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UNE CORRESPONDANCE INÉDITE

DE

SAINTE-BEUVE

LETTRES A M. ET MME JUSTE OLIVIER

QUATRIÈME PARTIE (1)

1840

Janvier (s. d.).

Que ce miroir et cet autre miroir et ce troisième miroir où l'on vous rencontre et où l'on vous reconnaît est agréable et trompeur (2)! Je me suis retourné comme M. Vinet, et je n'ai rien vu, tandis que lui, il ne tenait qu'à lui de vous voir. Vous me ferez lire ce livre, chère Madame, et vous ne me punirez pas de la longue privation où j'ai été de vous depuis ces quinze longs jours. J'ai été pris depuis les huit derniers sans désemparer par un article, et ce qui restait des devoirs du Jour de l'an, venant à travers, me dilapidait la vie en vérité. Votre dernière lettre était fort aimable pourtant; elle l'était surtout par la promesse qu'elle laissait échapper. Venez donc au printemps, et n'ayez peur de

(1) Voyez la Revue des 15 octobre, 1 novembre et 15 novembre 1903.

(2) Allusion à un petit volume de Poésies que M. Juste Olivier avait envoyé à Sainte-Beuve en lui disant : « Je souhaite que vous ne trouviez pas le miroir trop effacé, ni surtout la facette que vous en avez fournie trop gâtée. Soyez indulgent et ami comme toujours... »

rien vérifier: vous auriez trop à faire pour vous y reconnaître, c'est par là que j'espère bien me dérober, et c'est par là aussi, chère Madame, que je suis innocent. A force de me dissiper, je demeure très fidèle; et, grâce à cet art à la Louis XI de diviser, vous régnez. Vous régneriez sans cela encore, mais je parle comme à une personne qui doute et qui demande presque des démonstrations.

me

« J'ai lu avant-hier du Port-Royal chez Mm Récamier. Comme je ne voulais lire qu'un chapitre, il m'a fallu donner des explications, et, de fil en aiguille, je me suis surpris faisant quasi un cours comme à Lausanne. Je me suis arrêté aussitôt, car il y a des choses qu'il faut laisser dans tout l'idéal du souvenir. Il y avait un monde très bigarré que Mme Récamier avait choisi sans me consulter, sachant bien qu'elle concilierait tout par un sourire: M. de Custine (1)! Mme Tastu, la rationaliste et raisonneuse trois fois sensée depuis que la lyre n'est plus, Mm d'Hautefeuille, auteur de L'Ame exilée et du Lys d'Israël, un fin bas bleu catholique; que sais-je encore? Le soir, je suis allé dîner chez une dame qui n'était pas là le matin, et je me suis trouvé à table à côté de MTM Delphine de Girardin (Gay). J'avais, il me semble, écrit sur son mari, il y a deux mois, dans un article contre les journalistes industriels; elle a été fort gracieuse, et je n'ai été gêné qu'autant qu'il le fallait pour ne pas être trop pardonné ni par conséquent engagé pour l'avenir.

« Voilà une belle vie, me direz-vous, et bien petite en effet d'intérêt et d'aspiration: mais c'est précisément, chère Madame, ce que je voulais vous faire dire, afin que vous ne pensiez pas qu'on puisse avoir trop d'intérêt sérieux et d'inspiration profonde loin des reines des prés d'Eysins et du grand orme de Rovéréa. Ce que je dis là, combien je le pense!

« Écrivez-moi de meilleures choses que celles-ci; donnez-moi des nouvelles de tous et de votre livre et des travaux qui y ont succédé. J'ai fait bien exactement vos souvenirs à Me de Tascher, à ma mère, et elles y ont été bien sensibles. Marmier est revenu depuis cinq jours, c'est une dissipation assez douce au prix de

(1) Saint-Cyran, » c'était lui que je lisais devant M. de Custine (note de S.-B.). Adolphe-Louis Léonor, marquis de Custine (1793-1857) est l'auteur d'un livre sur la Russie qui eut à son apparition (1839) un grand succès. Quelques années auparavant (1833), il avait fait représenter à la Porte-Saint-Martin un drame en cinq actes et en vers, Béatrix Cenci, qui tint assez longtemps l'affiche.

tant d'autres plus obligées. J'ai été heureux de le revoir si bien portant et n'ayant pas trop encore la ride de trente ans. La mienne est bien creusée; ma santé, sans être plus mauvaise, est celle d'un homme qui ne peut plus beaucoup marcher sans fatigue, qui a un paletot et un cache-nez au moindre froid, et qui aurait un essai de perruque,'s'il osait. Je crois bien que Hugo passera décidément à l'Académie. Mille amitiés au cher Olivier, baisers aux petits grandissans, et à vous du cœur, chère Madame,

« Je n'oublie pas l'excellent Lèbre. »>

<< Mon cher Olivier,

<< SAINTE-BEUVE

Samedi 29 février 1840.

