Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE XXV.

Les événements que nous avons racontés ont pris depuis dix heures du matin jusqu'à deux heures de l'après-midi.

Au milieu de tout cela on n'a pas vu briller un seul fusil de la garde nationale.

La garde nationale n'a pas été convoquée.

Pendant ce temps la Chambre discute; mais M. Odilon Barrot profite d'un moment de silence pour déposer sur le bureau du président un papier dont chacun sait le contenu, papier que le président n'ouvre pas.

Ce papier, c'est la mise en accusation du ministère.
Elle est conçue en ces termes:

« Nous proposons de mettre le ministère en accusation comme coupable:

« 4o D'avoir trahi au dehors l'honneur et les intérêts de la France;

« 2o D'avoir faussé les principes de la Constitution, violé les garanties de la liberté et attenté aux droits des citoyens;

« 3o D'avoir, par une corruption systématique, tenté de substituer à la libre expression de l'opinion publique les calculs de l'intérêt privé, et de pervertir ainsi le gouvernement représentatif;

« 4o D'avoir trafiqué, dans un intérêt ministériel, des fonctions publiques ainsi que de tous les autres attributs et priviléges du pouvoir;

« 5o D'avoir, dans le même intérêt, ruiné les finances de l'État et compromis ainsi les forces et la grandeur nationales;

« 6o D'avoir violemment dépouillé les citoyens d'un droit inhérent à toute constitution libre, et dont l'exercice leur avait été garanti par la Charte, par les lois et par les précédents;

«< 7o D'avoir, enfin, par une politique ouvertement contre-révolutionnaire, remis en question toutes les conquêtes de nos deux révolutions et jeté dans le pays une perturbation profonde. >>

Suivent cinquante-quatre signatures recueillies à la hâte et qui s'augmenteront nécessairement dans la journée.

De son côté, et presque en même temps, sous sa seule responsabilité, M. de Genoude monte au bureau du président et dépose un autre papier tout ouvert; c'est une seconde mise en accusation, dont voici les termes :

« Attendu que les ministres, en se refusant à la réforme d'une loi électorale qui

prive les citoyens de toute participation aux droits politiques, violent la souveraineté nationale et sont cause, par conséquent, des troubles et des dangers de l'ordre social; attendu qu'ils maintiennent ainsi la France dans un système immoral et ruineux au dedans, funeste et dégradant au dehors, le soussigné, député de la Haute-Garonne, demande à la Chambre la mise en accusation du président du conseil et de ses collègues.

« GENOUDE, député de Toulouse. »

Quelques voix réclament la lecture de ces deux propositions; mais M. Sauzet répond qu'elles ne peuvent être lues qu'après l'autorisation des bureaux, qui les examineront le lendemain jeudi 24 février. Un instant après M. Duchâtel arrive; il est en paletot, tient son chapeau à la main, monte au fauteuil, adresse quelques mots au président, va s'asseoir au banc des ministres, et après une courte conversation avec ses collègues quitte la salle.

Il est quatre heures.

A quatre heures et demie le président lève la séance.

Pendant que MM. Odilon Barrot et de Genoude déposent leurs propositions, pendant que M. Duchâtel apparaît et disparaît, une trentaine d'hommes du peuple, armés de pierres, attaquent le poste des Champs-Élysées, escaladent les toits, enfoncent les fenêtres, désarment les soldats. Puis, s'élançant vers l'église de l'Assomption et le palais du Garde-Meuble, de leurs mains habituées à tordre le fer, ils arrachent les grilles et essaient les premières barricades dans les Champs-Élysées, la rue Saint-Honoré, la rue de Rivoli.

Mais bientôt ils comprennent qu'ils sont encore trop peu nombreux pour organiser la résistance dans les rues larges et ouvertes, ils se retirent vers le centre de la ville, en enfonçant les deux magasins de Lepage et de Devismes, puis ils vont s'engouffrer dans les rues tortueuses des quartiers Saint-Denis et Saint-Martin, où ils retrouveront le cloître Saint-Merry et la rue Transnonain, de tragique mémoire.

Les barricades élevées ont été aussitôt détruites, elles ont eu la durée de ces premières vagues qui annoncent la tempête.

La tempête est dans l'air, on la sent venir.

Le soleil se couche derrière les Invalides, son dôme noir se détache sur deux larges bandes couleur de sang. On ferme le jardin

des Tuileries, le pont Royal est gardé, des forces imposantes se concentrent dans le Carrousel.

Les troupes sorties des casernes n'y sont pas rentrées; elles sont disséminées par compagnies, par pelotons, par piquets; on les aperçoit groupées sur les quais, sur les places, sur les carrefours; un bataillon entier bivouaque aux Halles, à chaque coin de rue on voit reluire le fusil d'une sentinelle.

C'est l'heure où les plus timides se hasardent à sortir pour demander des nouvelles.

A minuit, voici ce qu'on a appris:

Les combattants ont successivement occupé les rues Tiquetone, Bourg-l'Abbé et Transnonain; trente ou quarante à peine étaient armés, le plus riche en munitions n'avait pas plus de six cartouches,

L'engagement le plus meurtrier a eu lieu rue Beaubourg, à la porte d'une maison où cinq prisonniers avaient été enfermés; leurs camarades ont essayé de les délivrer, une lutte corps à corps s'est alors engagée entre le peuple et les municipaux. On ne peut savoir ni le nombre des morts ni celui des blessés, qu'on ne porte d'ailleurs qu'à dix ou douze personnes.

