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baïonnette au-dessous de la mâchoire, et, dans cette position, lui lâche un coup de fusil dont l'explosion lance les fragments de sa tête jusqu'aux parois de la muraille. Un jeune homme la suivait, M. Henry Larivière; il est tiré de si près que, tandis que la balle pénètre au fond de ses poumons, le feu prend à ses habits, mais comme il n'est que blessé mortellement, le soldat s'acharne sur lui, et d'un coup de baïonnette divise transversalement la peau de son front et met le crâne à découvert; en même temps, il est frappé à vingt places différentes. Déjà la pièce n'est plus qu'une mare de sang. M. Breffort qui, malgré ses blessures, avait eu la force de se réfugier dans une alcôve, était poursuivi par des soldats; madame Bonneville le couvrait de son corps, et, les pieds dans le sang, les mains vers le ciel, leur criait :

- «Toute ma famille est étendue à vos pieds: il n'y a plus personne à tuer, il n'y a que moi! Et cinq coups de baïonnette perçaient ses bras et déchiraient ses mains.

<«< Au quatrième, les soldats qui venaient de tuer M. Lépine et M. de Ropiquet, disaient à leurs femmes :

- « Mes pauvres petites femmes! vous êtes bien à plaindre, ainsi que vos maris! mais nous sommes commandés, nous sommes forcés d'obéir aux ordres; nous sommes aussi malheureux que vous. »

Ces ordres terribles, inexorables, qui donc les avait donnés? Mais peut-être croit-on que madame d'Aubigny y a mis de l'exagération, de la poésie, comme disaient les juges, de l'enthousiasme, comme disaient les courtisans. Écoutons un autre témoin :

« Annette Vachée. - A dix heures et demie du soir, Louis Breffort revint près de moi se coucher. Notre nuit fut agitée. A cinq heures du matin, M. de Larivière, qui avait passé la nuit au deuxième, chez M. de Breffort père, monta nous souhaiter le bonjour. Il nous dit qu'il avait très-mal dormi et entendu crier toute la nuit. Une voix appela Louis d'en bas, c'était son père. M. Larivière descendit et dit qu'il allait venir. Louis était en train de s'habiller; j'étais à peine vêtue moi-même, lorsque, entendant un grand bruit dans l'escalier, la curiosité m'attira jusqu'au quatrième.

- « Où vas-tu? me crient les soldats.

« Effrayée, je n'ai point la force de répondre.

- « Ouvre ton chàle, crie un d'eux.

« J'ouvre mon châle; on tire sur moi et l'on me manque; alors

je me sauve.

- «< Arrête! me crie-t-on encore, et l'on tire un second coup de fusil sur moi; je pousse un cri perçant, et arrive avec peine jusqu'à la porte de Louis.

- « Es-tu blessée? me demande-t-il en fermant la porte sur moi. -« Je ne crois pas; ils m'ont tirée de si près, qu'ils ne m'auraient pas manquée; je pense qu'il n'y a pas de balles dans leurs fusils, qu'il n'y a que de la poudre.

<< Comment! pas de balles, mais ton châle est percé en plusieurs endroits.

« Ah! mon Dieu! ils vont nous tuer! Louis! Louis! cachonsnous; tiens, tiens, essayons de monter sur le toit; nous nous aiderons l'un l'autre.

- « Sois donc tranquille, dit Louis, on ne tue pas le monde comme cela; je vais leur parler, moi.

« Déjà les soldats frappaient à la porte.

<< Louis la leur ouvre.

« Messieurs, s'écrie-t-il, que voulez-vous? ne nous tuez pas; je suis avec ma femme; nous venons de nous lever; faites perquisition, et vous verrez que je ne suis point un malfaiteur.

« Un soldat l'ajuste et tire: Louis tombe de son haut la facc contre terre.

<< Il pousse un long cri: Ah!

« Le soldat lui donne deux ou trois coups de crosse sur la tête; du pied il le retourne sur le dos pour s'assurer qu'il est bien mort. Je me jette sur le corps de mon amant.

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<«< Louis! Louis! m'écriai-je; ah! si tu m'entends!...

« Un soldat me renverse sur le carreau; quand je me relevai, les soldats avaient disparu; je prètai l'oreille, j'entendis de nouveaux pas vers la chambre; j'eus peur, je me fourrai sous les matelas.

— « Est-ce qu'il n'y a plus personne à tuer ici? disait une voix; cherche donc sous les matelas.

Non, répondit une autre, je viens d'y regarder; il n'y en a

qu'un, tu le sais, et celui-là il est bien mort. »>

Mais peut-être Annette Vachée, exaspérée de la perte de son amant, a-t-elle un peu exagéré son témoignage.