« J'ai tardé à vous écrire, espérant toujours qu'un mot me viendrait de la part de Mme Olivier, qui me rassurerait sur sa santé et sur ce que votre lettre me laissait d'un peu trop incertain. Est-elle donc assez indisposée pour ne pouvoir écrire? Veuillez me dire ce qui en est au juste, mon cher ami, car je suis inquiet. Cette inquiétude empêche toute autre pensée d'aller vers vous pour vous distraire avec les choses d'ici. Si vous étiez gai, si Me Olivier était bien portante, s'il n'y avait qu'une prochaine menace d'une petite sœur à Doudou et à Aloys, je vous dirais alors que la mascarade d'ici ne continue pas mal; nous dinons chez Buloz mercredi avec Mme Sand: à savoir Musset, M. Rossi, M. de Rémusat, qui l'a désiré, etc., j'omets les autres, mais vous voyez que cela ne commence pas mal. Sa pièce est en répétition (1), M. de Chateaubriand a été assez malade d'un gros rhume; il a eu les sangsues, a gardé la chambre; enfin ç'a été tout l'appareil d'une petite maladie, lui qui semblait invulnérable comme un demi-dieu. Je répondrai à M. Monnard la prochaine fois et aurai soin que le nom du paysagiste distingué dont il me parle aille à l'oreille du mystérieux critique des beaux-arts qui doit faire le Salon à la Revue.

« Je suis très occupé, très tiraillé par le monde, y succombant un peu, et dans de réels soucis d'avenir. Pourquoi ma vie n'at-elle pu s'arranger à temps dans un coin du canton de Vaud? "Amitiés à ceux qui se souviennent de moi (Vulliemin,

(1) Cosima.

M. Ducloux, Lèbre, Espérandieu, Vinet, le Père Cassat, Frossard, et à M11 Sylvie particulièrement, à la famille d'Eysins, à M. Ruchet. Mais il me faut un mot qui me rassure, mon cher Olivier. Vous, travaillez, et nous irons aux étoiles, ô poète, quoi que vous en disiez.

« A vous. >>

« Madame et chère amie,

mars 1840 (1).

«Votre lettre était bien attendue, et avec une inquiétude qui s'accroissait chaque matin. Enfin, vous n'êtes pas trop mal pour le moment, votre crainte n'est qu'à l'avenir. Souffrez que je vous dise qu'elle est exagérée. Je ne suis ni médecin ni accoucheuse, mais il me semble impossible qu'une femme qui a eu Doudou et Aloys, et qui se porte comme vous d'ordinaire, n'ait pas en elle toutes les conditions naturelles pour franchir cette crise, toujours grave, mais où toutes les ressources d'organisation se déploient. Soyez donc plus calme et ne voyez rien de fermé dans vos horizons seulement une étoile de plus là-bas dans ce buisson tout contre la terre. Ce qu'Olivier me dit de Mickiewicz me fait bien plaisir quelle jolie et poétique Académie on ferait en vous allant rejoindre! Tout ce qu'il y a d'imprévu est possible pour moi! Car ma vie que je livre à tous vents n'est pas longtemps tenable ainsi. J'ai eu hier une joie à votre sujet. Le dîner avec Mme Dudevant s'est si bien passé et elle a été si bonne enfant que je suis allé la voir chez elle: elle m'en avait donné la permission après le dîner. Je lui ai parlé de mes voyages en Suisse, de Lausanne « Oh! je connais là, m'a-t-elle dit (textuel), un jeune pasteur fort aimable, appelé Olivier, qui m'a un jour apporté des fleurs d'une manière charmante, de ces fleurs bleues qui croissent en haut des montagnes: il avait su je ne sais comment que je les aimais; il m'a beaucoup parlé de sa femme aussi (2). ›

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(1) Des fragmens de cette lettre du 6 mars, ainsi que de la suivante, et de deux autres qu'on trouvera plus loin, sous les dates des 1 septembre et 1" décembre 1840, ont été déjà publiés par M. Eugène Rambert, dans une étude sur Juste Olivier, qui fait partie de ses Écrivains de la Suisse romande, Lausanne, 1889. Il nous a paru cependant que nous ne pouvions nous dispenser de les donner ici dans leur texte intégral, sans risquer d'interrompre la suite et la liaison de la Correspondance.

