Page images
PDF
EPUB

ou lorsqu'une éclaircie dans les brumes d'hiver faisait blanchir les falaises anglaises, sa pensée s'exaltait, s'enivrait de force et d'orgueil; elle franchissait le détroit d'un bond jusqu'à Londres, ou lui donnait la vision d'une entrée au pas de charge dans les capitales de l'Europe.

Il ne se reposait de ces rêves de gloire qu'en se livrant à l'autre désir, plus contenu et aussi obsédant, qui le poussait à devenir le fondateur d'une dynastie. Le Consulat à vie préparait à cette transformation d'un pouvoir égal déjà à la royauté, et en formait le dernier échelon. L'empressement du vote populaire à ratifier cet acheminement graduel vers l'empire, prouvait que la stabilité était dans le vœu de la nation tout autant que l'unité de l'autorité. La France voulait un lendemain, par un fond d'habitudes monarchiques, par la crainte de voir l'œuvre si chèrement acquise de la Révolution s'effondrer au milieu de l'anarchie qui, dans l'antiquité, avait suivi la mort d'Alexandre. Il manquait, il est vrai, un fils à Bonaparte, et, pour le statut de sa succession, il prévoyait des luttes de famille, contre ses frères prétentieux et bornés, contre Joséphine tourmentée de l'approche d'un divorce. En dehors de l'affection paternelle qui peut-être ne viendrait jamais, il ne cédait alors qu'à la pensée politique de perpétuer ses réformes dans la société et le gouvernement, qu'à l'ambition personnelle de se placer au niveau des maisons souveraines de l'Europe; stimulants qui, du reste, suffisaient à ses calculs pour agiter le problème si compliqué de l'hérédité. Déjà il avait cherché en secret à écarter des compétiteurs, en essayant par un marché d'acheter l'abdication des Bourbons; et nul doute qu'il n'eût attaché à cette démarche l'intérêt puissant qu'il devait laisser percer plus tard en négociant son sacre et son second mariage. Obligé de désavouer ces avances nettement repoussées, il s'en fiait à sa grandeur future pour annuler Louis XVIII, et continuait à étudier l'établissement impérial sous tous ses aspects d'organisation et d'opportunité. Les dangers de mort, que devait multiplier la descente en Angleterre, démontraient l'urgence d'une solution; mais si l'opinion semblait prête, les corps

politiques, le Sénat dont dépendait l'empire, paraissaient encore hésitants. Force était, cette fois encore, de se borner à pourvoir à l'absence du chef de l'État, pendant qu'il serait engagé sur la Manche ou en Angleterre. Cambacérès aurait le gouvernement civil; une large part de l'autorité militaire serait de fait aux mains de Murat, dont la fougue entraînante ferait sans doute défaut le jour de la descente, mais dont la fidélité saurait maintenir la capitale, et dont la vigueur saurait en imposer à tous.

La venue de Georges à Paris, révélée par Quérelle, un des condamnés des commissions militaires, saisit Bonaparte, et lui dévoila brusquement un abîme creusé sous ses vastes desseins de présent et d'avenir. Il fallait donc défendre sa vie, défendre avec elle la Révolution et les destinées de la France contre une poignée de Chouans, rebut de la guerre civile ! Il se rejette en arrière, s'indigne, et une colère sourde, mêlée de dédain, lui monte subitement au cœur. Dès les premiers instants, il place la recherche du complot au rang de ses occupations les plus importantes pendant plusieurs semaines il allait s'y appliquer avec la même activité qu'à la préparation de la descente, avec une ardeur qui devait s'augmenter et s'irriter par les découvertes de chaque jour.

Quérelle, emprisonné en septembre, ne savait qu'une chose, la venue de Georges à Paris où il le croyait encore. Conduit sur la voie dérobée où il l'avait accompagné, il finit, non sans peine, par reconnaître les gites, et en remonta la chaîne jusqu'à la côte normande. On y arrêta un ancien affidé, du nom de Troche, qui, interrogé à Paris le 5 février, annonça pour le soir même un débarquement d'officiers bretons à Biville. Était-il encore temps de les surprendre? Savary et des gendarmes d'élite se jetèrent dans des voitures, coururent à toute bride et en quelques heures se trouvèrent apostés au haut de la falaise.

En même temps, à Paris, les indications de Quérelle, aidées déjà par des perfidies féminines, faisaient saisir Louis Picot et Bouvet de Lozier. Le premier, domestique de Georges, avait l'origine basse et les dehors d'un misérable avec qui tout semblait être permis. Les pouces serrés

entre des chiens de fusil, il se laissa arracher, le 13 février, l'arrivée récente de Pichegru et ses entrevues avec Moreau. L'accusation contre Moreau se trouva confirmée le lendemain par Bouvet, au milieu de l'exaltation maladive d'une tentative de suicide si le ton de cette déclaration était théâtral, le sens en était précis, et la forme, mieux que l'aveu forcé de Picot, pouvait se publier ouvertement.