Voyons ce que va dire madame Heu:

« Madame Heu.—Dès la veille, nous avions été jusqu'à seize personnes, hommes et femmes, dans le cabinet occupé par madame Bouton; nous nous y étions réfugiés dès que les assiégés avaient menacé d'envahir la maison, car c'étaient eux seuls que nous redoutions; nous ne pouvions guère redouter la troupe; à quel propos? Nous étions les uns sur les autres. M. Bouton nous avait tant de fois parlé de ses campagnes, des dangers qu'il avait courus, que nous nous croyions plus en sûreté vers lui; c'était bien naturel. Nous étions encore treize quand les troupes cherchent à briser la porte; en ce moment nous n'avions plus de sang dans les veines: madame Godefroy était la plus près de la porte; elle tenait un enfant de quinze mois sur ses bras; après elle venait M. Heu, mon mari, portant également notre enfant dans les siens. Madame Godefroy ne voulait pas ouvrir.

- « Ouvrez ! ouvrez ! dit mon mari, que ces messieurs voient. « Il présente un enfant en avant.

« On ouvre. - Vous le voyez, dit-il, nous sommes ici tous pères et mères pacifiques ; j'ai un frère qui est soldat aussi sous les drapeaux à Alger.

« Il n'avait pas achevé, que madame Godefroy est tirée dans le corridor; M. Heu, frappé à mort, tombe avec son fils sur le côté droit; l'enfant a le bras fracassé d'une balle; une inspiration de mère me le fit arracher des bras de mon mari, et, en me jetant en arrière, je tombai évanouie dans un grillage placé derrière moi. En ce moment mon mari, déjà à terre est frappé dans le dos de vingt-deux coups de fusil et de baïonnette; on peut encore voir ses vêtements : ils sont tellement déchirés qu'ils ne présentent plus que des lambeaux raidis par le sang, M. Thierry est tué; Loisillon, fils de la portière, succombe sous les coups; plusieurs personnes tombent blessées; Loisillon pousse un cri d'agonie.

T. II.

42

« Ah! gredin! disent les soldats, tu n'es pas encore fini? «Ils se baissent et l'achèvent.

« C'est alors qu'ils aperçoivent M. Boulon, accroupi sous une table; comme ils n'avaient point de fusils chargés, ils le lardent à coups de baïonnette. Le train était tel, que je crois encore l'entendre; enfin, il est entré d'autres soldats qui ont tiré sur lui!...

Ne dirait-on pas qu'on vient de lire une de ces pages déchirées au livre de la terreur, et tachées du sang de septembre?

Ces événements laissèrent une profonde impression; impression de terreur dans l'âme de la bourgeoisie, qui frémit de son propre triomphe; impression de haine dans l'âme du peuple, qui promit de prendre sa revanche.

Au reste, le pouvoir était dans un moment de veine.

CHAPITRE XII

Le 20 mai 1834, cinq semaines après les massacres de Lyon et de Paris, La Fayette rendait le dernier soupir.

On dit que la dernière heure de cet élu de 1789 et de 1830 fut sombre; on dit qu'au souvenir de ces deux révolutions, dont la première avait glissé de ses mains pour tomber dans le sang, et la seconde pour tomber dans la boue, il eut un doute sur lui-même, et ne se crut pas vraiment digne de ce nom de républicain` qui lui avait été donné.

Quant au parti, sa douleur fut grande, quoiqu'il sût bien qu'il ne perdait pas un chef; mais il perdait un nom.

Quant à la France, elle perdait un de ses plus braves enfants, un de ses plus loyaux citoyens.

Cependant, ce double triomphe de la royauté, à Lyon et à Paris, portait encore quelque chose de plus terrible peut-être que les évé nements accomplis, il portait le procès d'avril.

Sur une simple ordonnance du roi, la chambre des pairs, saisie du procès d'avril, se constitua en cour de justice.

C'était violer la Charte d'une façon bien autrement flagrante que ne l'avait jamais fait Charles X.

La Charte avait dit :

« Nul ne pourra être distrait de ses juges naturels.

Et comme on sait que rien n'est jamais trop clair pour les gouvernements, qui ont intérêt à ne pas comprendre, les législateurs avaient ajouté :

« Il ne pourra, en conséquence, être créé des commissions et tribunaux extraordinaires, à quelque titre et sous quelque dénomination que ce puisse être. »>

C'était formel, n'est-ce pas? mais rien n'est formel avec les esprits subtils.

On découvrit dans l'article 28 un paragraphe ainsi conçu.

« La chambre des pairs connaît des crimes de haute trahison et des attentats à la sûreté de l'État, QUI SERONT définis par la loi. »

Cette loi n'existait pas; l'ordonnance du roi violait donc ouvertement la Charte.

Mais il y a des moments où les gouvernements peuvent tout oser, non pas parce qu'on les aime ou qu'on les estime, mais parce qu'ils sont côtoyés par quelque chose d'inconnu qui épouvante.

Seulement l'heure arrive où ce quelque chose d'inconnu éclate sous le nom terrible de révolution ; alors les gouvernements cherchent un appui ; ils demandent cet appui aux lois ; les lois, brisées par eux, ne sont plus que poussière, et ils tombent à leur tour, dernier débris sur les débris qu'ils ont faits.

Le 6 février 1835, les membres de la cour signèrent la mise en

accusation.

Cent trente-deux signatures déclaraient connexes tous les faits qui s'étaient passés à Lyon, à Paris, à Besançon, à Marseille, à Saint-Étienne, à Arbois, à Châlons, à Épinal, à Lunéville et dans l'Isère.

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