(2) Il y a dans les Chansons lointaines de Juste Olivier une poésie intitulée : La Fleur bleue, et dédiée à George Sand, à qui l'auteur offrit un jour, à Genève, des gentianes des Alpes, et qui le pril pour un jeune pasteur.

Je n'ajoute rien, mais alors j'ai ajouté beaucoup comme vous pouvez croire; je lui ai parlé du Sapin et de la chanson sur les beaux jours envolés (1): c'est mon refrain quand je parle d'Olivier, parce qu'en deux mots cela le déclare grand poète. Je lui ai cité la dernière strophe. Elle m'a dit qu'elle voudrait avoir le tout. J'ai répondu que je vous demanderais toute la chanson. Ainsi le cher Olivier me l'adressera à son intention, et non sans une fleur bleue, s'il lui plaît (2). En somme, j'ai été content de la revoir très simple, pas folle, pas hautaine, avec ses bons instincts, et décidée à être sage désormais, m'a-t-elle dit, car il est grand temps. Cela fait tomber bien des calomnies et de sottes paroles de revoir tout simplement les gens qu'on a sincèrement aimés et qui ont eu quelque affection pour vous, pourvu toutefois qu'il n'y ait pas eu l'irréparable entre vous.

« Je griffonne incroyablement, mais je suis accablé d'épreuves de mes Poésies et de Volupté (3) qu'on réimprime, et je veux que cette lettre vous arrive par le courrier d'aujourd'hui, pour vous porter, chère Madame, toutes mes affections et mes espérances, et tous les vœux d'une pensée qui n'a jamais cessé de courir vers vous à travers les silences et les absences.

« Je vous embrasse tous et Lèbre. »

(1) C'est la pièce des Vieux Chênes qu'on trouvera plus loin et dont chaque strophe se termine par le vers:

Lo souvenir des beaux jours envolés.

(2) Après avoir reçu l'ode d'Olivier sur les Vieux Chénes, George Sand lui écrivit : « Je suis bien heureuse, monsieur, de l'aimable indiscrétion que SainteBeuve a commise en vous disant ma méprise à votre égard, puisqu'elle me vaut de charmans vers et l'envoi de la belle ode sur les Vieux Chénes. Recevez-en tous mes remerciemens de cœur. » Lettre du 12 mars 1840.

(3) On s'est demandé souvent pourquoi Sainte-Beuve avait donné à son roman ce titre de Volupté, qui a l'inconvénient, de son propre aveu, « de ne pas s'offrir de lui-même dans le juste sens, de faire naître à l'idée quelque chose de plus attrayant qu'il ne convient. » Il a dit lui-même dans la préface que ce titre, ayant été d'abord publié à la légère, n'avait pu être ensuite retiré. S'il faut en croire les Lettres de van Engelgoum (Jules Lecomte), pamphlet belge publié en 1836, ce serait l'éditeur de Sainte-Beuve, Renduel par conséquent, qui aurait baptisé ainsi le roman longtemps avant qu'il vint au monde. Renduel demandait tous les jours à SainteBeuve le titre de l'ouvrage qu'il avait en train pour pouvoir l'annoncer d'avance dans son catalogue, mais Sainte-Beuve, peu pressé, ne s'exécutait pas. A la fin, pourtant, fatigué des importunités de Renduel, il iui aurait dit : « Mettez le titre que vous voudrez. Quand le livre sera fait, je prendrai le titre qui me conviendra. » Et, pendant près de deux ans, Renduel annonça Volupté comme étant sous presse ou pour paraître prochainement, si bien que Sainte-Beuve finit par accepter ce titre. Volupté fut mis en vente le 19 juillet 1834, sans nom d'auteur.

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