Que Moreau eût un rôle dans la conspiration, que même, selon le témoignage de Bouvet, il s'y réservât la succession de Bonaparte, il ne parut guère possible d'en douter. Par là s'expliquait son rapprochement invraisemblable avec Pichegru, négocié par l'abbé David, et jusqu'à cette affectation d'isolement qui avait mis la police en défaut. Un conseil privé fut aussitôt réuni, et, dans cette délibération secrète, il fut reconnu que les charges, telles qu'on les connaissait, étaient trop fortes et deviendraient bientôt trop notoires pour échapper à l'action de la justice. Arrê ter Moreau était une mesure grave, la plus grave que pût entraîner la poursuite de la conspiration. C'était, par contre-coup, atteindre d'abord ceux qui dans tous les temps sont nés frondeurs, qui se plaignaient alors de voir la république se convertir en monarchie, ou qui, plus clairvoyants, s'inquiétaient de voir un génie débordant prêt à tomber dans l'excès. Ces mécontents étaient assez nombreux dans l'élite de la nation; ils murmuraient dans les salons et les instituts, parmi les officiers et les membres des autorités. Ils se faisaient entendre dans la propre famille du Premier Consul. L'épuration ne les avait pas tous exclus du Tribunat, et on savait que dans le Sénat plusieurs étaient dociles à l'influence cauteleuse de Sieyès. Moreau donnait par son nom un point de ralliement à ces têtes raisonneuses, qu'il n'essayait d'ailleurs point de grouper autour de lui, et qui d'elles-mêmes ne cherchaient pas à se constituer en parti. Pour la masse de la nation, tranquille et modérée, attachée à la Révolution par principe on par intérêt, Moreau avait un crédit plus latent, mais plus étendu et plus réel. Il paraissait le second personnage de l'État, celui dont les succès avaient le plus contribué, après ceux de Bo

arte, à assurer la grandeur et la durée de la Répu

[graphic]

blique. A des titres divers, le vainqueur de Hohenlinden avait donc pour lui tous les partisans de la Révolution, sans excepter la faction jacobine, qui naturellement se serait tournée contre lui si elle l'avait trouvé au pouvoir : on peut même dire que, malgré sa triste fin, Moreau a continué à les séduire jusque dans la postérité. Or c'était sur l'opinion républicaine que Bonaparte s'était appuyé pour s'élever dans la journée du 18 brumaire, pour refondre dans un moule nouveau les institutions du passé; c'était sur elle qu'il comptait prochainement pour asseoir l'édifice de l'empire. Il aurait besoin alors du suffrage populaire, du vœu de l'armée et, auparavant, du concours d'un Sénat chargé de modifier la constitution. Il y avait un gros risque à heurter les préventions, sincères ou affectées, de ceux dont dépendait l'achèvement de sa fortune, et lorsque Moreau, pris sur la route de Grosbois, fut enfermé au Temple, la plus simple politique commanda de se prémunir avec vigilance contre le reproche ou le soupçon d'avoir médité la perte d'un rival; elle rendit nécessaire un ensemble de précautions pour éclairer l'opinion, la convaincre et la ramener.

La plus efficace eût été d'obtenir de Moreau l'aveu de sa faute, et, avant toute procédure, de lui infliger un pardon éclatant, qui l'aurait fait déchoir comme le Cinna de la tragédie recevant sa grâce des mains d'Auguste. Une tentative du Grand Juge pour provoquer une confession si opportune ayant été froidement repoussée, il fallut d'abord prouver la conspiration, qui aurait rencontré bien des incrédules, si les deux autres chefs, Pichegru et Georges, avaient réussi à s'échapper. Quand des mesures de toute sorte, loi contre les receleurs, investissement de Paris, primes à la trahison, les eurent fait trouver et saisir, l'instruction, confiée au conseiller d'Etat Réal, reçut une direction qui, sans être dévoyée, tendait cependant à rendre plus évidente la culpabilité de Moreau. Tout élément républicain dut être soigneusement séparé et laissé en dehors du procès. Si, par une heureuse fortune, il n'y avait pas lieu de suivre, dans les camps et dans les corps politiques, la trace de menées révolutionnaires que

l'indécision de Moreau n'était pas capable d'essayer, on aurait pu relever ses liaisons et surtout ses derniers pourparlers avec ceux des compagnons d'armes que leurs sentiments envieux avaient fait exclure dans la distribution récente des commandements. Sauf les généraux Liébert et Souham, arrêtés et retenus seulement pendant peu de jours, ces partisans plus ou moins convaincus de la république et de Moreau, loin d'être recherchés, furent réservés pour les dignités et les gros traitements qui devaient bientôt les convertir à l'empire. Il importait encore davantage que le grand accusé, celui qui, dans l'état de l'opinion, devenait chaque jour un plus sérieux embarras. parût un complice véritable; non un simple ambitieux, qui se serait tenu à côté du complot pour en profiter sans y prendre part, et pour refaire un coup d'Etat servant au fond le régime républicain. Ce n'était pas le souvenir du 18 brumaire qui devait être réveillé, mais uniquement celui du forfait de nivôse, dont la conspiration actuelle était la répétition agrandie, et qui, elle aussi, était l'œuvre de l'Angleterre et de la maison de Bourbon, associées cette fois à Moreau.

Pour établir le caractère criminel de cette association qu'on disait préméditée et complète, pour attirer ainsi sur Moreau une condamnation rendue nécessaire par son emprisonnement et par ses dénégations, il suffisait, croyait-on, de fixer nettement sur les Anglais et les Princes la responsabilité d'un attentat prêt à s'exécuter par des « brigands » de la chouannerie. La preuve était d'autant plus facile à mettre en relief, qu'elle était conforme à la vérité et ressortait d'elle-même. La complicité des ministres anglais pouvait être exagérée, comme elle l'a été en effet puisqu'on leur a attribué à tort l'initiative; comment aurait-elle été contestée, quand les conjurés affirmaient que ces ministres avaient, à plusieurs reprises, fourni l'argent, les poignards, le bâtiment de guerre sous les ordres

a capitaine Wright, qui, fait prisonnier plus tard à ordage, devint un témoin silencieux mais irrécusable? ne se contentaient pas d'armer le bras de Georges; et mystification de M. Drake par Méhée, rendue publique

[graphic]
« PreviousContinue »