douter que son assistance à ces revues et à ces conseils, racontée dans les journaux anglais et répétée en France, froissait des sentiments de patriotisme qu'il avait tout intérêt à ménager.

Au commencement de novembre, Pichegru fut informé que Moreau manifestait le désir de le voir. L'avis était envoyé de Francfort par Lajolais, arrivé dans cette ville en compagnie de Rochelle. Cette espèce d'invitation, rapprochée d'un langage encourageant recueilli un an plus tôt par l'abbé David, redoubla chez Pichegru le désir d'interroger les deux voyageurs. Par ses soins, une de ces autorisations de passeport qui n'étaient plus accordées à Londres que par exception et à grand'peine, leur fut adressée à Hambourg où ils devaient prendre la mer. Novembre se passa sans qu'on les vit arriver dans un port anglais du moins l'abstention de Monsieur put alors être justifiée auprès de Georges, par une absence du Premier Consul qui se rendit au camp de Boulogne, et par des vents continuels qui rendaient inabordable la grève de Biville. Pendant le mois suivant, qui était le quatrième, Monsieur commenca en apparence à devenir moins inactif. D'abord, pour modérer l'impatience croissante de Georges, un second débarquement fut effectué par le capitaine Wright au pied de la falaise. Il se composait de

sept personnes : dont quatre officiers bretons qui par précaution reçurent l'ordre de se cacher à distance, dans des fermes normandes, et deux autres chouans, Deville dit Tamerlan et Coster Saint-Victor, moins soumis à Georges, qui voulurent à tous risques le rejoindre à Paris et partager ses périls. Le septième était un jeune noble, M. Armand de Polignac, qui venait plutôt pour porter les paroles de Monsieur, dont il était l'ami et se disait le précurseur, que pour prendre part à un mauvais coup, en société d'hommes de main qui n'étaient pas de sa condition. En même temps, sur le bruit que des conscrits de levée récente s'étaient mutinés et montrés en armes dans l'ancienne Vendée, sans doute par un effet prématuré du travail de Forestier, plusieurs des Bretons réfugiés furent envoyés directement de Southampton à la côte de SaintBrieuc. Ils devaient s'unir à La Haye de Saint-Hilaire et à de Bar, qui luttaient en vain contre la fatigue ou l'apaisement des esprits, et qui, n'ayant pas réussi à réchauffer des ferments de troubles, ne pouvaient éveiller ainsi chez le gouvernement une attention que l'approche de l'heure décisive à Paris commandait cependant d'attirer et de concentrer sur la Bretagne.

Enfin, dans les derniers jours de ce même mois de décembre, Lajolais et Rochelle débarquent en Angleterre, et se rendent aussitôt chez Pichegru. Le récit de Lajolais fut tel qu'on devait le supposer d'un intermédiaire empressé à se faire valoir, à se vanter d'une confiance que la circonspection de Moreau n'avait pas dû lui prodiguer. Il était évident que Moreau gardait de la malveillance contre Bonaparte; il l'était moins qu'il eût fait confidence de ce sentiment à un étranger, lui offrant pour tout gage un court billet de recommandation. De ce que Moreau avait répété que désormais il traiterait Pichegru avec son ancienne amitié et serait bien aise de le revoir, il ne ressortait pas qu'il l'engageait positivement à se hasarder en proscrit dans Paris. C'était cependant ce simple espoir d'une rentrée régulière dont Pichegru avait manifesté luimême le désir, ce témoignage assez banal de bienveillance ou de politesse, que Lajolais commentait à sa manière et

CORRESPONDANCE DU DUC D'ENGHIEN.

dont il exagérait et faussait le sens. A l'entendre, il ne pouvait s'agir que d'une venue clandestine, et comme elle exposerait à la fois la vie de Pichegru et la réputation de Moreau, comment douter qu'elle eût pour but un échange de vues et un concert à établir? Lajolais l'affirmait, et persuadait sans peine, grâce à la passion qu'on avait de le croire. En l'écoutant, Monsieur, qui était présent sans s'être fait connaître, se laissa entraîner à dire : « Si nos deux généraux peuvent bien s'entendre, je ne tarderai pas à arriver en France. >>

Des pourparlers furent aussitôt repris avec les ministres anglais. Monsieur demandait à être débarqué sur le sol français; il alléguait que les camps et la flottille de Bonaparte semblaient immobilisés dans des manœuvres de parade; que les craintes de la descente s'éloignaient; que les espérances d'une coalition en Europe se rapprochaient; qu'on pouvait désormais être sûr de Moreau; qu'il était temps d'agir sur l'intérieur. Les ministres écoutaient ce qui était dit et comprenaient ce qui ne l'était pas. Malgré les demi-mots ou les réticences, aucun d'entre eux ne pouvait plus ignorer que Moreau, dont le nom était mis en avant, n'était pas seul en cause; que derrière lui se trouvait Georges, enfermé, non dans les repaires de sa province, mais dans ceux de la capitale, où il devait disposer dans l'ombre des moyens qui n'appartenaient ni à la guerre ni à la politique. Les scrupules qu'aurait pu inspirer à quelques-uns cet usage peu avouable de leurs premiers subsides s'atténuaient, du moment que Monsieur acceptait la responsabilité en revendiquant la direction. Et cependant, tout en trouvant que cette demande les dispensait d'un embarras et sauvait les apparences, ils étaient d'accord pour la refuser. A cet égard M. Addington et ses collègues raisonnaient comme Pitt, écartant en 1800 un vœu semblable de mettre Monsieur à la tête des Chouans. Pouvaient-ils se soucier d'encourir devant le Parlement, devant les cours d'Europe, le reproche d'avoir sacrifié Monsieur, ou même de l'avoir abandonné, dans un temps où ils ne voulaient risquer aucun soldat anglais en France? D'un autre côté, si l'invraisemblable devenait

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