Les prisonniers qu'on se disputait sont restés au pouvoir de la force publique.

Environ deux cents arrestations ont été faites.

De minuit à trois heures du matin, Paris semble éclairé vastes incendies.

par deux

Le reflet de l'un est le résultat des feux allumés par la troupe depuis la porte Saint-Martin jusqu'au boulevard Bonne-Nouvelle ; le reflet de l'autre est causé par la flamme qui s'élève au-dessus d'un monceau de chaises et de baraques, entassées et brûlantes au milieu de la grande allée des Champs-Élysées.

23 février. Toute la nuit les troupes ont bivouaqué dans la boue. Au moment où le jour paraît, les feux s'éteignent, la pluie commence à tomber par torrents et fait répéter à quelques personnes le mot de Péthion: Il pleut, il n'y aura rien,

On se trompe, pendant la nuit les hommes qu'on a vus disparaître dans ce labyrinthe de rues qui s'étend de la place du Caire à

la place Royale, ont fait leur œuvre; de tous côtés les barricades se sont élevées, et le jour en paraissant éclaire le travail silencieux et menaçant de la nuit.

Deux généraux commandent les deux forces auxquelles le gouvernement a toujours demandé son appui; le général Tiburce Sébastiani est à la tête de la troupe de ligne, le général Jacqueminot dirige la garde nationale.

Le premier s'effraie du poids de la responsabilité qu'il porte; il ne prend que des demi-mesures, il hésite, ignorant de cette guerre des barricades dont aucune école militaire n'a formulé les règles. L'autre, souffrant, relevant d'une maladie grave, sentant dans la garde nationale une sourde opposition, qui ne demande peut-être qu'à éclater, ne prend aucune initiative et se contente d'écouter les rapports qui lui sont faits.

Pendant la nuit des ordres ont été donnés aux troupes qui environnent la ville. Elles arrivent à marches forcées par la barrière de Passy et s'enfoncent sous les guichets du Carrousel qui referme derrière elles ses portes de fer.

A dix heures du matin un régiment de ligne, précédé d'une batterie d'artillerie, défile sur la rive gauche et va prendre position près de l'île Saint-Louis.

La veille au soir, le bruit s'est répandu que la garde nationale a été convoquée; mais à trois heures du matin contre-ordre avait été donné à toutes les mairies, et l'on n'apercevait dans les rues aucun représentant de cette grande puissance qui avait déjà fait pencher trois fois la victoire en faveur du gouvernement.

Vers onze heures les premiers rappels battirent.

On comprit, à ce cri de la royauté à la garde nationale, que les événements prenaient de la gravité; en effet, on se battait avec acharnement rues Beaubourg, Quincampoix, Bourg-l'Abbé, dans les quartiers Saint-Martin-des-Champs, du Mont-de-Piété et du Temple. Une barricade formée de deux diligences renversées et remplies de pavés, avait été élevée à l'angle de la rue Rambuteau. Le 69° de ligne et un bataillon de chasseurs de Vincennes y furent repoussés trois fois et ne s'en emparèrent qu'à la quatrième tentative, en per

dant douze hommes pour le régiment et quatre pour le bataillon. Le 34 de ligne perdait un de ses chefs de bataillon, atteint d'un coup de fusil tiré d'une des fenêtres de la place du Châtelet.

Pendant ces collisions, on incendiait les barrières, et la garde nationale des Batignolles, qu'on avait voulu désarmer au nom du peuple, faisait feu et tuait trois hommes que l'on transportait à la Morgue.

Nous avons dit que le rappel avait été battu à onze heures pour la garde nationale. Le mépris qu'on semblait avoir eu d'elle la fit hésiter d'abord, mais bientôt elle comprit que ce rappel était bien plus battu au nom du peuple qu'à celui de la royauté.

Alors elle commence à paraître dans les rues. Seulement son parti est pris d'avance; cette fois elle arrêtera le feu, cette fois elle se fera intermédiaire entre le faubourg Saint-Antoine et les Tuileries, mais elle posera ses conditions d'avance: le ministère tombera, la réforme sera adoptée.

C'est au cri de: Vive la réforme! A bas le ministère! que s'avance la 10° légion. Des fourgons d'artillerie passent sur la place Bourbon, elle les arrête. A partir de ce moment, pas plus de munitions aux troupes qu'au peuple: il faut que le sang cesse de couler.

dit

Un bataillon de la 2e légion se dirige vers les Tuileries. On lui a

que le roi ignorait le vœu populaire, elle va le lui porter de vive voix ; elle est commandée par M. Léon de Laborde, le fils de l'ancien général créé baron à Wagram. Mais les grilles des Tuileries sont fermées, le bataillon revient sur ses pas, rencontre au boulevard un escadron de cuirassiers prêt à charger sur le peuple. Il se place entre lui et le peuple: la charge est arrêtée.

Un détachement de la 3o légion a suivi la rue Montmartre et est descendu jusqu'aux Petits-Pères aux cris de: Vive la réforme! à bas le ministère!

Arrivé devant l'église, il trouve les gardes municipaux chargeant le peuple; il croise la baïonnette, marche aux soldats qui se retirent. Alors les détachements de gardes nationaux se fractionnent et parcourent les rues, les boulevards et les quais. On dirait qu'un mot d'ordre universel a été donné, et que ce mot d'ordre est : haut les

« PreviousContinue »